Chapitres
Passage commenté
BÉRENGER : Réfléchissez, voyons, vous vous rendez bien compte que nous avons une philosophie que ces animaux n’ont pas, un système de valeurs irremplaçable. Des siècles de civilisation humaine l’ont bâti !...
JEAN (toujours dans la salle de bains) : Démolissons tout cela, on s’en portera mieux.
BÉRENGER : Je ne vous prends pas au sérieux. Vous plaisantez, vous faites de la poésie.
JEAN : Brrr... (Il barrit presque.)
BÉRENGER : Je ne savais pas que vous étiez poète.
JEAN (il sort de la salle de bains) : Brrr... (Il barrit de nouveau.)
BÉRENGER : Je vous connais trop bien pour croire que c’est là votre pensée profonde. Car, vous le savez aussi bien que moi, l’homme...
JEAN (l’interrompant) : L’homme... Ne prononcez plus ce mot !
BÉRENGER : Je veux dire l’être humain, l’humanisme...
JEAN : L’humanisme est périmé ! Vous êtes un vieux sentimental ridicule. (Il entre dans la salle de bains.)
BÉRENGER : Enfin, tout de même, l’esprit...
JEAN (dans la salle de bains) : Des clichés ! vous me racontez des bêtises.
BÉRENGER : Des bêtises !
JEAN (de la salle de bains, d’une voix très rauque difficilement compréhensible) : Absolument.
BÉRENGER : Je suis étonné de vous entendre dire cela, mon cher Jean ! Perdez-vous la tête ? Enfin, aimeriez-vous être rhinocéros ?
JEAN : Pourquoi pas ! Je n’ai pas vos préjugés.
BÉRENGER : Parlez plus distinctement. Je ne comprends pas. Vous articulez mal.
JEAN (toujours de la salle de bains) : Ouvrez vos oreilles !
BÉRENGER : Comment ?
JEAN : Ouvrez vos oreilles. J’ai dit, pourquoi ne pas être un rhinocéros ? J’aime les changements.
BÉRENGER : De telles affirmations venant de votre part... (Bérenger s’interrompt, car Jean fait une apparition effrayante. En effet, Jean est devenu tout à fait vert. La bosse de son front est presque devenue une corne de rhinocéros.) Oh ! vous semblez vraiment perdre la tête ! (Jean se précipite vers son lit, jette les couvertures par terre, prononce des paroles furieuses et incompréhensibles, fait entendre des sons inouïs.) Mais ne soyez pas si furieux, calmez-vous ! Je ne vous reconnais plus.
JEAN (à peine distinctement) : Chaud... trop chaud. Démolir tout cela, vêtements, ça gratte, vêtements, ça gratte. (Il fait tomber le pantalon de son pyjama.)
BÉRENGER : Que faites-vous ? Je ne vous reconnais plus ! Vous, si pudique d’habitude !
JEAN : Les marécages ! les marécages !...
BÉRENGER : Regardez-moi ! Vous ne semblez plus me voir ! Vous ne semblez plus m’entendre !
JEAN : Je vous entends très bien ! Je vous vois très bien ! (Il fonce vers Bérenger tête baissée. Celui-ci s’écarte.)
BÉRENGER : Attention !
JEAN(, soufflant bruyamment). Pardon ! (Puis il se précipite à toute vitesse dans la salle de bains.)
BÉRENGER (fait mine de fuir vers la porte à gauche, puis fait demi-tour et va dans la salle de bains à la suite de Jean, en disant) : Je ne peux tout de même pas le laisser comme cela, c’est un ami. (De la salle de bains.) Je vais appeler le médecin ! C’est indispensable, indispensable, croyez-moi.
JEAN (dans la salle de bains) : Non.
BÉRENGER (dans la salle de bains) : Si. Calmez-vous, Jean ! Vous êtes ridicule. Oh ! votre corne s’allonge à vue d’œil !... Vous êtes rhinocéros !
JEAN (dans la salle de bains) : Je te piétinerai, je te piétinerai.
