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C'est parti

Biographie

Sur la décision du conseil de famille qui veut le soustraire à ses mauvaises fréquentations, Baudelaire est envoyé aux Indes en mai 1841. Le voyage, qui devait durer 18 mois, s'achève prématurément. Le poète de l'Invitation au voyage ne supporte décidément pas le dépaysement. Il revient en France en février 1842.

C'est dès son retour qu'il fait la connaissance de la métisse Jeanne Lemer, la Vénus noire, qui changera plus tard son nom en Jeanne Duval. Qui est donc cette Mlle Lemer ? On ne connaît avec certitude ni la date de naissance, ni l'origine de celle qui fut la seule maîtresse officielle de Baudelaire. Dans un article du n° 184-186 de la revue Conjonction (janvier 1990 - Institut français d'Haïti), intitulé Jeanne Duval, jacmélienne, Jacques de Cauna assure que Jeanne Duval était originaire d'Haïti et qu'elle serait née à Jacmel dans les années 1827 (ce qui est très improbable, elle n'aurait eu que 15 ans en 1842 !). Son nom véritable serait Lemaire ou Lemer, mais Jacques de Cauna évoque également le patronyme de Jeanne Prosper Caroline Dardart.

Lorsque Baudelaire la rencontre, elle est, nous dit Eugène Crépet, figurante dans un de ces petits théâtre qui, dès 1840, annonçaient les cafés-concerts (Baudelaire - Oeuvres posthumes et correspondances inédites - Paris, 1887). Et, sous la plume de Nadar (Félix Tournachon, dit Nadar - 1820-1910), la relation de ses débuts au théâtre du Panthéon (d'autres recherches indiquent plutôt le Théâtre de la Porte Saint-Martin ou de la Porte Saint-Antoine), dans un vaudeville oublié intitulé Un bonheur n'arrive jamais seul, ou Le système de mon oncle, comédie-vaudeville en un acte de Lefranc, est édifiante : Une houle, un hourvari subit d'ébahissements, d'effarements dans la salle : quelques-uns, au fond, se dressent debout sur les banquettes... Il y a de quoi !
En tenue consacrée de soubrette, le petit tablier et le bonnet de rubans flottants, une grande, trop grande fille qui dépasse d'une bonne tête les proportions ordinaires, surtout dans l'emploi, c'est déjà quelque chose pour surprendre. Ce n'est rien : cette soubrette d'extradimension est une négresse, une négresse pour de vrai, une mulâtresse tout au moins, incontestable : le blanc écrasé à paquets n'arrive pas à pâlir le cuivre du visage, du cou, des mains.
(...) Sous le foisonnement endiablé des crespelures de sa crinière au noir d'encre semblent plus noirs encore ses yeux grads comme des soupières ; le nez, petit, délicat, aux ailes et narines incisées avec finesse exquise ; la bouche comme Égyptiaque, quoique des Antilles, - bouche de l' Isis de Pompéi - admirablement meublée entre les fortes lèvres de beau dessin. Tout cela sérieux, fier, un peu dédaigneux même. La taille est longue en buste, bien prise, ondulante comme couleuvre, et particulièrement remarquable par l'exubérant, invraisemblable développement des pectoraux, et cette exorbitance donne non sans grâce à l'ensemble l'allure d'une branche trop chargée de fruits. Quant au talent de l'actrice, Nadar est sans appel : Mon siège de critique est tôt fait : il y en a là pour les trois débuts, et tout juste.

Il semble effectivement que les ambitions théâtrales de Jeanne Lemer, ou Jeanne Duval se soient arrêtées là.

Les descriptions physiques de Jeanne Duval se contredisent fréquemment. Nadar note l'exubérant développement des seins. Les hanches étaient un peu étroites, mais c'était, dit-il à l'avantage du reste et parce que la nature reprend sur la part de l'un les bénéfices de l'autre. L'écrivain ami de Baudelaire Ernest Prarond (1821-1909) lui attribue au contraire une poitrine assez plate. Pour la couleur de la peau, certains évoquent une négresse d'un noir d'encre (cité sans source par Ernest Raynaud : Baudelaire et la religion du dandysme - Mercure de France 1918). Prarond parle d'une mulâtresse pas très noire, pas très belle, cheveux noirs peu crêpus. Théodore de Banville (1823-1891) en donne ce portrait : C'était une fille de couleur, de très haute taille, qui portait bien sa tête ingénue et superbe, couronnée d'une chevelure violemment crépelée et dont la démarche de reine, pleine d'une grâce farouche, avait quelque chose de divin et de bestial. Prarond au contraire la décrit marchant mal. Les documents iconographiques que nous possédons se contredisent eux-mêmes :

