I

    Devant la porte de la maison, demi-ferme, demi-manoir, une de ces
habitations rurales mixtes qui furent presque seigneuriales et
qu'occupent à présent de gros cultivateurs, les chiens, attachés aux
pommiers de la cour, aboyaient et hurlaient à la vue des carnassières
poilées par le garde et des gamins. Dans la grande salle à
manger-cuisine, Hautot père, Hautot fils, M. Bermont, le percepteur, et
M. Mondaru, le notaire, cassaient une croûte et buvaient un verre avant
de se mettre en chasse, car c'était jour d'ouverture.
Hautot père, fier de tout ce qu'il possédait, vantait d'avance le
gibier que ses invités allaient trouver sur ses terres. C'était un
grand Normand, un de ces hommes puissants, sanguins, osseux, qui lèvent
sur leurs épaules des voitures de pommes. Demi-paysan, demi-monsieur,
riche, respecté, influent, autoritaire, il avait fait suivre ses
classes, jusqu'en troisième, à son fils Hautot César, afin qu'il eût de
l'instruction, et il avait arrêté là ses études de peur qu'il devint un
monsieur indifférent à la terre.
Hautot César, presque aussi haut que son père, mais plus maigre,
était un bon garçon de fils, docile, content de tout, plein
d'admiration, de respect et de déférence pour les volontés et les
opinions de Hautot père.
M. Bermont, le percepteur, un petit gros qui montrait sur ses joues
rouges de minces réseaux de veines violettes pareils aux affluents et
au cours tortueux des fleuves sur les cartes de géographie, demandait :

    - Et du lièvre - y en a-t-il, du lièvre ?...

    Hautot père répondit :

    Tant que vous en voudrez, surtout dans les fonds du Puysatier.
- Par où commençons-nous ? interrogea le notaire, un bon vivant de
notaire gras et pâle, bedonnant aussi et sanglé dans un costume de
chasse tout neuf, acheté à Rouen l'autre semaine.

    - Eh bien, par là, par les fonds. Nous jetterons les perdrix dans la plaine et nous nous rabattrons dessus.
Et Hautot père se leva. Tous l'imitèrent, prirent leurs fusils dans
les coins, examinèrent les batteries, tapèrent du pied pour s'affermir
dans leurs chaussures un peu dures, pas encore assouplies par la
chaleur du sang ; puis ils sortirent ; et les chiens se dressant au
bout des attaches poussèrent des hurlements aigus en battant l'air de
leurs pattes.
On se mit en route vers les fonds. C'était un petit vallon, ou
plutôt une grande ondulation de terres de mauvaise qualité, demeurées
incultes pour cette raison, sillonnées de ravines, couvertes de
fougères, excellente réserve de gibier.
Les chasseurs s'espacèrent, Hautot père tenant la droite, Hautot
fils tenant la gauche, et les deux invités au milieu. Le garde et les
porteurs de carniers suivaient. C'était l'instant solennel où on attend
le premier coup de fusil, où le coeur bat un peu, tandis que le doigt
nerveux tâte à tout instant les gâchettes.
Soudain, il partit, ce coup ! Hautot père avait tiré. Tous
s'arrêtèrent et virent une perdrix, se détachant d'une compagnie qui
fuyait à tire-d'aile, tomber dans un ravin sous une broussaille
épaisse. Le chasseur excité se mit à courir, enjambant, arrachant les
ronces qui le retenaient, et il disparut à son tour dans le fourré, à
la recherche de sa pièce.

    Presque aussitôt, un . second coup de feu retentit.

    - Ah ! ah ! le gredin, cria M. Bermont, il aura déniché un lièvre là-dessous.