Rhinocéros, Eugène Ionesco, Acte II, Tableau II
Méthode du commentaire composé
On rappellera ici la méthode du commentaire composé vu en cours francais :
Partie du commentaire | Visée | Informations indispensables | Écueils à éviter |
---|---|---|---|
Introduction | - Présenter et situer le texte dans le roman - Présenter le projet de lecture (= annonce de la problématique) - Présenter le plan (généralement, deux axes) | - Renseignements brefs sur l'auteur - Localisation du passage dans l'œuvre (début ? Milieu ? Fin ?) - Problématique (En quoi… ? Dans quelle mesure… ?) - Les axes de réflexions | - Ne pas problématiser - Utiliser des formules trop lourdes pour la présentation de l'auteur |
Développement | - Expliquer le texte le plus exhaustivement possible - Argumenter pour justifier ses interprétations (le commentaire composé est un texte argumentatif) | - Etude de la forme (champs lexicaux, figures de styles, etc.) - Etude du fond (ne jamais perdre de vue le fond) - Les transitions entre chaque idée/partie | - Construire le plan sur l'opposition fond/forme : chacune des parties doit impérativement contenir des deux - Suivre le déroulement du texte, raconter l'histoire, paraphraser - Ne pas commenter les citations utilisées |
Conclusion | - Dresser le bilan - Exprimer clairement ses conclusions - Elargir ses réflexions par une ouverture (lien avec une autre œuvre ? Événement historique ? etc.) | - Les conclusions de l'argumentation | - Répéter simplement ce qui a précédé |
Ici, nous détaillerons par l'italique les différents moments du développement, mais ils ne sont normalement pas à signaler. De même, il ne doit pas figurer de tableaux dans votre commentaire composé. Les listes à puces sont également à éviter, tout spécialement pour l'annonce du plan.
En outre, votre commentaire ne doit pas être aussi long que celui ici, qui a pour objectif d'être exhaustif. Vous n'aurez jamais le temps d'écrire autant !
Commentaire composé de l'extrait
Introduction
Eugène Ionesco est un auteur franco-roumain du XXème siècle, qui écrit ses pièces en français. Membre du mouvement que la critique nomme « Théâtre de l'absurde », il en est le plus connu, avec Samuel Beckett. Son oeuvre remet notamment en cause les conventions du langage, son importance et sa portée, comme, par exemple, dans La Cantatrice Chauve (1950).
Dans Rhinocéros (1959), pièce dont est extrait le passage qui nous occupe ici, il entreprend une réflexion métaphorique sur les totalitarismes, alors que la Seconde Guerre mondiale est finie depuis 14 ans et que l'URSS impose sa présence au monde.
Dans cette pièce, on découvre l'étrange épidémie subie par une ville de province. Elle commence un dimanche matin, par l'irruption d'un rhinocéros au milieu d'une place. Suivent bientôt un deuxième et d'autres encore après ça. On se rend bientôt compte qu'il ne s'agit pas d'une simple invasion : ce sont les Hommes qui se métamorphosent les uns après les autres en animaux.
Dans le passage étudié, Bérenger, l'un des personnages principaux, assiste à la transformation de Jean, son meilleur ami.
Annonce de la problématique
De fait, par quels procédés Ionesco met-il en scène le processus de déshumanisation de Jean ?
Annonce des axes
Nous verrons dans un premier temps comment la communication devient progressivement impossible entre les protagonistes. Dans un second temps, il s'agira de montrer l'opposition manifeste entre deux systèmes de valeur.
Développement
Une communication impossible
Il faut d'abord rappeler que la communication est ce qui fonde la société et, parce que l'homme est un animal social (collectif), peut-être qu'elle fonde une partie de notre humanité. En conséquence, perdre la capacité à communiquer, c'est perdre une part d'humanité.
Communication impossible entre les acteurs
Le caractère le plus manifeste de cette impossibilité à communiquer entre les personnages réside dans la parole de Jean. En effet, il lui est de plus en plus difficile de s'exprimer, comme le signifient les onomatopées « Brrr... ». Jean ne parle plus comme l'Homme, il barrit comme le rhinocéros. Il s'agite, aussi, à la manière d'un animal : « Il barrit presque », « Il barrit de nouveau », « Soufflant bruyamment », « fait entendre des sons inouïs ».
En outre, très explicitement, Bérenger se plaint : « Vous ne semblez plus m’entendre ! », phrase qui peut être lue comme une métaphore : « Vous semblez ne plus me comprendre ! ».