Dessin à la plume de Baudelaire - Musée du Louvre

Ce portrait de la main de Baudelaire est daté du 27 février 1865 (mais l'indication Dessin de Baudelaire et la date n'ont pas été inscrits par le poète, mais probablement par Poulet-Malassis, son ami et éditeur). Il porte la légende : Quaerens quem devoret : Cherchant qui elle dévorera. On peut penser qu'il est très antérieur à février 1865, époque où Baudelaire se trouvait en Belgique.

Le portrait peint par Édouard Manet (1832-1883) en 1862 donne une image très différente de Jeanne Duval (s'il s'agit bien bien d'elle, ce qui est contesté par certains historiens). Ici, la maîtresse du poète apparaît plutôt blanche, voire livide, son visage émacié et ses yeux cernés de noir ont quelque chose de fantomatique qui laisse deviner la maladie :

Maîtresse de Baudelaire (1862) - Édouard Manet (1832-1883) Musée des Beaux-Arts de Budapest

Enfin, pour les amateurs d'énigmes, il faut citer l'Atelier du Peintre de Gustave Courbet (1819-1877), réalisé en 1855. À l'extrême droite de la toile, Baudelaire lit un livre, assis sur une table. Plus à gauche, on voit un couple de bourgeois. Entre les deux, apparaît manifestement l'ombre d'un personnage qui a été effacé sous une couche de peinture et que le temps a fait réapparaître. Il s'agirait de Jeanne Duval. Pour quel motif a-t-elle été supprimée du tableau ? Est-ce une initiative de Courbet ou une demande de Baudelaire, suite à une des régulières ruptures entre le poète et la Vénus noire ? Quoi qu'il en soit, cette présence fugitive penchée vers le poète qu'elle semble veiller avec amour, ce fantôme de muse a quelque chose d'émouvant et de troublant.

Peu d'articles consacrés à Jeanne Duval se penchent sur ce qu'elle était réellement : la maîtresse de Baudelaire, certes, mais sans doute pas que de Baudelaire. Dans l'échelle de la galanterie, Jeanne Duval était la figure de la lorette, nom donné à certaines femmes de plaisir, qui tiennent le milieu entre la grisette et la femme entretenue, n'ayant pas un état comme la grisette, et n'étant pas attachées à un homme comme la femme entretenue (Littré). On consultera à la fin de cette page le petit paragraphe que j'ai consacré à la prostitution au XIXe siècle. À Paris, les lorettes logeaient principalement vers la Chaussée d'Antin, près de l'église Notre-Dame de Lorette, d'où elles ont tiré leur surnom. C'est d'ailleurs dans ce quartier, au 15 ou 17 de la rue Saint-Georges, nous dit Nadar, que résidait Jeanne Duval en 1842. Les lorettes étaient des femmes entretenues par plusieurs hommes qui avaient chacun leurs jours et leurs heures. Elles déménageaient très souvent, au gré des bonnes ou des mauvaises fortunes. Une de leurs habitudes, note Alexandre Parent-Duchâtelet, était de changer fréquemment de nom, pour déjouer une éventuelle surveillance de l'administration, mais aussi pour ne pas compromettre le nom et l'honneur de leur famille. C'est peut-être ce qui explique la multitude de noms sous lesquels nous connaissons Jeanne Duval.

Baudelaire ne se faisait guère d'illusion sur la profession de sa maîtresse et les sentiments qu'elle lui portait, s'il faut en croire ce témoignage de Pedro Rioux de Maillou (Souvenirs des autres - Crès, 1917) : La brune Jeanne ne se bornait pas à la société de Baudelaire. On l'avait même vue danser dans un bal public avec le premier venu, et quitter ledit bal au bras d'un premier venu aussi.
On avait rapporté la chose à son amant, lequel s'était contenté de constater, avec un soupir :
- Pauvre fille ! C'est son métier. Il faut bien qu'elle vive.