    Tous attendaient, les yeux sur ce tas de branches impénétrables au regard.
Le notaire, faisant un porte-voix de ses mains, hurla : "Les
avez-vous ?" Hautot père ne répondit pas ; alors, César, se tournant
vers le garde, lui dit : "Va donc l'aider, Joseph. Il faut marcher en
ligne. Nous attendrons."
Et Joseph, un vieux tronc d'homme sec, noueux, dont toutes les
articulations faisaient des bosses, partit d'un pas tranquille et
descendit dans le ravin, en cherchant les trous praticables avec des
précautions de renard. Puis, tout de suite, il cria :

    - Oh ! v'nez ! v'nez ! y a un malheur d'arrivé.
Tous accoururent et plongèrent dans les ronces. Hautot père, tombé
sur le flanc, évanoui, tenait à deux mains son ventre d'où coulaient à
travers sa veste de toile déchirée par le plomb de longs filets de sang
sur l'herbe. Lâchant son fusil pour saisir la perdrix morte à portée de
sa main, il avait laissé tomber l'arme dont le second coup, partant au
choc, lui avait crevé les entrailles. On le tira du fossé, on le
dévêtit, et on vit une plaie affreuse par où les intestins sortaient.
Alors, après qu'on l'eut ligaturé tant bien que mal, on le reporta chez
lui et on attendit le médecin qu'on avait été quérir, avec un prêtre.

    Quand le docteur arriva, il remua la tête gravement, et se tournant vers Hautot fils qui, sanglotait sur une chaise :

    - Mon pauvre garçon, dit-il, ça n'a pas bonne tournure.
Mais quand le pansement fut fini, le blessé remua les doigts,
ouvrit la bouche, puis les yeux, jeta devant lui des regards troubles,
hagards, puis parut chercher dans sa mémoire, se souvenir, comprendre,
et il murmura :

    - Nom d'un nom, ça y est.

    Le médecin lui, tenait la main.

    - Mais non, mais non, quelques jours de repos seulement, ça ne sera rien.

    Hautot reprit :

    - Ça y est ! j'ai l'ventre crevé ! Je le sais bien.

    Puis soudain :

    - J'veux parler au fils, si j'ai le temps.

    Hautot fils, malgré lui, larmoyait et répétait comme un petit garçon :

    - P'pa, p'pa, pauv'e p'pa !

    Mais le père, d'un ton plus ferme :
- Allons pleure pu, c'est pas le moment. J'ai à te parler, Mets-toi
là, tout près, ça sera vite fait, et je serai plus tranquille. Vous
autres, une minute s'il vous plaît.

    Tous sortirent laissant le fils en face du père.

    Dès qu'ils furent seuls :
- Écoute, fils, tu as vingt-quatre ans, on peut te dire les choses.
Et puis il n'y a pas tant de mystère à ça que nous en mettons. Tu sais
bien que ta mère est morte depuis sept ans, pas vrai, et que je n'ai
pas plus de quarante-cinq ans, moi, vu que je me suis marié à dix-neuf.
Pas vrai ?

    Le fils balbutia :

    - Oui, c'est vrai.
- Donc ta mère est morte depuis sept ans, et moi je suis resté
veuf. Eh bien ! ce n'est pas un homme comme moi qui peut rester veuf à
trente-sept ans, pas vrai ?

    Le fils répondit :

    - Oui, c'est vrai.

    Le père, haletant, tout pâle et la face crispée, continua :
- Dieu que j'ai mal ! Eh bien, tu comprends. L'homme n'est pas fait
pour vivre seul, mais je ne voulais pas donner une suivante à ta mère,
vu que je lui avais promis ça. Alors... tu comprends ?

    - Oui, père.
- Donc, j'ai pris une petite à Rouen, rue de l'Éperlan, 18, au
troisième, la seconde porte - je te dis tout ça, n'oublie pas -, mais
une petite qui a été gentille tout plein pour moi, aimante, dévouée,
une vraie femme, quoi ? Tu saisis, mon gars ?

    - Oui, père.

    - Alors, si je m'en vas, je lui dois quelque chose, mais quelque chose de sérieux qui la mettra à l'abri. Tu comprends ?

