I
Bien qu'il ne fût pas encore dix heures, les employés arrivaient
comme un flot sous la grande porte du Ministère de la marine, venus en
hâte de tous les coins de Paris, car on approchait du jour de l'an,
époque de zèle et d'avancements. Un bruit de pas pressés emplissait le
vaste bâtiment tortueux comme un labyrinthe et que sillonnaient
d'inextricables couloirs, percés par d'innombrables portes donnant
entrée dans les bureaux.
Chacun pénétrait dans sa case, serrait la main du collègue arrivé
déjà, enlevait sa jaquette, passait le vieux vêtement de travail et
s'asseyait devant sa table où des papiers entassés l'attendaient. Puis
on allait aux nouvelles dans les bureaux voisins. On s'informait
d'abord si le chef était là, s'il avait l'air bien luné, si le courrier
du jour était volumineux.
Le commis d'ordre du "matériel général", M. César Cachelin, un
ancien sous-officier d'infanterie de marine, devenu commis principal
par la force du temps, enregistrait sur un grand livre toutes les
pièces que venait d'apporter l'huissier du cabinet. En face de lui
l'expéditionnaire, le père Savon, un vieil abruti célèbre dans tout le
ministère par ses malheurs conjugaux, transcrivait, d'une main lente,
une dépêche du chef, et s'appliquait, le corps de côté, l'oeil oblique,
dans une posture roide de copiste méticuleux.
M. Cachelin, un gros homme dont les cheveux blancs et courts se
dressaient en brosse sur le crâne, parlait tout en accomplissant sa
besogne quotidienne : "Trente-deux dépêches de Toulon. Ce port-là nous
en donne autant que les quatre autres réunis." Puis il posa au père
Savon la question qu'il lui adressait tous les matins : "Eh bien ! mon
père Savon, comment va madame ?"

    Le vieux, sans interrompre sa besogne, répondit : "Vous savez bien, monsieur Cachelin, que ce sujet m'est fort pénible."

    Et le commis d'ordre se mit à rire, comme il riait tous les jours, en entendant cette même phrase.
La porte s'ouvrit et M. Maze entra. C'était un beau garçon brun,
vêtu avec une élégance exagérée, et qui se jugeait déclassé, estimant
son physique et ses manières au-dessus de sa position. Il portait de
grosses bagues, une grosse chaîne de montre, un monocle, par chic, car
il l'enlevait pour travailler, et il avait un fréquent mouvement des
poignets pour mettre bien en vue ses manchettes ornées de gros boutons
luisants.
Il demanda, dès la porte : "Beaucoup de besogne aujourd'hui ?" M.
Cachelin répondit : "C'est toujours Toulon qui donne. On voit bien que
le jour de l'an approche ; ils font du zèle, là-bas."
Mais un autre employé, farceur et bel esprit, M. Pitolet, apparut à
son tour et demanda en riant- "Avec ça que nous n'en faisons pas, du
zèle ?"
Puis, tirant sa montre, il déclara : "Dix heures moins sept
minutes, et tout le monde au poste ! Mazette ! comment appelez-vous
ça ? Et je vous parie bien que Sa Dignité M. Lesable était arrivé à
neuf heures en même temps que notre illustre chef."
Le commis d'ordre cessa d'écrire, posa sa plume sur son oreille, et
s'accoudant au pupitre : "Oh ! celui-là, par exemple, s'il ne réussit
pas, ce ne sera point faute de peine !"
Et M. Pitolet, s'asseyant sur le coin de la table et balançant la
jambe, répondit : "Mais il réussira, papa Cachelin, il réussira,
soyez-en sûr. Je vous parle vingt francs contre un sou qu'il sera chef
avant dix ans !"
M. Maze, qui roulait une cigarette en se chauffant les cuisses au
feu, prononça : "Zut ! Quant à moi, j'aimerais mieux rester toute ma
vie à deux mille quatre que de me décarcasser comme lui."
Pitolet pivota sur ses talons, et, d'un ton goguenard : "Ce qui
n'empêche pas, mon cher, que vous êtes ici, aujourd'hui 20 décembre,
avant dix heures."
Mais l'autre haussa les épaules d'un air indifférent : "Parbleu !
je ne veux pas non plus que tout le monde me passe sur le dos ! Puisque
vous venez ici voir lever l'aurore, j'en fais autant, bien que je
déplore votre empressement. De là à appeler le chef "cher maître",
comme fait Lesable, et à partir à six heures et demie, et à emporter de
la besogne à domicile, il y a loin. D'ailleurs moi, je suis du monde,
et j'ai d'autres obligations qui me prennent du temps."
M. Cachelin avait cessé d'enregistrer et il demeurait songeur, le
regard perdu devant lui. Enfin il demanda : "Croyez-vous qu'il ait
encore son avancement cette année ?"

    Pitolet s'écria : "Je te crois, qu'il l'aura, et plutôt dix fois qu'une. Il n'est pas roublard pour rien."
Et on parla de l'éternelle question des avancements et des
gratifications qui, depuis un mois, affolait cette grande ruche de
bureaucrates, du rez-de-chaussée jusqu'au toit. On supputait les
chances, on supposait les chiffres, on balançait les titres, on
s'indignait d'avance des injustices prévues. On recommençait sans fin
des discussions soutenues la veille et qui devaient revenir
invariablement le lendemain avec les mêmes raisons, les mêmes arguments
et les mêmes mots.
Un nouveau commis entra, petit, pâle, l'air malade, M. Boissel, qui
vivait comme dans un roman d'Alexandre Dumas père. Tout pour lui
devenait aventure extraordinaire, et il racontait chaque matin à
Pitolet, son compagnon, ses rencontres étranges de la veille au soir,
les drames supposés de sa maison, les cris poussés dans la rue qui lui
avaient fait ouvrir sa fenêtre à trois heures vingt de la nuit. Chaque
jour il avait séparé des combattants, arrêté des chevaux, sauvé des
femmes en danger, et bien que d'une déplorable faiblesse physique, il
citait sans cesse, d'un ton traînard et convaincu, des exploits
accomplis par la force de son bras.
Dès qu'il eut compris qu'on parlait de Lesable, il déclara : "A
quelque jour je lui dirai son fait à ce morveux-là ; et, s'il me passe
jamais sur le dos, je le secouerai d'une telle façon que je lui
enlèverai l'envie de recommencer !"
Maze, qui fumait toujours, ricana : "Vous feriez bien, dit-il, de
commencer dès aujourd'hui, car je sais de source certaine que vous êtes
mis de côté cette année pour céder la place à Lesable."

    Boissel leva la main : "Je vous jure que si..."
La porte s'était ouverte encore une fois et un jeune homme de
petite taille, portant des favoris d'officier de marine ou d'avocat, un
col droit très haut, et qui précipitait ses paroles comme s'il n'eût
jamais pu trouver le temps de terminer tout ce qu'il avait à dire,
entra vivement d'un air préoccupé. Il distribua des poignées de main en
homme qui n'a pas le loisir de flâner, et s'approchant du commis
d'ordre : "Mon cher Cachelin, voulez-vous me donner le dossier
Chapelou, fil de caret, Toulon, A. T. V. 1875 ?"
L'employé se leva, atteignit un carton au-dessus de sa tête, prit
dedans un paquet de pièces enfermées dans une chemise bleue, et le
présentant : "Voici, monsieur Lesable, vous n'ignorez pas que le chef a
enlevé hier soir trois dépêches dans ce dossier ?

    - Oui. Je les ai, merci."

    Et le jeune homme sortit d'un pas pressé.

    A peine fut-il parti, Maze déclara : "Hein ! quel chic ! On jurerait qu'il est déjà chef."