Il avait, écrivait Charles Toubin (Souvenirs d'un septuagénaire, inédit cité dans Baudelaire devant ses contemporains, de W.T. Bandy et C. Pichois, éditions 10/18) comme on sait, pour maîtresse une fille de couleur nommée Jeanne Duval qu'il surprit un jour en flagrant délit avec son coiffeur. Stendhal parle quelque part d'un marquis italien qui, homme d'esprit jusque-là, se tua parce sa maîtresse était devenue amoureuse de son cocher. Baudelaire n'alla pas si loin, mais il était furieux : - Avec tout autre, nous disait-il, cela me serait bien égal, mais avec un merlan ! Le surlendemain, nous la rencontrons au carrefour du Cheval-Rouge, il va droit à elle et devant tous les passants, l'apostrophe vivement, durement, et il la reprend quelques jours après.

Dans ses mémoires, Nadar raconte que Baudelaire était, chez Jeanne, le Monsieur de deux heures à quatre heures. À cette époque, les 75.000 francs de son héritage lui permettaient de vivre confortablement et d'entretenir entièrement sa maîtresse. Monsieur subvenait à tout, fait dire Nadar à Jeanne. Mais que faisait le poète pendant ces deux heures quotidiennes ? Son aversion pour l'amour physique, assimilé à un acte purement hygiénique qu'il comparait à une torture ou à une opération chirurgicale (Journaux intimes - Fusées), peut laisser supposer qu'il ne se livrait pas à des étreintes passionnées. Nadar nous donne une réponse plus plausible : Monsieur faisait des vers, - des vers qu'il venait lire frais éclos à la personne sans qu'elle y entendît goutte. Peut-on imaginer couple plus mal assorti que l'aristocratique dandy, mystique et tourmenté, et la lorette qui, à part sa race, n'avait rien de remarquable : ni le talent, ni la beauté, ni l'esprit, ni le coeur (Eugène Crépet - op. cit.). Peut-être faut-il chercher la réponse dans cette considération : Nous aimons les femmes à proportion qu’elles nous sont plus étrangères. Aimer les femmes intelligentes est un plaisir de pédéraste. Ainsi la bestialité exclut la pédérastie (Journaux intimes - Fusées).

Quelle que soit l'influence, mauvaise ou bénéfique, que la Vénus noire eut sur le poète, il ne l'abandonna jamais. Théodore de Banville écrit dans les Lettres chimériques, en 1885 : Nous qui avons mieux fait que de connaître Baudelaire, nous qui l'avons toujours suivi, admiré et aimé, nous savons que sa vie entière, comme son oeuvre, fut remplie par un seul amour, et que du premier jour au dernier, il aima une seule femme, cette Jeanne admirablement belle, gracieuse et spirituelle, qu'il a toujours chantée. Lorsqu'à partir de 1853, elle commença à souffrir d'une paralysie qui allait s'aggraver quelques années plus tard au point de nécessiter plusieurs hospitalisations (paralysie due, d'après Eugène Crépet, à l'abus des boissons alcoolisées), Baudelaire fut toujours présent pour régler les factures et ponctionner ses maigres ressources pour payer les soins de la Vénus noire. De ruptures en réconciliations, de déclarations de mépris en déclarations d'amour, cette liaison dura au moins 20 ans, jusqu'au 17 mars 1862 où, suite à une querelle plus violonte que les autres, Jeanne mit Baudelaire à la porte. Mais s'il faut en croire Mme Aupick, elle lui écrivit encore en avril 1866, alors qu'il se trouvait à l'hôpital en Belgique, pour lui demander de l'argent.

Quelques jalons dans la correspondance de Baudelaire nous permettent de mieux saisir cet étonnant mélange d'amour et de mépris alternés :