    - Oui, père.
- Je te dis que c'est une brave fille, mais là, une brave, et que,
sans toi, et sans le souvenir de ta mère, et puis sans la maison où
nous avons vécu tous trois, je l'aurais amenée ici, et puis épousée,
pour sûr... écoute... écoute... mon gars... j'aurais pu faire un
testament... je n'en ai point fait ! Je n'ai pas voulu... car il ne
faut point écrire les choses... ces choses-là... ça nuit trop aux
légitimes... et puis ça embrouille tout... ça ruine tout le monde !
Vois-tu, le papier timbré, n'en faut pas, n'en fais jamais usage. Si je
suis riche, c'est que je ne m'en suis point servi de ma vie. Tu
comprends, mon fils !

    - Oui, père.
- Écoute encore... Écoute bien... Donc, je n'ai pas fait de
testament... je n'ai pas voulu.... et puis je te connais, tu as bon
coeur, tu n'es pas ladre, pas regardant, quoi. Je me suis dit que, sur
ma fin, je te conterais les choses et que je te prierais de ne pas
oublier la petite : - Caroline Donet, rue de l'Éperlan, 18, au
troisième, la seconde porte, n'oublie pas. - Et puis, écoute encore.
Vas-y tout de suite quand je serai parti - et puis arrange-toi pour
qu'elle ne se plaigne pas de ma mémoire. - Tu as de quoi. - Tu le peux,
je te laisse assez... Écoute... En semaine on ne la trouve pas. Elle
travaille chez Mme Moreau, rue Beauvoisine. Vas-y le jeudi. Ce jour-là
elle m'attend. C'est mon jour, depuis six ans. Pauvre p'tite, va-t-elle
pleurer !... Je te dis tout ça, parce que je te connais bien, mon fils.
Ces choses-là on ne les conte pas au public, ni au notaire, ni au curé.
Ça se fait, tout le monde le sait, mais ça ne se dit pas, sauf
nécessité. Alors personne d'étranger dans le secret, personne que la
famille, parce que la famille, c'est tous en un seul. Tu comprends ?

    - Oui, père.

    - Tu promets ?

    - Oui, père.

    - Tu jures ?

    - Oui, père.

    - Je t'en prie, je t'en supplie, fils, n'oublie pas. J'y tiens.

    - Non, père.

    - Tu iras toi-même. Je veux que tu t'assures de tout.

    - Oui, père.

    - Et puis, tu verras... tu verras ce qu'elle t'expliquera. Moi, je ne peux pas te dire plus. C'est juré ?

    - Oui, père.

    - C'est bon, mon fils. Embrasse-moi. Adieu. Je vas claquer, j'en suis sûr. Dis-leur qu'ils entrent.
Hautot fils embrassa son père en gémissant, puis toujours docile,
ouvrit la porte, et le prêtre parut, en surplis blanc, portant les
saintes huiles.
Mais le moribond avait fermé les yeux, et il refusa de les rouvrir,
il refusa de répondre, il refusa de montrer, même par un signe, qu'il
comprenait.
Il avait assez parlé, cet homme, il n'en pouvait plus. Il se
sentait d'ailleurs à présent le coeur tranquille, il voulait mourir en
paix. Qu'avait-il besoin de se confesser au délégué de Dieu, puisqu'il
venait de se confesser à son fils, qui était de la famille, lui ?
Il fut administré, purifié, absous, au milieu de ses amis et de ses
serviteurs agenouillés, sans qu'un seul mouvement de son visage révélât
qu'il vivait encore.

    Il mourut vers minuit, après quatre heures de tressaillements indiquant d'atroces souffrances.

Trouvez votre cour de francais pour ne plus faire de fautes.