    Et Pitolet répliqua : "Patience ! patience ! il le sera avant nous tous."
M. Cachelin ne s'était pas remis à écrire. On eût dit qu'une pensée
fixe l'obsédait. Il demanda encore : "Il a un bel avenir, ce
garçon-là !"
Et Maze murmura d'un ton dédaigneux : "Pour ceux qui jugent le
ministère une carrière - oui. - Pour les autres - c'est peu..."

    Pitolet l'interrompit : "Vous avez peut-être l'intention de devenir ambassadeur ?"
L'autre fit un geste impatient : "Il ne s'agit pas de moi. Moi, je
m'en fiche ! Cela n'empêche que la situation de chef de bureau ne sera
jamais grand-chose dans le monde."
Le père Savon, l'expéditionnaire, n'avait point cessé de copier.
Mais depuis quelques instants, il trempait coup sur coup sa plume dans
l'encrier, puis l'essuyait obstinément sur l'éponge imbibée d'eau qui
entourait le godet, sans parvenir à tracer une lettre. Le liquide noir
glissait le long de la pointe de métal et tombait, en pâtés ronds, sur
le papier. Le bonhomme, effaré et désolé, regardait son expédition
qu'il lui faudrait recommencer, comme tant d'autres depuis quelque
temps, et il dit, d'une voix basse et triste :

    "Voici encore de l'encre falsifiée !"
Un éclat de rire violent jaillit de toutes les bouches. Cachelin
secouait la table avec son ventre ; Maze se courbait en deux comme s'il
allait entrer à reculons dans la cheminée ; Pitolet tapait du pied,
toussait, agitait sa main droite comme si elle eût été mouillée, et
Boissel lui-même étouffait, bien qu'il prit généralement les choses
plutôt au tragique qu'au comique.
Mais le père Savon, essuyant enfin sa plume au pan de sa redingote,
reprit : "Il n'y a pas de quoi rire. Je suis obligé de refaire deux ou
trois fois tout mon travail."
Il tira de son buvard une autre feuille, ajusta dedans son
transparent et recommença l'en-tête : "Monsieur le Ministre et cher
collègue..." La plume maintenant gardait l'encre et traçait les lettres
nettement. Et le vieux reprit sa pose oblique et continua sa copie.
Les autres n'avaient point cessé de rire. Ils s'étranglaient. C'est
que depuis bientôt six mois on continuait la même farce au bonhomme,
qui ne s'apercevait de rien. Elle consistait à verser quelques gouttes
d'huile sur l'éponge mouillée pour décrasser les plumes. L'acier se
trouvant ainsi enduit de liquide gras, ne prenait plus l'encre ; et
l'expéditionnaire passait des heures à s'étonner et à se désoler, usait
des boites de plumes et des bouteilles d'encre, et déclarait enfin que
les fournitures de bureau étaient devenues tout à fait défectueuses.
Alors la charge avait tourné à l'obsession et au supplice. On
mêlait de la poudre de chasse au tabac du vieux, on versait des drogues
dans sa carafe d'eau, dont il buvait un verre de temps en temps, et on
lui avait fait croire que, depuis la Commune, la plupart des matières
d'un usage courant avaient été falsifiées ainsi par les socialistes,
pour faire du tort au gouvernement et amener une révolution.
Il en avait conçu une haine effroyable contre les anarchistes,
qu'il croyait embusqués partout, cachés partout, et une peur
mystérieuse d'un inconnu voilé et redoutable.
Mais un coup de sonnette brusque tinta dans le corridor. On le
connaissait bien, ce coup de sonnette rageur du chef, M. Torchebeuf ;
et chacun s'élança vers la porte pour regagner son compartiment.

    Cachelin se remit à enregistrer, puis il posa de nouveau sa plume et prit sa tête dans ses mains pour réfléchir.
Il mûrissait une idée qui le tracassait depuis quelque temps.
Ancien sous-officier d'infanterie de marine réformé après trois
blessures reçues, une au Sénégal et deux en Cochinchine, et entré au
ministère par faveur exceptionnelle, il avait eu à endurer bien des
misères, des duretés et des déboires dans sa longue carrière d'infime
subordonné ; aussi considérait-il l'autorité, l'autorité officielle,
comme la plus belle chose du monde. Un chef de bureau lui semblait un
être d'exception, vivant dans une sphère supérieure ; et les employés
dont il entendait dire : "C'est un malin, il arrivera vite", lui
apparaissaient comme d'une autre nature que lui.
Il avait donc pour son collègue Lesable une considération
supérieure qui touchait à la vénération, et il nourrissait le désir
secret, le désir obstiné de lui faire épouser sa fille.
Elle serait riche un jour, très riche. Cela était connu du
ministère tout entier, car sa soeur à lui, Mlle Cachelin, possédait un
million, un million net, liquide et solide, acquis par l'amour,
disait-on, mais purifié par une dévotion tardive.
La vieille fille, qui avait été galante, s'était retirée avec cinq
cent mille francs, qu'elle avait plus que doublés en dix-huit ans,
grâce à une économie féroce et à des habitudes de vie plus que
modestes. Elle habitait depuis longtemps chez son frère, demeuré veuf
avec une fillette, Coralie, mais elle ne contribuait que d'une façon
insignifiante aux dépenses de la maison, gardant et accumulant son or,
et répétant sans cesse à Cachelin : "Ça ne fait rien, puisque c'est
pour ta fille, mais marie-la vite, car je veux voir mes petits-neveux.
C'est elle qui me donnera cette joie d'embrasser un enfant de notre
sang."
La chose était connue dans l'administration ; et les prétendants ne
manquaient point. On disait que Maze lui-même, le beau Maze, le lion du
bureau, tournait autour du père Cachelin avec une intention visible.
Mais l'ancien sergent, un roublard qui avait roulé sous toutes les
latitudes, voulait un garçon d'avenir, un garçon qui serait chef et qui
reverserait de la considération sur lui, César, le vieux sous-off.
Lesable faisait admirablement son affaire, et il cherchait depuis
longtemps un moyen de l'attirer chez lui.

    Tout d'un coup, il se dressa en se frottant les mains. Il avait trouvé.
Il connaissait bien le faible de chacun. On ne pouvait prendre
Lesable que par la vanité, la vanité professionnelle. Il irait lui
demander sa protection comme on va chez un sénateur ou chez un député,
comme on va chez un haut personnage.
N'ayant point eu d'avancement depuis cinq ans, Cachelin se
considérait comme bien certain d'en obtenir un cette année. Il ferait
donc semblant de croire qu'il le devait à Lesable et l'inviterait à
dîner comme remerciement.
Aussitôt son projet conçu, il en commença l'exécution. Il décrocha
dans son armoire son veston de rue, ôta le vieux, et, prenant toutes
les pièces enregistrées qui concernaient le service de son collègue, il
se rendit au bureau que cet employé occupait tout seul, par faveur
spéciale, en raison de son zèle et de l'importance de ses attributions.
Le jeune homme écrivait sur une grande table, au milieu de dossiers
ouverts et de papiers épars, numérotés avec de l'encre rouge ou bleue.
Dès qu'il vit entrer le commis d'ordre, il demanda, d'un ton
familier où perçait une considération : "Eh bien ! mon cher,
m'apportez-vous beaucoup d'affaires ?"

    - Oui, pas mal. Et puis je voudrais vous parler.

    - Asseyez-vous, mon ami, je vous écoute.
Cachelin s'assit, toussota, prit un air troublé, et, d'une voix mal
assurée : "Voici ce qui m'amène, monsieur Lesable. Je n'irai pas par
quatre chemins. Je serai franc comme un vieux soldat. Je viens vous
demander un service.

    - Lequel ?
- En deux mots. J'ai besoin d'obtenir mon avancement cette année.
Je n'ai personne pour me protéger, moi, et j'ai pensé à vous."