Mais cette scène est celle de la transformation : c'est toute son horreur, puisque Jean assiste, impuissant, aux signaux qui condamnent son ami. Sa parole est affectée par trois points significatifs, ce qui vise à prouver le caractère inéluctable de sa transformation :
- des phrases de plus en plus courtes : « Pourquoi pas ! Je n’ai pas vos préjugés. », « J'aime le changement. », « Je vous entends très bien. », etc.
- des phrases nominales ou adverbiales, répétant les mêmes mots : « Chaud... trop chaud... », « Les marécages ! Les marécages ! »
- des phrases syntaxiquement incorrectes : « Démolir tout cela, vêtements, ça gratte, vêtements, ça gratte. »
La théâtralité de la scène et l'utilisation de l'espace confirment également la difficulté de communiquer. Tandis que Jean se trouve sur la scène et, donc, dans la chambre, il se trouve devant les spectateurs ; Bérenger est lui dans la salle de bain, qui est censée se trouver derrière une porte au fond de la chambre : le spectateur ne le voit pas.
Le fait que les deux personnages soient séparés par des murs incarne une présence différenciée : ils ne sont pas dans le même espace (qui peut être compris comme l'espace de communication).
Marquée par la violence
Cette difficulté a communiquer est également marquée par la violence verbale de Bérenger, tandis que les paroles de Jean sont, elles, sous le signe de l'interrogation. Cela se remarque par le lexique et par la ponctuation.
Personnages | Lexique | Ponctuation |
---|---|---|
Jean | « furieuses » dans les didascalies ; « périmé », « bêtises » dans ses répliques | Les points d'exclamation |
Bérenger | « Parlez distinctement » ; « Vous articulez mal » | Les points d'interrogation |
Mais qui s'adresse aux spectateurs intelligiblement
Mais il est une entité qui, au contraire de Jean, comprend ce qu'il se passe. C'est, conformément à la double énonciation du théâtre, le spectateur.
Le jeu scénique, à ce titre, est tout à fait parlant.
Chaque fois que Bérenger sort et se montre aux spectateurs, il fait voir une nouvelle étape de sa métamorphose physique. C'est un état de devenir que le dramaturge entend mettre en scène, comme veut le faire comprendre la répétition du verbe « devenir » dans les disdascalies.
Les didascalies, avec les verbes d'actions et de mouvement, indiquent en outre une activité furieuse de Jean, qui ne parvient pas à rester en place, comme s'il était mu par un élan animal : « jette », « fait tomber », « fonce », « se précipite », « entre » etc.
Finalement, la scène étudiée se termine avec la disparition des deux protagonistes et le spectateur ne peut plus que deviner ce qu'il se passe dans la salle de bain, à la faveur des déclarations descriptives de Bérenger : « Vous êtes rhinocéros ».
Cette disparition invite à considérer la scène comme symbolique. C'est en effet, sur ce plan, une opposition de valeurs qu'incarnent les deux personnages.
Une opposition de valeurs
Jean et la perte d'humanité : le monde animal
Ainsi, Jean symbolise des valeurs qui sont propres à l'animal : il y a l'agressivité, la dureté, la force, comme l'indique le champ lexical dans les didascalies. Le fait qu'il veuille enlever ses habits est également significatif (« Il fait tomber le pantalon de son pyjama ») : un homme civilisé est un homme habillé.
Comme une preuve, dans son verbe, Jean rejette la civilisation humaine : « Démolissons tout cela ! », jusqu'à vouloir la nier, l'oublier : « L'homme... ne prononcez plus ce mot. » et jusqu'à ce qu'il veuille faire correspondre sa parole avec ses actes : « Je te piétinerai. »
A cette violence animale s'oppose la civilité de Bérenger, qui se traduit par la politesse (« Mon cher Jean »). Il s'agit de son « ami » et, à ce titre, il doit appeler un « médecin ». Lui reste encore dans le domaine de l'humanité, essayant d'y faire rester Jean, malgré la direction qu'il semble prendre :
- « Je ne vous reconnais plus », ce qui renvoie à la fois à une perception morale et une perception physique
- « Oh vous semblez vraiment perdre la tête ! », tandis que Jean perd vraiment sa tête humaine au profit d'une tête de rhinocéros
Une métamorphose physique
Le processus de séparation auquel on assiste est donc incarné physiquement par la métamorphose de Jean. C'est ainsi que Ionesco veut symboliser le passage de l'humanité à l'inhumanité du totalitarisme.