II

Ce fut le mardi qu'on l'enterra, la chasse ayant ouvert le
dimanche. Rentré chez lui, après avoir conduit son père au cimetière,
César Hautot passa le reste du jour à pleurer. Il dormit à peine la
nuit suivante et il se sentit si triste en s'éveillant qu'il se
demandait comment il pourrait continuer à vivre.
Jusqu'au soir cependant il songea que, pour obéir à la dernière
volonté paternelle, il devait se rendre à Rouen le lendemain, et voir
cette fille Caroline Donet qui demeurait rue de l'Éperlan, 18, au
troisième étage. la seconde porte . Il avait répété, tout bas, comme on
marmotte une prière, ce nom et cette adresse, un nombre incalculable de
fois, afin de ne pas les oublier, et il finissait par les balbutier
indéfiniment, sans pouvoir s'arrêter ou penser à quoi que ce fût, tant
sa langue et son esprit étaient possédés par cette phrase.
Donc le lendemain, vers huit heures, il ordonna d'atteler
Graindorge au tilbury et partit au grand trot du lourd cheval normand
sur la grand-route d'Ainville à Rouen. Il portait sur le dos sa
redingote noire, sur la tête son grand chapeau de soie et sur les
jambes sa culotte à sous-pieds, et il n'avait pas voulu, vu la
circonstance, passer par-dessus son beau costume la blouse bleue qui se
gonfle au vent, garantit le drap de la poussière et des taches, et
qu'on ôte prestement à l'arrivée, dès qu'on a sauté de voiture.
Il entra dans Rouen alors que dix heures sonnaient, s'arrêta comme
toujours à l'hôtel des Bons-Enfants, rue des Trois-Mares, subit les
embrassades du patron, de la patronne et de ses cinq fils, car on
connaissait la triste nouvelle ; puis, il dut donner des détails sur
l'accident, ce qui le fit pleurer, repousser les services de toutes ces
gens, empressés parce qu'ils le savaient riche, et refuser même leur
déjeuner, ce qui les froissa.
Ayant donc épousseté son chapeau, brossé sa redingote, et essuyé
ses bottines, il se mit à la recherche de la rue de l'Éperlan, sans
oser prendre de renseignements près de personne, de crainte d'être
reconnu et d'éveiller les soupçons.
A la fin, ne trouvant pas, il aperçut un prêtre, et se fiant à la
discrétion professionnelle des hommes d'église, il s'informa auprès de
lui.

    Il n'avait que cent pas à faire, c'était justement la deuxième rue à droite.
Alors, il hésita. Jusqu'à ce moment, il avait obéi comme une brute
à la volonté du mort. Maintenant il se sentait tout remué, confus,
humilié à l'idée de se trouver, lui, le fils, en face de cette femme
qui avait été la maîtresse de son père. Toute la morale qui gît en
nous, tassée au fond de nos sentiments par des siècles d'enseignement
héréditaire, tout ce qu'il avait appris depuis le catéchisme sur les
créatures de mauvaise vie, le mépris instinctif que tout homme porte en
lui contre elles, même s'il en épouse une, toute son honnêteté bornée
de paysan, tout cela s'agitait en lui, le retenait, le rendait honteux
et rougissant.
Mais il pensa : "J'ai promis au père, faut pas y manquer." Alors il
poussa la porte entrebâillée de la maison, marquée du numéro 18,
découvrit un escalier sombre, monta trois étages, aperçut une porte,
puis une seconde, trouva une ficelle de sonnette et tira dessus.
Le din-din qui retentit dans la chambre voisine lui fit passer un
frisson dans le corps. La porte s'ouvrit et il se trouva en face d'une
jeune dame très bien habillée, brune, au teint coloré, qui le regardait
avec des yeux stupéfaits.
Il ne savait que lui dire, et, elle, qui ne se doutait de rien, et
qui attendait l'autre, ne l'invitait pas à entrer. Ils se contemplèrent
ainsi pendant près d'une demi-minute. A la fin elle demanda :

    - Vous désirez, monsieur ?

    Il murmura :

    - Je suis Hautot fils.

    Elle eut un sursaut, devint pâle, et balbutia comme si elle le connaissait depuis longtemps.

    - Monsieur César ?

    - Oui.

    - Et alors ?

    - J'ai à vous parler de la part du père.

    Elle fit - Oh ! mon Dieu ! - et recula pour qu'il entrât. Il ferma la porte et la suivit.
Alors il aperçut un petit garçon de quatre ou cinq ans, qui jouait
avec un chat, assis par terre devant un fourneau d'où montait une fumée
de plats tenus au chaud.

    - Asseyez-vous, disait-elle.