    Lesable rougit un peu, étonné, content, plein d'une orgueilleuse confusion. Il répondit cependant :
"Mais je ne suis rien ici, mon ami. Je suis beaucoup moins que vous
qui allez être commis principal. Je ne puis rien. Croyez que..."
Cachelin lui coupa la parole avec une brusquerie pleine de
respect : "Tra la la. Vous avez l'oreille du chef : et si vous lui
dites un mot pour moi, je passe. Songez que j'aurai droit à ma retraite
dans dix-huit mois, et cela me fera cinq cents francs de moins si je
n'obtiens rien au premier janvier. Je sais bien qu'on dit : "Cachelin
n'est pas gêné, sa soeur a un million." Ça, c'est vrai, que ma soeur a
un million, mais il fait des petits son million, et elle n'en donne
pas. C'est pour ma fille, c'est encore vrai ; mais, ma fille et moi, ça
fait deux. Je serai bien avancé, moi, quand ma fille et mon gendre
rouleront carrosse, si je n'ai rien à me mettre sous la dent. Vous
comprenez la situation, n'est-ce pas ?"
Lesable opina du front : "C'est juste, très juste, ce que vous
dites là. Votre gendre peut n'être pas parfait pour vous. Et on est
toujours bien aise d'ailleurs de ne rien devoir à personne. Enfin je
vous promets de faire mon possible, je parlerai au chef, je lui
exposerai le cas, j'insisterai s'il le faut. Comptez sur moi !"
Cachelin se leva, prit les deux mains de son collègue, les serra en
les secouant d'une façon militaire ; et il bredouilla : "Merci, merci,
comptez que si je rencontre jamais l'occasion... Si je peux jamais..."
Il n'acheva pas, ne trouvant point de fin pour sa phrase, et il s'en
alla en faisant retentir par le corridor son pas rythmé d'ancien
troupier. Mais il entendit de loin une sonnette irritée qui tintait, et
il se mit à courir, car il avait reconnu le timbre. C'était le chef, M.
Torchebeuf, qui demandait son commis d'ordre.

    Huit jours plus tard, Cachelin trouva un matin sur son bureau une lettre cachetée qui contenait ceci :

"Mon cher collègue, je suis heureux de vous annoncer que le
ministre, sur la proposition de notre directeur et de notre chef, a
signé hier votre nomination de commis principal. Vous en recevrez
demain la notification officielle. Jusque-là vous ne savez rien,
n'est-ce pas ?

"Bien à vous,

"Lesable."

    César courut aussitôt au bureau de son jeune collègue, le remercia,
s'excusa, offrit son dévouement, se confondit en gratitude.
On apprit en effet, le lendemain, que MM. Lesable et Cachelin
avaient chacun un avancement. Les autres employés attendraient une
année meilleure et toucheraient, comme compensation, une gratification
qui variait entre cent cinquante et trois cents francs.
M. Boissel déclara qu'il guetterait Lesable au coin de sa rue, à
minuit, un de ces soirs, et qu'il lui administrerait une rossée à le
laisser sur place. Les autres employés se turent.
Le lundi suivant, Cachelin, dès son arrivée, se rendit au bureau de
son protecteur, entra avec solennité et d'un ton cérémonieux :
"J'espère que vous voudrez bien me faire l'honneur de venir dîner
chez nous à l'occasion des Rois. Vous choisirez vous-même le jour."
Le jeune homme, un peu surpris, leva la tête et planta ses yeux
dans les yeux de son collègue, puis il répondit, sans détourner son
regard pour bien lire la pensée de l'autre : "Mais, mon cher, c'est
que... tous mes soirs sont promis d'ici quelque temps."
Cachelin insista, d'un ton bonhomme : "Voyons, ne nous faites pas
le chagrin de nous refuser après le service que vous m'avez rendu. Je
vous en prie, au nom de ma famille et au mien."
Lesable, perplexe, hésitait. Il avait compris, mais il ne savait
que répondre, n'ayant pas eu le temps de réfléchir et de peser le pour
et le contre. Enfin, il pensa : "Je ne m'engage à rien en allant
dîner", et il accepta d'un air satisfait en choisissant le samedi
suivant. Il ajouta, souriant : "Pour n'avoir pas à me lever trop tôt le
lendemain."

Vous verrez tout cela en cours de français .

II

M. Cachelin habitait dans le haut de la rue Rochechouart, au
cinquième étage, un petit appartement avec terrasse, d'où l'on voyait
tout Paris. Il avait trois chambres, une pour sa soeur, une pour sa
fille, une pour lui ; la salle a manger servait de salon.
Pendant toute la semaine il s'agita en prévision de ce dîner. Le
menu fut longuement discuté pour composer en même temps un repas
bourgeois et distingué. Il fut arrêté ainsi : un consommé aux oeufs,
des hors-d'oeuvre, crevettes et saucisson, un homard, un beau poulet,
des petits pois conservés, un pâté de foie gras, une salade, une glace,
et du désert.
Le foie gras fut acheté chez le charcutier voisin, avec
recommandation de le fournir de première qualité. La terrine coûtait
d'ailleurs trois francs cinquante. Quant au vin, Cachelin s'adressa au
marchand de vin du coin qui lui fournissait au litre le breuvage rouge
dont il se désaltérait d'ordinaire. Il ne voulut pas aller dans une
grande maison, par suite de ce raisonnement : "Les petits débitants
trouvent peu d'occasions de vendre leurs vins fins. De sorte qu'ils les
conservent très longtemps en cave et qu'ils les ont excellents."
Il rentra de meilleure heure le samedi pour s'assurer que tout
était prêt. Sa bonne, qui vint lui ouvrir, était plus rouge qu'une
tomate, car son fourneau, allumé depuis midi, par crainte de ne pas
arriver à temps, lui avait rôti la figure tout le jour ; et l'émotion
aussi l'agitait.
Il entra dans la salle à manger pour tout vérifier. Au milieu de la
petite pièce, la table ronde faisait une grande tache blanche, sous la
lumière vive de la lampe coiffée d'un abat-jour vert.
Les quatre assiettes, couvertes d'une serviette pliée en bonnet
d'évêque par Mlle Cachelin, la tante, étaient flanquées des couverts de
métal blanc et précédées de deux verres, un grand et un petit. César
trouva cela insuffisant comme coup d'oeil, et il appela : "Charlotte !"
La porte de gauche s'ouvrit et une courte vieille parut. Plus âgée que
son frère de dix ails, elle avait une étroite figure qu'encadraient des
frisons de cheveux blancs obtenus au moyen de papillotes. Sa voix mince
semblait trop faible pour son petit corps courbé, et elle allait d'un
pas un peu traînant, avec des gestes endormis.

    On disait d'elle, au temps de sa jeunesse : "Quelle mignonne créature !"
Elle était maintenant une maigre vieille, très propre par suite
d'habitudes anciennes, volontaire, entêtée, avec un esprit étroit,
méticuleux, et facilement irritable. Devenue très dévote, elle semblait
avoir totalement oublié les aventures des jours passés.

    Elle demanda : "Qu'est-ce que tu veux ?"
Il répondit : "Je trouve que deux verres ne font pas grand effet.
Si on donnait du champagne... Cela ne me coûtera jamais plus de trois
ou quatre francs, et on pourrait mettre toute de suite les flûtes. On
changerait tout à fait l'aspect de la salle."

    Mlle Charlotte reprit : "Je ne vois pas l'utilité de cette dépense. Enfin, c'est toi qui payes, cela ne me regarde pas."
Il hésitait, cherchant à se convaincre lui-même : "Je t'assure que
cela fera mieux. Et puis, pour le gâteau des Rois, ça animera." Cette
raison l'avait décidé. Il prit son chapeau et redescendit l'escalier,
puis revint au bout de cinq minutes avec une bouteille qui portait au
flanc, sur une large étiquette blanche ornée d'armoiries énormes.
"Grand vin mousseux de Champagne du comte de Chatel-Rénovau."