Nous avons vu que la transformation est rendue possible d'un point de vue technique par l'utilisation de la salle de bain, qui n'est pas visible pour le spectateur. Néanmoins, à chaque apparition de Jean se trouvent des indices visibles de sa métamorphose :
- la corne : « La bosse de son front est presque devenue une corne de rhinocéros. »
- la couleur : « Jean est devenu tout à fait vert. »
La couleur fait garder à Jean un semblant d'apparence humaine, comme s'il était seulement malade, grippé - d'où la volonté de Bérenger : « Je vais appeler le médecin ! ». Mais c'est sans compter sur la corne, qui matérialise bien le caractère inhumain du mal dont souffre Jean. Et c'est bien cette corne, qui symbolise la brutalité et l'agressivité, qui achève sa métamorphose inéluctable : « Oh ! Votre corne s’allonge à vue d’œil ! … Vous êtes rhinocéros. ». C'est là une phrase très sentencieuse.
Inhumain contre humain
L'analyse des pronoms personnels est une nouvelle preuve de l'opposition indépassable dans laquelle se trouvent les deux hommes.
Bérenger utilise, au début de l'extrait, le prénom personnel « nous », qui vise à inclure Jean dans le même monde que lui (le monde humain) : « nous avons une philosophie que ces animaux n’ont pas ». Tandis qu'il désigne les rhinocéros par un formule indirecte : « ces animaux », qui s'oppose à l'implicite : « nous, humains ».
Mais le discours de Jean s'oppose à sa conception. Par l'utilisation de l'impératif à la première personne du pluriel, dans « démolissons tout cela », Jean propose à Bérenger de le rejoindre dans son inhumanité, contre la civilisation humaine.
Enfin, dans la suite de l'extrait, le « nous » est éclaté : il y a une opposition, éprouvée, entre le « je » et le « vous » : « Je vous connais trop bien » , « je n’ai pas vos préjugés ». Les deux amis ont divergé.
Totalitarisme contre humanité
De fait, par l'animalité de Jean, Ionesco vise à opposer totalitarisme (le nazisme, l'union soviétique) et humanité.
L'humanité est définie par la raison, et c'est Bérenger qui l'incarne : « Réfléchissez », « vous vous rendez compte », « philosophie », « pensée profonde », « l’esprit ».
L'inhumanité repose, elle, comme le totalitarisme, sur un refus de parler, sur des affirmations péremptoires et autoritaires : « L’humanisme est périmé ! ». La raison est disqualifiée, refusée : « Des clichés ! Vous me racontez des bêtises ! ».
Jean, par son refus de dialoguer et de raisonner, préférant la brutalité et l'agressivité, incarne la déshumanisation qui annonce le basculement de l'individu dans le totalitarisme et l'uniformisation.
Conclusion
En opposant Bérenger, symbole de la civilisation humaine et Jean, métamorphosé en animal, Ionesco s'engage contre le totalitarisme. Il assume celui-ci à l'attitude manifestée par Jean : brutalité, refus de parler, autoritarisme.
Il montre, également, une espèce de danger inéluctable, témoignant par là un certain pessimisme.
Ouverture
On pourra s'interroger sur l'intérêt d'avoir choisi comme animal le rhinocéros pour incarner le basculement dans l'inhumanité du totalitarisme.
Si vous désirez une aide personnalisée, contactez dès maintenant l’un de nos professeurs !
Bonjour- Votre commentaire est interessant. Cependant, je vous conseillerais de rectifier la confusion entre Jean et Bérenger. Vous dites que Jean est sur scène alors que Bérenger est dans la salle de bain, alors que c’est l’inverse. De même, vous dites que Bérenger use d’un langage violent -autre confusion au niveau des noms des personnages.
Une fois ces erreurs rectifiées, je pense que votre commentaire constituera une source très intéressante.
Patricia Leboeuf
Bonjour Patricia ! Merci pour votre retour. L’équipe va jeter un oeil sur l’article. Bonne journée à vous ! 🙂