Le 30 juin 1845, Baudelaire annonce à Narcisse Ancelle, le notaire et ami de la famille, son intention de se suicider : Je me tue parce que je ne puis plus vivre, que la fatigue de m'endormir et la fatigue de me réveiller me sont insupportables, je me tue parce que je suis inutile aux autres et dangereux à moi même. Je me tue parce que je me crois immortel... Cette lettre célèbre, qui se trouve aujourd'hui au Musée des lettres et des manuscrits, 222 bd Saint-Germain à Paris, montre assez les sentiments que le poète vouait alors à la Vénus noire : Quand Mlle Jeanne Lemer vous remettra cette lettre, je serai mort. - Elle l'ignore. Vous connaissez mon testament. - Sauf la portion réservée à ma mère, Mlle Lemer doit hériter de tout ce que je laisserai, après paiement fait par vous de certaines dettes dont la liste accompagne cette lettre. (...)
Je donne et lègue tout ce que je possède à Mlle Lemer, même mon petit mobilier et mon portrait - parce qu'elle est le seul être en qui j'ai trouvé quelque repos. - Quelqu'un peut-il me blâmer de vouloir payer les rares jouissances que j'ai trouvées sur cette affreuse terre - ? (...)
Moi, je n'ai que Jeanne Lemer. - Je n'ai trouvé de repos qu'en elle, et je ne veux pas, je ne peux souffrir la pensée qu'on veuille la déposséder de ce que je lui donne, sous prétexte que ma raison n'est pas saine. (...)
Jeanne Lemer est la seule femme que j'aie aimée - elle n'a rien.

8 décembre 1848, à Mme Aupick : Avec cet entêtement nerveux, cette violence qui vous est particulière, vous m'avez maltraité, uniquement à cause d'une pauvre femme que je n'aime depuis longtemps que par devoir, voilà tout. Il est singulier que vous qui si souvent, si longtemps m'avez parlé de sentiments spiritualistes, de devoir, vous n'ayez pas compris cette singulière liaison, où je n'ai rien à gagner, et où l'expiation et le désir de rémunérer un dévouement jouent le grand rôle. Quelque nombreuses que soient les infidélités d'une femme, quelque dur que soit son caractère, quand elle a montré quelques étincelles de bon vouloir et de dévouement, cela suffit pour qu'un homme désintéressé, un poète surtout, se croie obligé de la récompenser.

27 mars 1852, à Mme Aupick : Jeanne est devenue un obstacle non seulement à mon bonheur, ceci serait peu de choses ; moi aussi je sais sacrifier mes plaisirs, et je l'ai prouvé ; mais encore au perfectionnement de mon esprit. (...) VIVRE AVEC UN ÊTRE qui ne vous sait aucun gré de vos efforts, qui les contrarie par une maladresse ou une méchanceté permanente, qui ne vous considère que comme son domestique et sa propriété, avec qui il est impossible d'échanger une parole politique ou littéraire, une créature qui ne veut rien apprendre, quoique vous lui ayez proposé de lui donner vous-même des leçons, une créature QUI NE M'ADMIRE PAS, et qui ne s'intéresse même pas à mes études, qui jetterait mes manuscrits au feu si cela lui rapportait plus d'argent que de les laisser publier, qui renvoie mon chat qui était ma seule distraction au logis, et qui introduit des chiens, parce que la vue des chiens me fait mal, qui ne sait pas, ou ne veut pas comprendre qu'être très avare, pendant UN mois seulement, me permettrait, grâce à ce repos momentané, de finir un gros livre, - enfin est-ce possible cela ? Est-ce possible ? J'ai des larmes de honte et de rage dans les yeux en t'écrivant ceci ; et en vérité je suis enchanté qu'il n'y ait aucune arme chez moi ; je pense aux cas où il m'est impossible d'obéir à la raison, et à la terrible nuit où je lui [ai] ouvert le crâne avec une console. (...)
Voilà donc ce que j'ai résolu : je commencerai par le commencement ; c'est-à-dire par m'en aller. Puisque je ne puis pas lui offrir une grosse somme, je lui donnerai encore plusieurs fois de l'argent, ce qui m'est facile, puisque j'en gagne assez facilement, et qu'en travaillant assidûment, j'en puis gagner davantage. MAIS JE NE LA VERRAI JAMAIS. Elle fera ce qu'elle voudra. Qu'elle aille en Enfer, si elle veut y aller. J'ai épuisé dix ans de ma vie dans cette lutte. Toutes les illusions de mes jeunes années ont disparu. Il ne m'est resté qu'une amertume peut-être éternelle.

18 mai 1854, à Armand Dutacq : Je désirerais bien vivement acheter un peu de linge, j'en manque totalement, et envoyer un peu d'argent à JEANNE, à qui je destinais 300 francs sur les 1.000 francs - que je devais lui donner le 16. Je suppose que tu m'apportes les 40 francs du mois prochain (9 JUIN). J'emploierai 20 francs pour moi, et je lui enverrai 20 francs, en la suppliant de ne pas perdre la tête. - Je lui ai défendu de venir me voir ici, et un odieux sentiment d'orgueil m'a fait faire cela. - Je ne veux pas qu'on voie pauve, malade et mal vêtue, une femme à moi qu'on a connue belle, bien portante et élégante.