    Et Cachelin déclara : "Il ne me coûte que trois francs, et il parait qu'il est exquis."

    Il prit lui-même les flûtes dans une armoire et les plaça devant les convives.
La porte de droite s'ouvrit. Sa fille entra. Elle était grande,
grasse et rose, une belle fille de forte race, avec des cheveux
châtains et des yeux bleus. Une robe simple dessinait sa taille ronde
et souple ; sa voix forte, presque une voix d'homme, avait ces notes
graves qui font vibrer les nerfs. Elle s'écria : "Dieu ! du champagne !
quel bonheur !" en battant des mains d'une manière enfantine.

    Son père lui dit : "Surtout, sois aimable pour ce monsieur qui m'a rendu beaucoup de services."

    Elle se mit à rire d'un rire sonore qui disait : "Je sais."
Le timbre du vestibule tinta, des portes s'ouvrirent et se
fermèrent. Lesable parut. Il portait un habit noir, une cravate blanche
et des gants blancs. Il fit un effet. Cachelin s'était élancé, confus
et ravi : "Mais mon cher, c'était entre nous ; voyez, moi, je suis en
veston."
Le jeune homme répondit : "Je sais, vous me l'aviez dit, mais j'ai
l'habitude de ne jamais sortir le soir sans mon habit." Il saluait, le
claque sous le bras, une fleur à la boutonnière. César lui présenta :
"Ma soeur, Mlle Charlotte - ma fille, Coralie, que nous appelons
familièrement Cora."
Tout le monde s'inclina. Cachelin reprit : "Nous n'avons pas de
salon. C'est un peu gênant, mais on s'y fait." Lesable répliqua :
"C'est charmant !"

    Puis on le débarrassa de son chapeau qu'il voulait garder. Et il se mit aussitôt à retirer ses gants.
On s'était assis ; on le regardait de loin, à travers la table, et
on ne disait plus rien. Cachelin demanda : "Est-ce que le chef est
resté tard ? Moi je suis parti de bonne heure pour aider ces dames."
Lesable répondit d'un ton dégagé : "Non. Nous sommes sortis
ensemble parce que nous avions à parler de la solution des toiles de
prélarts de Brest. C'est une affaire fort compliquée qui nous donnera
bien du mal."
Cachelin crut devoir mettre sa soeur au courant, et se tournant
vers elle : "Toutes les questions difficiles au bureau, c'est M.
Lesable qui les traite. On peut dire qu'il double le chef."

    La vieille fille salua poliment en déclarant : "Oh ! je sais que monsieur a beaucoup de capacités."
La bonne entra, poussant la porte du genou et tenant en l'air, des
deux mains, une grande soupière. Alors "le maître" cria : "Allons, à
table ! Placez-vous là, monsieur Lesable, entre ma soeur et ma fille.
Je pense que vous n'avez pas peur des dames." Et le dîner commença.
Lesable faisait l'aimable, avec un petit air de suffisance, presque
de condescendance, et il regardait de coin la jeune fille, s'étonnant
de sa fraîcheur, de sa belle santé appétissante. Mlle Charlotte se
mettait en frais, sachant les intentions de son frère, et elle
soutenait la conversation banale accrochée à tous les lieux communs.
Cachelin, radieux, parlait haut, plaisantait, versait le vin acheté une
heure plus tôt chez le marchand du coin : "Un verre de ce petit
bourgogne, monsieur Lesable. Je ne vous dis pas que ce soit un grand
cru, mais il est bon, il a de la cave et il est naturel ; quant à ça,
j'en réponds. Nous l'avons par des amis qui sont de là-bas."
La jeune fille ne disait rien, un peu rouge, un peu timide, gênée
par le voisinage de cet homme dont elle soupçonnait les pensées.
Quand le homard apparut, César déclara : "Voilà un personnage avec
qui je ferais volontiers connaissance." Lesable, souriant, raconta
qu'un écrivain avait appelé le homard "le cardinal des mers", ne
sachant pas qu'avant d'être cuit cet animal était noir. Cachelin se mit
à rire de toute sa force en répétant : "Ah ! ah ! ah ! elle est bien
drôle." Mais Mlle Charlotte, devenue furieuse, se fâcha : "Je ne vois
pas quel rapport on a pu faire. Ce monsieur-là était déplacé. Moi je
comprends toutes les plaisanteries, toutes, mais je m'oppose à ce qu'on
ridiculise le clergé devant moi."
Le jeune homme, qui voulait plaire à la vieille fille, profita de
l'occasion pour faire une profession de foi catholique. Il parla des
gens de mauvais goût qui traitent avec légèreté les grandes vérités. Et
il conclut : "Moi, je respecte et je vénère la religion de mes pères,
j'y a' été élevé, j'y resterai jusqu'à ma mort."
Cachelin ne riait plus. Il roulait des boulettes de pain en
murmurant : "C'est juste, c'est juste." Puis il changea la conversation
qui l'ennuyait, et par une pente d'esprit naturelle à tous ceux qui
accomplissent chaque jour la morne besogne, il demanda : "Le beau Maze
a-t-il dû rager de n'avoir pas son avancement, hein ?"
Lesable sourit : "Que voulez-vous ? à chacun selon ses actes !" Et
on causa du ministère, ce qui passionnait tout le monde, car les deux
femmes connaissaient les employés presque autant que Cachelin lui-même,
à force d'entendre parler d'eux chaque soir. Mlle Charlotte s'occupait
beaucoup de Boissel, à cause des aventures qu'il racontait et de son
esprit romanesque, et Mlle Cora s'intéressait secrètement au beau Maze.
Elles ne les avaient jamais vus, d'ailleurs.
Lesable parlait d'eux avec un ton de supériorité, comme aurait pu
le faire un ministre jugeant son personnel. On l'écoutait : "Maze ne
manque point d'un certain mérite ; mais quand on veut arriver, il faut
travailler plus que lui. Il aime le monde, les plaisirs. Tout cela
apporte un trouble dans l'esprit. Il n'ira jamais loin, par sa faute.
Il sera sous-chef, peut-être, grâce à ses influences, mais rien de
plus. Quant à Pitolet, il rédige bien, il faut le reconnaître, il a une
élégance de forme qu'on ne peut nier, mais pas de fond. Chez lui tout
est en surface. C'est un garçon qu'on ne pourrait mettre à la tête d'un
service important, mais qui pourrait être utilisé par un chef
intelligent en lui mâchant la besogne."

    Mlle Charlotte demanda : "Et M. Boissel ?"
Lesable haussa les épaules : "Un pauvre sire, un pauvre sire. Il ne
voit rien dans les proportions exactes. Il se figure des histoires à
dormir debout. Pour nous, c'est une non-valeur."

    Cachelin se mit à rire et déclara : "Le meilleur, c'est le père Savon." Et tout le monde rit.
Puis on parla des théâtres et des pièces de l'année. Lesable jugea
avec la même autorité la littérature dramatique, classant les auteurs
nettement, déterminant le fort et le faible de chacun avec l'assurance
ordinaire des hommes qui se sentent infaillibles et universels.
On avait fini le rôti. César maintenant décoiffait la terrine de
foie gras avec des précautions délicates qui faisaient bien juger du
contenu. Il dit : "Je ne sais pas si celle-là sera réussie. Mais
généralement elles sont parfaites. Nous les recevons d'un cousin qui
habite Strasbourg."