    Il s'assit... Elle demanda :

    - Eh bien ?
Il n'osait plus parler, les yeux fixés. sur la table dressée au
milieu de l'appartement, et portant trois couverts, dont un d'enfant.
Il regardait la chaise tournée dos au feu, l'assiette, la serviette,
les verres, la bouteille de vin rouge entamée et la bouteille de vin
blanc intacte. C'était la place de son père, dos au feu ! On
l'attendait. C'était son, pain qu'il voyait, qu'il reconnaissait près
de la fourchette, car la croûte était enlevée à cause des mauvaises
dents d'Hautot. Puis, levant les yeux, il aperçut, sur le mur, son
portrait, la grande photographie faite à Paris l'année de l'Exposition,
la même qui était clouée au-dessus du lit dans la chambre à coucher
d'Ainville.

    La jeune femme reprit :

    - Eh bien, monsieur César ?

    Il la regarda. Une angoisse l'avait rendue livide et elle attendait, les mains tremblantes de peur.

    Alors il osa.

    - Eh bien, mam'zelle, papa est mort dimanche, en ouvrant la chasse.
Elle fut si bouleversée qu'elle ne remua pas. Après quelques
instants de silence, elle murmura d'une voix presque insaisissable :

    - Oh ! pas possible !

    Puis, soudain, des larmes parurent dans ses yeux, et levant ses mains elle se couvrit la figure en se mettant à sangloter.
Alors, le petit tourna la tête, et voyant sa mère en pleurs, hurla.
Puis comprenant que ce chagrin subit venait de cet inconnu, il se rua
sur César, saisit d'une main sa culotte et de l'autre il lui tapait la
cuisse de toute sa force. Et César demeurait éperdu, attendri, entre
cette femme qui pleurait son père et cet enfant qui défendait sa mère.
Il se sentait lui-même gagné par l'émotion, les yeux enflés par le
chagrin ; et, pour reprendre contenance, il se mit à parler.
- Oui, disait-il, le malheur est arrivé dimanche matin, sur les
huit heures... Et il contait, comme si elle l'eût écouté, n'oubliant
aucun détail, disant les plus petites choses avec une minutie de
paysan. Et le petit tapait toujours, lui lançant à présent des coups de
pied dans les chevilles.

    Quand il arriva au moment où Hautot père avait parlé d'elle, elle entendit son nom, découvrit sa figure et demanda :

    - Pardon, je ne vous suivais pas, je voudrais bien savoir... Si ça ne vous contrariait pas de recommencer.

    Il recommença dans les mêmes termes : "Le malheur est arrivé dimanche matin sur les huit heures..."
Il dit tout, longuement, avec des arrêts, des points, des
réflexions venues de lui, de temps en temps. Elle l'écoutait avidement,
percevant avec sa sensibilité nerveuse de femme toutes les péripéties
qu'il racontait et tressaillant d'horreur, faisant : "Oh mon Dieu !"
parfois. Le petit, la croyant calmée, avait cessé de battre César pour
prendre la main de sa mère, et il écoutait aussi, comme s'il eût
compris.

    Quand le récit fut terminé, Hautot fils reprit :
- Maintenant nous allons nous arranger ensemble suivant son désir.
Écoutez, je suis à mon aise, il m'a laissé du bien. Je ne veux pas que
vous ayez à vous plaindre...

    Mais elle l'interrompit vivement.
- Oh ! monsieur César, monsieur César, pas aujourd'hui. J'ai le
coeur coupé... Une autre fois, un autre jour... Non, pas aujourd'hui...
Si j'accepte, écoutez... ce n'est pas pour moi... non, non, non, je
vous le jure. C'est pour le petit. D'ailleurs, on mettra ce bien sur sa
tête.

    Alors César, effaré, devina, et balbutiant :

    - Donc... c'est à lui... le p'tit ?

    - Mais oui, dit-elle.

    Et Hautot fils regarda son frère avec une émotion confuse, forte et pénible.

    Après un long silence, car elle pleurait de nouveau, César, tout à fait gêné, reprit :

    - Eh bien, alors, mam'zelle Donet, je vas m'en aller. Quand voulez-vous que nous parlions de ça ?