11 septembre 1856, à Mme Aupick : Ma liaison, liaison de quatorze ans, avec Jeanne est rompue. J'ai fait tout ce qu'il était humainement possible de faire pour que cette rupture n'eût pas lieu. Ce déchirement, cette lutte a duré quinze jours. Jeanne m'a toujours imperturbablement répondu que j'avais un caractère intraitable, et que d'ailleurs je la remercierais moi-même un jour de cette résolution. Voilà bien la grosse sagesse bourgeoise des femmes. Moi, je sais que, quelque agréable aventure, plaisir, argent, ou vanité qui m'arrive, je regretterai toujours cette femme. Pour que ma douleur, que vous ne comprendrez peut-être pas bien, ne vous paraisse pas trop enfantine, je vous avouerai que j'avais mis sur cette tête toutes mes espérances, comme un joueur ; cette femme était ma seule distraction, mon seul plaisir, mon seul camarade, et malgré toutes les secousses intérieures d'une liaison tempétueuse, j'amais l'idée d'une séparation irréparable n'était entrée clairement dans mon esprit. Encore maintenant, et cependant que je suis tout à fait calme, - je me suprends à penser en voyant un bel objet quelconque, un beau paysage, n'importe quoi d'agréable : pourquoi n'est-elle pas avec moi, pour admirer cela avec moi, pour acheter cela avec moi ? Vous voyez que je ne déguise pas mes plaies.

4 novembre 1856, à Mme Aupick : Pour vous parler tout à fait sincèrement, la pensée de cette fille ne m'a jamais quitté, mais je suis si parfaitement rompu au métier de la vie, qui n'est que mensonge et vaines promesses, que je me sens incapable de retomber dans les mêmes inextricables pièges de coeur. - La pauvre enfant est maintenant malade, et j'ai refusé d'aller la voir. - Pendant longtemps elle m'a fuit comme la peste, car elle connaît mon affreux tempérament, qui n'est que ruse et violence. - Je sais qu'elle doit quitter Paris, et j'en suis bien aise ; quoique, je l'avoue, une tristesse me prenne quand je pense qu'elle peut aller mourir loin de moi.

29 avril 1859, à Poulet-Malassis : Il faut que je verse le 3 mai 120 francs à la Maison de santé, plus 30 francs à la garde-malade. Je ne puis pas aller à Paris. Profitez du samedi (demain) pour escompter ce papier, payable ici, chez ma mère (où aucun protêt n'aura jamais lieu), et, dès dimanche, envoyez 150 francs (un billet de 100 et un de 50 ou un mandat) à M. le directeur de la Maison municipale de santé, 200, faubourg Saint-Denis. Vous direz dans votre lettre que vous envoyez cela de la part de M. Baudelaire pour la pension de Mlle Jeanne Duval, qu'il y a 120 francs pour la pension, et que les 30 francs doivent être remis à la malade elle-même pour sa garde. Le reçu sera remis à Mlle Duval.
Quand même tout cela vous ennuierait beaucoup, je compte sur votre amitié. Je ne veux pas qu'on mette ma paralytique à la porte. Elle, peut-être, en serait contente ; mais moi, je veux qu'on la garde jusqu'à épuisement de tous les moyens de guérison.

11 octobre 1860, à Mme Aupick : Je puis mourir avant toi, malgré ce diabolique courage qui m'a soutenu si souvent. Ce qui me retient depuis dix-huit mois, c'est Jeanne. (Comment vivrait-elle après ma mort, puisque tu aurais à payer tout ce que je dois avec ce que je laisserais ?) (...) Quelle que soit la destiné qui s'empare de moi, si, après avoir préparé la liste de mes dettes, je disparaissais brusquement, si tu vivais encore, il faudrait faire quelque chose pour soulager cette vieille beauté transformée en infirme. (...) Je répète : si par accident, maladie, désespoir, ou autre cause, je me trouvais débarrassé de l'ennui de vivre, il faudrait consacrer au soulagement de cette fille, après paiement très raisonné et très sordide de mes dettes, ce qui pourrait rester.