    Et chacun mangea avec une lenteur respectueuse la charcuterie enfermée dans le pot de terre jaune.
Quand la glace apparut, ce fut un désastre. C'était une sauce, une
soupe, un liquide clair, flottant dans un compotier. La petite bonne
avait prié le garçon pâtissier, venu dès sept heures, de la sortir du
moule lui-même, dans la crainte de ne pas savoir s'y prendre. Cachelin,
désolé, voulait la faire reporter, puis il se calma à la pensée du
gâteau des Rois, qu'il partagea avec un mystère comme s'il eût enfermé
un secret de premier ordre. Tout le monde fixait ses regards sur cette
galette symbolique et on la fit passer, en recommandant à chacun de
fermer les yeux pour prendre son morceau.
Qui aurait la fève ? Un sourire niais errait sur les lèvres. M.
Lesable poussa un petit "Ah !" d'étonnement et montra entre son pouce
et son index un gros haricot blanc encore couvert de pâte. Et Cachelin
se mit à applaudir, puis il cria : "Choisissez la reine ! choisissez la
reine !" Une courte hésitation eut lieu dans l'esprit du roi. Ne
ferait-il pas un acte de politique en choisissant Mlle Charlotte ? Elle
serait flattée, gagnée, acquise ! Puis il réfléchit qu'en vérité,
c'était pour Mlle Cora qu'on l'invitait et qu'il aurait l'air d'un sot
en prenant la tante. Il se tourna donc vers sa jeune voisine, et lui
présentant le pois souverain : "Mademoiselle, voulez-vous me permettre
de vous l'offrir ?" Et ils se regardèrent en face pour la première
fois. Elle dit :"Merci, monsieur !" et reçut le gage de grandeur.

    Il pensait : "Elle est vraiment jolie, cette fille. Elle a des yeux superbes. Et c'est une gaillarde, mâtin !"
Une détonation fit sauter les deux femmes, Cachelin venait de
déboucher le champagne, qui s'échappait avec impétuosité de la
bouteille et coulait sur la nappe. Puis les verres furent emplis de
mousse, et le patron déclara : "Il est de bonne qualité, on le voit."
Mais comme Lesable allait boire pour empêcher encore son verre de
déborder, César s'écria : "Le roi boit ! le roi boit ! le roi boit !"
Et Mlle Charlotte, émoustillée aussi, glapit de sa voix aiguë : "Le roi
boit ! le roi boit !"
Lesable vida son verre avec assurance, et le reposant sur la
table : "Vous voyez que j'ai de l'aplomb ! puis, se tournant vers Mlle
Cora : "A vous, mademoiselle !"
Elle voulut boire ; mais tout le monde ayant crié : "La reine
boit ! la reine boit !" elle rougit, se mit à rire et reposa la flûte
devant elle.
La fin du dîner fut pleine de gaieté, le roi se montrait empressé
et galant pour la reine. Puis, quand on eut pris les liqueurs, Cachelin
annonça : "On va desservir pour nous faire de la place. S'il ne pleut
pas, nous pouvons passer une minute sur la terrasse." Il tenait à
montrer la vue, bien qu'il fit nuit.
On ouvrit donc la porte vitrée. Un souffle humide entra. Il faisait
tiède dehors, comme au mois d'avril ; et tous montèrent le pas qui
séparait la salle à manger du large balcon. On ne voyait rien qu'une
lueur vague planant sur la grande ville, comme ces couronnes de feu
qu'on met au front des saints. De place en place Cette clarté semblait
plus vive, et Cachelin se mit à expliquer : "Tenez, là-bas, c'est
l'Éden qui brille comme ça. Voici la ligne des boulevards. Hein ! comme
on les distingue. Dans le jour, c'est splendide, la vue d'ici. Vous
auriez beau voyager, vous ne verriez rien de mieux."
Lesable s'était accoudé sur la balustrade de fer, à côté de Cora
qui regardait dans le vide, muette, distraite, saisie tout à coup par
une de ces langueurs mélancoliques qui engourdissent parfois les âmes.
Mlle Charlotte rentra dans la salle par crainte de l'humidité. Cachelin
continua à parler, le bras tendu, indiquant les directions où se
trouvaient les Invalides, le Trocadéro, l'Arc de Triomphe de l'Étoile.

    Lesable, à mi-voix, demanda : "Et vous, mademoiselle Cora, aimez-vous regarder Paris de là-haut ?"
Elle eut une petite secousse, comme s'il l'avait réveillée, et
répondit : "Moi ?... oui, le soir surtout. Je pense à ce qui se passe
là, devant nous. Combien il y a de gens heureux et de gens malheureux
dans toutes ces maisons ! Si on pouvait tout voir, combien on
apprendrait de choses !"
Il s'était rapproché jusqu'à ce que leurs coudes et leurs épaules
se touchassent : "Par les clairs de lune, ça doit être féerique ?"
Elle murmura : "Je crois bien. On dirait une gravure de Gustave
Doré. Quel plaisir on éprouverait à pouvoir se promener longtemps, sur
les toits."
Alors il la questionna sur ses goûts, sur ses rêves, sur ses
plaisirs. Et elle répondait sans embarras, en fille réfléchie, sensée,
pas plus songeuse qu'il ne faut. Il la trouvait pleine de bon sens, et
il se disait qu'il serait vraiment doux de pouvoir passer son bras
autour de cette taille ronde et ferme et d'embrasser longuement à
petits baisers lents, comme on boit à petits coups de très bonne
eau-de-vie, cette joue franche, auprès de l'oreille, qu'éclairait un
reflet de lampe. Il se sentait attiré, ému par cette sensation de la
femme si proche, par cette soif de la chair mûre et vierge, et par
cette séduction délicate de la jeune fille. Il lui semblait qu'il
serait demeuré là pendant des heures, des nuits, des semaines,
toujours, accoudé près d'elle, à la sentir près de lui, pénétré par le
charme de son contact. Et quelque chose comme un sentiment poétique
soulevait son coeur en face du grand Paris étendu devant lui, illuminé,
vivant sa vie nocturne, sa vie de plaisir et de débauche. Il lui
semblait qu'il dominait la ville énorme, qu'il planait sur elle ; et il
sentait qu'il serait délicieux de s'accouder chaque soir sur ce balcon
auprès d'une femme, et de s'aimer, de se baiser les lèvres, de
s'étreindre au-dessus de la vaste cité, au-dessus de toutes les amours
qu'elle enfermait, au-dessus de toutes les satisfactions vulgaires,
au-dessus de tous les désirs communs, tout près des étoiles.
Il est des soirs où les âmes les moins exaltées se mettent à rêver,
comme s'il leur poussait des ailes. Il était peut-être un peu gris.
Cachelin, parti pour chercher sa pipe, revint en l'allumant. "Je
sais, dit-il, que vous ne fumez pas, aussi je ne vous offre point de
cigarettes. Il n'y a rien de meilleur que d'en griller une ici. Moi,
S'il me fallait habiter en bas, je ne vivrais pas. Nous le pourrions,
car la maison appartient à ma soeur ainsi que les deux voisines, celle
de gauche et celle de droite. Elle a là un joli revenu. Ça ne lui a pas
coûté cher dans le temps, ces maisons-là." Et, se tournant vers la
salle, il cria : "Combien donc as-tu payé les terrains d'ici,
Charlotte ?"
Alors la voix pointue de la vieille fille se mit à parler. Lesable
n'entendait que des lambeaux de phrase. "... En 1863... trente-cinq
francs... bâti plus tard... les trois maisons... un banquier... revendu
au moins cinq cent mille francs..."
Elle racontait sa fortune avec la complaisance d'un vieux soldat
qui dit ses campagnes. Elle énumérait ses achats, les propositions
qu'on lui avait faites depuis, les plus-values, etc.
Lesable, tout à fait intéressé, se retourna, appuyant maintenant
son dos à la balustrade de la terrasse. Mais comme il ne saisissait
encore que des bribes de l'explication, il abandonna brusquement sa
jeune voisine et rentra pour tout entendre, et s'asseyant à côté de
Mlle Charlotte, il s'entretint longuement avec elle de l'augmentation
probable des loyers et de ce que peut rapporter l'argent bien placé, en
valeur ou en biens-fonds.

    Il s'en alla vers minuit, en promettant de revenir.
Un mois plus tard, il n'était bruit dans tout le ministère que du
mariage de Jacques-Léopold Lesable avec Mlle Céleste-Coralie Cachelin.

III

Le jeune ménage s'installa sur le même palier que Cachelin et que
Mlle Charlotte, dans un logement pareil au leur et dont on expulsa le
locataire.
Une inquiétude, cependant, agitait l'esprit de Lesable : la tante
n'avait voulu assurer son héritage à Cora par aucun acte définitif.
Elle avait cependant consenti à jurer "devant Dieu" que son testament
était fait et déposé chez maître Belhomme, notaire. Elle avait promis,
en outre, que toute sa fortune reviendrait à sa nièce, sous réserve
d'une condition. Pressée de révéler cette condition, elle refusa de
s'expliquer, mais elle avait encore juré avec un petit sourire
bienveillant que c'était facile à remplir.
Devant ces explications et cet entêtement de vieille dévote,
Lesable crut devoir passer outre, et comme la jeune fille lui plaisait
beaucoup, son désir triomphant de ses incertitudes, il s'était rendu
aux efforts de Cachelin.
Maintenant il était heureux, bien que harcelé toujours par un
doute. Et il aimait sa femme qui n'avait en rien trompé ses attentes.
Sa vie s'écoulait, tranquille et monotone. Il s'était fait d'ailleurs
en quelques semaines à sa nouvelle situation d'homme marié, et il
continuait à se montrer l'employé accompli de jadis.
L'année s'écoula. Le jour de l'an revint. Il n'eut pas, à sa grande
surprise, l'avancement sur lequel il comptait. Maze et Pitolet
passèrent seuls au grade au-dessus ; et Boissel déclara
confidentiellement à Cachelin qu'il se promettait de flanquer une
roulée à ses deux confrères, un soir, en sortant, en face de la grande
porte, devant tout le monde. Il n'en fit rien.
Pendant huit jours, Lesable ne dormit point d'angoisse de ne pas
avoir été promu, malgré son zèle. Il faisait pourtant une besogne de
chien ; il remplaçait indéfiniment le sous-chef, M. Rabot, malade neuf
mois par an à l'hôpital du Val-de-Grâce ; il arrivait tous les matins à
huit heures et demie ; il partait tous les soirs à six heures et demie.
Que voulait-on de plus ? Si on ne lui savait pas gré d'un pareil
travail et d'un semblable effort, il ferait comme les autres, voilà
tout. A chacun suivant sa peine. Comment donc M. Torchebeuf, qui le
traitait ainsi qu'un fils, avait-il pu le sacrifier ? Il voulait en
avoir le coeur net. Il irait trouver le chef et s'expliquerait avec lui.

    Donc, un lundi matin, avant la venue de ses confrères, il frappa à la porte de ce potentat.

    Une voix aigre cria : "Entrez !" Il entra.
Assis devant une grande table couverte de paperasses, tout petit
avec une grosse tête qui semblait posée sur son buvard, M. Torchebeuf
écrivait. Il dit, en apercevant son employé préféré : "Bonjour,
Lesable ; vous allez bien ?"

    Le jeune homme répondit : "Bonjour, cher maître, fort bien, et vous-même ?"
Le chef cessa d'écrire et fit pivoter son fauteuil. Son corps
mince, frêle, maigre, serré dans une redingote noire de forme sérieuse,
semblait tout à fait disproportionné avec le grand siège à dossier de
cuir. Une rosette d'officier de la Légion d'honneur, énorme, éclatante,
mille fois trop large aussi pour la personne qui la portait, brillait
comme un charbon rouge sur la poitrine étroite, écrasée sous un crâne
considérable, comme si l'individu tout entier se fût développé en dôme,
à la façon des champignons.
La mâchoire était pointue, les joues creuses, les yeux saillants,
et le front démesuré, couvert de cheveux blancs rejetés en arrière.

    M. Torcheboeuf prononça : "Asseyez-vous, mon ami, et dites-moi ce qui vous amène."
Pour tous les autres employés il se montrait d'une rudesse
militaire, se considérant comme un capitaine à son bord, car le
ministère représentait pour lui un grand navire, le vaisseau amiral de
toutes les flottes françaises. Lesable, un peu ému, un peu pâle,
balbutia : "Cher maître, je viens vous demander si j'ai démérité en
quelque chose ?

    - Mais non, mon cher, pourquoi me posez-vous cette question-là ?
- C'est que j'ai été un peu surpris de ne pas recevoir d'avancement
cette année comme les années dernières. Permettez-moi de m'expliquer
jusqu'au bout, cher maître, en vous demandant pardon de mon audace. Je
sais que j'ai obtenu de vous des faveurs exceptionnelles et des
avantages inespérés. Je sais que l'avancement ne se donne, en général,
que tous les deux ou trois ans ; mais permettez-moi encore de vous
faire remarquer que je fournis au bureau à peu près quatre fois la
somme de travail d'un employé ordinaire et deux fois au moins la somme
de temps. Si donc on mettait en balance le résultat de mes efforts
comme labeur et le résultat comme rémunération, on trouverait certes
celui-ci bien au-dessous de celui-là !

    Il avait préparé avec soin sa phrase qu'il jugeait excellente.
M. Torchebeuf, surpris, cherchait sa réplique. Enfin, il prononça
d'un ton un peu froid : "Bien qu'il ne soit pas admissible, en
principe, qu'on discute ces choses entre chef et employé, je veux bien
pour cette fois vous répondre, eu égard à vos services très méritants.
"Je vous ai proposé pour l'avancement, comme les années
précédentes. Mais le directeur a écarté votre nom en se basant sur ce
que votre mariage vous assure un bel avenir, plus qu'une aisance, une
fortune que n'atteindront jamais vos modestes collègues. N'est-il pas
équitable, en somme de faire un peu la part de la condition de chacun ?
Vous deviendrez riche, très riche. Trois cents francs de plus par an ne
seront rien pour vous, tandis que cette petite augmentation comptera
beaucoup dans la poche des autres. Voilà, mon ami, la raison qui vous a
fait rester en arrière cette année."

    Lesable, confus et irrité, se retira.
Le soir, au dîner, il fut désagréable pour sa femme. Elle se
montrait ordinairement gaie et d'humeur assez égale, mais volontaire ;
et elle ne cédait jamais quand elle voulait bien une chose. Elle
n'avait plus pour lui le charme sensuel des premiers temps, et bien
qu'il eût toujours un désir éveillé, car elle était fraîche et jolie,
il éprouvait par moments cette désillusion si proche de l'écoeurement
que donne bientôt la vie en commun de deux êtres. Les mille détails
trivials ou grotesques de l'existence, les toilettes négligées du
matin, la robe de chambre en laine commune, vieille, usée, le peignoir
fané, car on n'était pas riche, et aussi toutes les besognes
nécessaires vues de trop près dans un ménage pauvre, lui dévernissaient
le mariage, fanaient cette fleur de poésie qui séduit, de loin, les
fiancés.
Tante Charlotte lui rendait aussi son intérieur désagréable, car
elle n'en sortait plus ; elle se mêlait de tout, voulait gouverner
tout, faisait des observations sur tout, et comme on avait une peur
horrible de la blesser, on supportait tout avec résignation, mais aussi
avec une exaspération grandissante et cachée.
Elle allait à travers l'appartement de son pas traînant de
vieille ; et sa voix grêle disait sans cesse : "vous devriez bien faire
ceci ; vous devriez bien faire cela."
Quand les deux époux se trouvaient en tête-à-tête, Lesable énervé
s'écriait : "Ta tante devient intolérable. Moi, je n'en veux plus.
Entends-tu ? je n'en veux plus." Et Cora répondait avec tranquillité :
"Que veux-tu que j'y fasse, moi ?"