Le 24 mars 1868, quelques mois après la mort de Baudelaire, Mme Aupick écrit à Charles Asselineau : La Vénus noire l'a torturé de toutes manières. Oh ! si vous saviez ! Et que d'argent elle lui a dévoré ! Dans ses lettres, j'en ai une masse, je ne vois jamais un mot d'amour. Si elle l'avait aimé, je lui pardonnerais, je l'aimerais peut-être ; mais ce sont des demandes incessantes d'argent. C'est toujours de l'argent qu'il lui faut, et immédiatement. Sa dernière, en avril 1866, lorsque je partais pour aller soigner mon pauvre fils à Bruxelles, lorsqu'il était sur son lit de douleur et paralysé, et qu'il était dans de si grands embarras d'argent, elle lui écrit pour une somme qu'il faut qu'il lui envoie de suite. Comme il a dû souffrir de cette demande qu'il ne pouvait satisfaire ! Tous ces tiraillements ont pu aggraver son mal et pouvaient même en être la cause.

Les contemporains de Baudelaire, et nombre des exégètes qui ont suivi, n'ont guère été tendres avec Jeanne Duval. Racisme, préjugés et mysoginie y sont sans doute pour beaucoup, comme on peut le constater en lisant ces lignes : Moralement, elle était ignoble. Nous ne parlons pas de la facilité de ses moeurs, naturelle à sa race, mais de sa sécheresse de coeur, de sa méchanceté calculée qui, par éclairs, l'égalait aux coquettes de nos climats. (...) Elle-même, d'ailleurs, se flétrit vite comme les créoles, et tomba de plus en plus bas. Couverte de haillons - ses fugues étaient nombreuses, et elle s'y ruinait, dégradée par l'alcoolisme, (Baudelaire n'osait plus la montrer) presque aveugle, fuyant la maison de santé où son ancien amant, par bonté d'âme l'avait fait entrer, elle ne tarda pas, lui mort, à terminer ses jours, dans la crapule, on ne sait où. Et c'est de ce vil animal que fut pétri le génie du poète. (Pierre Flottes - Baudelaire, l'homme et le poète - Perrin, 1922).

Eugène Crépet (op. cit.), plus nuancé, émet la même hypothèse sur la fin de la vie de Jeanne : Que devint la malheureuse, quand elle eut perdu l'ami dont le dévouement était sans doute sa meilleure ressource ? Sur ce point, tout renseignement précis fait défaut. Victime de son intempérance, elle serait tombée, m'a-t-on dit, dans la plus noire misère et serait rentrée à l'hôpital pour y mourir, quelques années après le décès du poète.

La fin de la Vénus noire ne fut peut-être pas si sordide. Dans son livre de souvenirs Sous tous les ciels, j'ai chanté (Plon, 1940), la cantatrice Emma Calvé (1858-1942) relate sa rencontre avec Jeanne Duval - devenue Jeanne Prosper -, après la mort de Baudelaire (sans doute dans les années 1880) : Avec une de mes camarades qui la connaissait, j'allai, un jour, chez la belle maîtresse, amie de Baudelaire.
Sous le nom de Jeanne Prosper, elle habitait un modeste logis, quelque part aux Batignolles. On nous introduisit dans un salon de peluche jaune
Elle arriva peu après, appuyée sur deux béquilles, coiffée d'un madras multicolore d'où s'échappaient des mèches folles, grises et frisées ; aux oreilles, des anneau d'or.
Elle devait approcher de la soixantaine, mais elle avait conservé un teint doré et des yeux magnifiques, dont Baudelaire disait : Elle possède de beaux yeux doux et nostalgiques qui semblent regretter le cocotier absent.

Le fond du coeur de Jeanne Duval et la sincérité de son amour pour Baudelaire resteront des énigmes. Entre le démon et l'ange, entre l'image de la créature ignoble de Pierre Flottes et celle de la femme moderne et émancipée que certains donnent aujourd'hui de la Vénus noire, il y a sans doute un juste milieu. Et peu importe, après tout. Elle restera pour la postérité celle qui a inspiré quelques-unes des pièces majeures des Fleurs du Mal. Le parfum épicé de sa chevelure noire emportait le poète dans l'hémisphère austral, tandis que les yeux gris-verts et la chevelure blonde de Marie Daubrun lui livraient l'hémisphère boréal. Quel voyageur peut se vanter de parcourir le globe à travers les cheveux et les yeux de deux femmes

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Agathe

Professeur de langues dans le secondaire, je partage avec vous mes cours de linguistique !