    Alors il s'emportait : "C'est odieux d'avoir une famille pareille !"
Et elle répliquait, toujours calme : "Oui, la famille est odieuse,
mais l'héritage est bon, n'est-ce pas ? Ne fais donc pas l'imbécile. Tu
as autant d'intérêt que moi à ménager tante Charlotte."

    Et il se taisait, ne sachant que répondre.
La tante, maintenant les harcelait sans cesse avec l'idée fixe d'un
enfant. Elle poussait Lesable dans les coins et lui soufflait dans la
figure : "Mon neveu, j'entends que vous soyez père avant ma mort. Je
veux voir mon héritier. Vous ne me ferez pas accroire que Cora ne soit
point faite pour être mère. Il suffit de la regarder. Quand on se
marie, mon neveu, c'est pour avoir de la famille, pour faire souche.
Notre sainte mère l'Église défend les mariages stériles. Je sais bien
que vous n'êtes pas riches et qu'un enfant cause de la dépense. Mais
après moi vous ne manquerez de rien. Je veux un petit Lesable, je le
veux, entendez-vous !"
Comme, après quinze mois de mariage, son désir ne s'était point
encore réalisé, elle conçut des doutes et devint pressante ; et elle
donnait tout bas des conseils à Cora, des conseils pratiques, en femme
qui a connu bien des choses, autrefois, et qui sait encore s'en
souvenir à l'occasion.

    Mais un matin elle ne put se lever, se sentant indisposée.
Comme elle n'avait jamais été malade, Cachelin, très ému, vint
frapper à la porte de son gendre : "Courez vite chez le docteur
Barbette, et vous direz au chef, n'est-ce pas, que je n'irai point au
bureau aujourd'hui, vu la circonstance."
Lesable passa une journée d'angoisses, incapable de travailler, de
rédiger et d'étudier les affaires. M. Torchebeuf, surpris, lui
demanda : "Vous êtes distrait, aujourd'hui, monsieur Lesable ?" Et
Lesable, nerveux, répondit : "Je suis très fatigué, cher maître, j'ai
passé toute la nuit auprès de notre tante dont l'état est fort grave."
Mais le chef reprit froidement : "Du moment que M. Cachelin est
resté près d'elle, cela devrait suffire. Je ne peux pas laisser mon
bureau se désorganiser pour des raisons personnelles à mes employés."
Lesable avait placé sa montre devant lui sur sa table, et il
attendait cinq heures avec une impatience fébrile. Dès que la grosse
horloge de la grande cour sonna, il s'enfuit, quittant, pour la
première fois, le bureau à la minute réglementaire.

    Il prit même un fiacre pour rentrer, tant son inquiétude était vive ; et il monta l'escalier en courant.

    La bonne vint ouvrir ; il balbutia : "Comment va-t-elle ?

    - Le médecin dit qu'elle est bien bas."

    Il eut un battement de coeur et demeura tout ému : "Ah ! vraiment."

    Est-ce que par hasard, elle allait mourir ?

    Il n'osait pas entrer maintenant dans la chambre de la malade, et il fit appeler Cachelin qui la gardait.
Son beau-père apparut aussitôt, ouvrant la porte avec précaution.
Il avait sa robe de chambre et son bonnet grec comme lorsqu'il passait
de bonnes soirées au coin du feu ; et il murmura à voix basse : "Ça va
mal, très mal. Depuis quatre heures elle est sans connaissance. On l'a
même administrée dans l'après-midi."

    Alors Lesable sentit une faiblesse lui descendre dans les jambes, et il s'assit :

    - Où est ma femme ?

    - Elle est auprès d'elle.

    - Qu'est-ce que dit au juste le docteur ?

    - Il dit que c'est une attaque. Elle en peut revenir, mais elle peut aussi mourir cette nuit.
- Avez-vous besoin de moi ? Si vous n'en avez pas besoin, j'aime
mieux ne pas entrer. Cela me serait pénible de la revoir dans cet état.

    - Non. Allez chez vous. S'il y a quelque chose de nouveau, je vous ferai appeler tout de suite.
Et Lesable retourna chez lui. L'appartement lui parut changé, plus
grand, plus clair. Mais comme il ne pouvait tenir en place, il passa
sur le balcon.
On était alors aux derniers jours de juillet, et le grand soleil au
moment de disparaître derrière les deux tours du Trocadéro, versait une
pluie de flamme sur l'immense peuple des toits.
L'espace, d'un rouge éclatant à son pied, prenait plus haut des
teintes d'or pâle, puis des teintes jaunes, puis des teintes vertes,
d'un vert léger frotté de lumière, puis il devenait bleu, d'un bleu pur
et frais sur les têtes.
Les hirondelles passaient comme des flèches, à peine visibles,
dessinant sur le fond vermeil du ciel le profil crochu et fuyant de
leurs ailes. Et sur la foule infinie des maisons, sur la campagne
lointaine, planait une nuée rose, une vapeur de feu dans laquelle
montaient, comme dans une apothéose, les flèches des clochers, tous les
sommets sveltes des monuments. L'Arc de Triomphe de l'Étoile
apparaissait énorme et noir dans l'incendie de l'horizon, et le dôme
des Invalides semblait un autre soleil tombé du firmament sur le dos
d'un édifice.
Lesable tenait à deux mains la rampe de fer, buvant l'air comme on
boit du vin, avec une envie de sauter, de crier, de faire des gestes
violents, tant il se sentait envahi par une joie profonde et
triomphante. La vie lui apparaissait radieuse, l'avenir plein de
bonheur ! Qu'allait-il faire ? Et il rêva.
Un bruit derrière lui, le fit tressaillir. C'était sa femme. Elle
avait les yeux rouges, les joues un peu enflées, l'air fatigué. Elle
tendit son front pour qu'il l'embrassât, puis elle dit : "On va dîner
chez papa pour rester près d'elle. La bonne ne la quittera pas pendant
que nous mangerons."

    Et il la suivit dans l'appartement voisin.
Cachelin était déjà à table, attendant sa fille et son gendre. Un
poulet froid, une salade de pommes de terre et un compotier de fraises
étaient posés sur le dressoir, et la soupe fumait dans les assiettes.
On s'assit. Cachelin déclara : "Voilà des journées comme je n'en
voudrais pas souvent. Ça n'est pas gai." Il disait cela avec un ton
d'indifférence dans l'accent et une sorte de satisfaction sur le
visage. Et il se mit à dévorer en homme de grand appétit, trouvant le
poulet excellent et la salade de pommes de terre tout à fait
rafraîchissante. Mais Lesable se sentait l'estomac serré et l'âme
inquiète, et il mangeait à peine, l'oreille tendue vers la chambre
voisine, qui demeurait silencieuse comme si personne ne s'y fût trouvé.
Cora n'avait pas faim non plus, émue, larmoyante, s'essuyant un oeil de
temps en temps avec un coin de sa serviette.

    Cachelin demanda : "Qu'a dit le chef ?"
Et Lesable donna des détails, que son beau-père voulait minutieux,
qu'il lui faisait répéter, insistant pour tout savoir comme s'il eût
été absent du ministère pendant un an.
"Ça a dû faire une émotion quand on a su qu'elle était malade ?" Et
il songeait à sa rentrée glorieuse quand elle serait morte, aux têtes
de ses collègues ; il prononça pourtant, comme pour répondre à un
remords secret : "Ce n'est pas que je lui désire du mal à la chère
femme ! Dieu sait que je voudrais la conserver longtemps, mais ça fera
de l'effet tout de même. Le père Savon en oubliera la Commune."
On commençait à manger les fraises quand la porte de la malade
s'entrouvrit. La commotion fut telle chez les dîneurs qu'ils se
trouvèrent, d'un seul coup, debout tous les trois, effarés. Et la
petite bonne parut, gardant toujours son air calme et stupide. Elle
prononça tranquillement : "Elle ne souffle plus."
Et Cachelin, jetant sa serviette sur les plats, se précipita comme
un fou ; Cora le suivit, le coeur battant ; mais Lesable demeura debout
près de la porte, épiant de loin la tache pâle du lit à peine éclairé
par la fin du jour. Il voyait le dos de son beau-père penché vers la
couche, ne remuant pas, examinant ; et tout d'un coup il entendit sa
voix qui lui parut venir de loin, de très loin, du bout du monde, une
de ces voix qui passent dans les rêves et qui vous disent des choses
surprenantes. Elle prononçait : "C'est fait ! on n'entend plus rien."
Il vit sa femme tomber à genoux, le front sur le drap et sanglotant.
Alors il se décida à entrer, et, comme Cachelin s'était relevé, il
aperçut, sur la blancheur de l'oreiller, la figure de tante Charlotte,
les yeux fermés, si creuse, si rigide, si blême, qu'elle avait l'air
d'une bonne femme en cire.

    Il demanda avec angoisse : "Est-ce fini ?"
Cachelin, qui contemplait aussi sa soeur, se tourna vers lui et ils
se regardèrent. Il répondit "Oui", voulant forcer son visage à une
expression désolée, mais les deux hommes s'étaient pénétrés d'un coup
d'oeil, et sans savoir pourquoi, instinctivement, ils se donnèrent une
poignée de main, comme pour se remercier l'un l'autre de ce qu'ils
avaient fait l'un pour l'autre.

    Alors, sans perdre de temps, ils s'occupèrent avec activité de toutes les besognes que réclame un mort.

    Lesable se chargea d'aller chercher le médecin et de faire, le plus vite possible, les courses les plus pressées.
Il prit son chapeau et descendit l'escalier en courant, ayant hâte
d'être dans la rue, d'être seul, de respirer, de penser, de jouir
solitairement de son bonheur.
Lorsqu'il eut terminé ses commissions, au lieu de rentrer il gagna
le boulevard, poussé par le désir de voir du monde, de se mêler au
mouvement, à la vie heureuse du soir. Il avait envie de crier aux
passants : "J'ai cinquante mille livres de rentes", et il allait, les
mains dans les poches, s'arrêtant devant les étalages, examinant les
riches étoffes, les bijoux, les meubles de luxe, avec cette pensée
joyeuse : "Je pourrai me payer cela maintenant."
Tout à coup il passa devant un magasin de deuil et une idée brusque
l'effleura : "Si elle n'était point morte ? S'ils s'étaient trompés ?"

    Et il revint vers sa demeure, d'un pas plus pressé, avec ce doute flottant dans l'esprit.

    En rentrant il demanda : "Le docteur est-il venu ?"

    Cachelin répondit : "Oui. Il a constaté le décès, et il s'est chargé de la déclaration."
Ils entrèrent dans la chambre de la morte. Cora pleurait toujours,
assise dans un fauteuil. Elle pleurait très doucement, sans peine,
presque sans chagrin maintenant, avec cette facilité de larmes qu'ont
les femmes.
Dès qu'ils se trouvèrent tous trois dans l'appartement, Cachelin
prononça à voix basse : "A présent que la bonne est partie se coucher,
nous pouvons regarder s'il n'y a rien de caché dans les meubles."
Et les deux hommes se mirent à l'oeuvre. Ils vidaient les tiroirs,
fouillaient dans les poches, dépliaient les moindres papiers. A minuit,
ils n'avaient rien trouvé d'intéressant. Cora s'était assoupie, et elle
ronflait un peu, d'une façon régulière. César demanda : "Est-ce que
nous allons rester ici jusqu'au jour ?" Lesable, perplexe, jugeait cela
plus convenable. Alors le beau-père en prit son parti : "En ce cas,
dit-il, apportons des fauteuils" ; et ils allèrent chercher les deux
autres sièges capitonnés qui meublaient la chambre des jeunes époux.
Une heure plus tard, les trois parents dormaient avec des
ronflements inégaux, devant le cadavre glacé dans son éternelle
immobilité.
Ils se réveillèrent au jour, comme la petite bonne entrait dans la
chambre. Cachelin aussitôt avoua, en se frottant les paupières : "Je me
suis un peu assoupi depuis une demi-heure à peu près."
Mais Lesable, qui avait aussitôt repris possession de lui,
déclara : "Je m'en suis bien aperçu. Moi, je n'ai pas perdu
connaissance une seconde ; j'avais seulement fermé les yeux pour les
reposer."

    Cora regagna son appartement.
Alors Lesable demanda avec une apparente indifférence : "Quand
voulez-vous que nous allions chez le notaire prendre connaissance du
testament ?

    - Mais... ce matin, si vous voulez.

    - Est-il nécessaire que Cora nous accompagne ?

    - Ça vaut peut-être mieux, puisqu'elle est l'héritière, en somme.

    - En ce cas, je vais la prévenir de s'apprêter.

    Et Lesable sortit de son pas vif.
L'étude de maître Belhomme venait d'ouvrir ses portes quand
Cachelin, Lesable et sa femme se présentèrent, en grand deuil, avec des
visages désolés.
Le notaire les reçut aussitôt, les fit asseoir. Cachelin prit la
parole : "Monsieur, vous me connaissez : je suis le frère de Mlle
Charlotte Cachelin. Voici ma fille et mon gendre. Ma pauvre soeur est
morte hier ; nous l'enterrerons demain. Comme vous êtes dépositaire de
son testament, nous venons vous demander si elle n'a pas formulé
quelque volonté relative à son inhumation ou si vous n'avez pas quelque
communication à nous faire."
Le notaire ouvrit un tiroir, prit une enveloppe, la déchira, tira
un papier, et prononça : "Voici, monsieur, un double de ce testament
dont je puis vous donner connaissance immédiatement.

    "L'autre expédition, exactement pareille à celle-ci, doit rester entre mes mains." Et il lut :

    "Je soussignée, Victorine-Charlotte Cachelin, exprime ici mes dernières volontés :
"Je laisse toute ma fortune, s'élevant à un million cent vingt
mille francs environ, aux enfants qui naîtront du mariage de ma nièce
Céleste-Coralie Cachelin, avec jouissance des revenus aux parents
jusqu'à la majorité de l'aîné des descendants.
"Les dispositions qui suivent règlent la part afférente à chaque
enfant et la part demeurant aux parents jusqu'à la fin de leurs jours.
"Dans le cas où ma mort arriverait avant que ma nièce eût un
héritier, toute ma fortune restera entre les mains de mon notaire,
pendant trois ans, pour ma volonté exprimée plus haut être accomplie si
un enfant naît durant cette période.
Mais dans le cas où Coralie n'obtiendrait point du Ciel un
descendant pendant les trois années qui suivront ma mort, ma fortune
sera distribuée, par les soins de mon notaire, aux pauvres et aux
établissements de bienfaisance dont la liste suit."

    Suivait une série interminable de noms de communautés, de chiffres, d'ordres et de recommandations.

    Puis maître Belhomme remit poliment le papier entre les mains de Cachelin, ahuri de saisissement.
Il crut même devoir ajouter quelques explicati

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Agathe

Professeur de langues dans le secondaire, je partage avec vous mes cours de linguistique !