    Elle s'écria :
- Oh ! non, ne partez pas, ne partez pas, ne me laissez pas toute
seule avec Émile ! Je mourrais de chagrin. Je n'ai plus personne,
personne que mon petit. Oh ! quelle misère, quelle misère, monsieur
César. Tenez, asseyez-vous. Vous allez encore me parler. Vous me direz
ce qu'il faisait, là-bas, toute la semaine.

    Et César s'assit, habitué à obéir.
Elle approcha, pour elle, une autre chaise de la sienne, devant le
fourneau où les plats mijotaient toujours, prit Émile sur ses genoux,
et elle demanda à César mille choses sur son père, des choses intimes
où l'on voyait, où il sentait sans raisonner qu'elle avait aimé Hautot
de tout son pauvre coeur de femme.
Et, par l'enchaînement naturel de ses idées, peu nombreuses, il en
revint à l'accident et se remit à le raconter avec tous les mêmes
détails.
Quand il dit : "Il avait un trou dans le ventre, on y aurait mis
les deux poings", elle poussa une sorte de cri, et les sanglots
jaillirent de nouveau de ses yeux. Alors, saisi par la contagion, César
se mit aussi à pleurer, et comme les larmes attendrissent toujours les
fibres du coeur, il se pencha vers Émile dont le front se trouvait à
portée de sa bouche et l'embrassa.

    La mère, reprenant haleine, murmurait :

    - Pauvre gars, le voilà orphelin.

    - Moi aussi, dit César.

    Et ils ne parlèrent plus.

    Mais soudain, l'instinct pratique de ménagère, habituée à songer à tout, se réveilla chez la jeune femme.

    - Vous n'avez peut-être rien pris de la matinée, monsieur César ?

    - Non, mam'zelle.

    - Oh ! vous devez avoir faim. Vous allez manger un morceau.

    - Merci, dit-il, je n'ai pas faim, j'ai eu trop de tourment.

    Elle répondit :
- Malgré la peine, faut bien vivre, vous ne me refuserez pas ça !
Et puis vous resterez un peu plus. Quand vous serez parti, je ne sais
pas ce que je deviendrai.
Il céda, après quelque résistance encore, et s'asseyant dos au feu,
en face d'elle, il mangea une assiette de tripes qui crépitaient dans
le fourneau et but un verre de vin rouge. Mais il ne permit point
qu'elle débouchât le vin blanc.

    Plusieurs fois il essuya la bouche du petit qui avait barbouillé de sauce tout son menton.

    Comme il se levait pour partir, il demanda :

    - Quand est-ce voulez-vous que je revienne pour parler de l'affaire, mam'zelle Donet ?
- Si ça ne vous faisait rien, jeudi prochain, monsieur César. Comme
ça je ne perdrais pas de temps. J'ai toujours mes jeudis libres.

    - Ça me va, jeudi prochain.

    - Vous viendrez déjeuner, n'est-ce pas ?

    - Oh ! quant à ça, je ne peux pas le promettre.

    - C'est qu'on cause mieux en mangeant. On a plus de temps aussi.

    - Eh bien, soit. Midi alors.

    Et il s'en alla après avoir encore embrassé le petit Émile, et serré la main de Mlle Donet.

 

III

La semaine parut longue à César Hautot. Jamais il ne s'était trouvé
seul, et l'isolement lui semblait insupportable. Jusqu'alors, il vivait
à côté de son père, comme son ombre, le suivait aux champs, surveillait
l'exécution de ses ordres, et quand il l'avait quitté pendant quelque
temps le retrouvait au dîner. Ils passaient les soirs à fumer leurs
pipes en face l'un de l'autre, en causant chevaux, vaches ou moutons ;
et la poignée de main qu'ils se donnaient au réveil semblait l'échange
d'une affection familiale et profonde.
Maintenant César était seul. Il errait par les labours d'automne,
s'attendant toujours à voir se dresser au bout d'une plaine la grande
silhouette gesticulante du père. Pour tuer les heures, il entrait chez
les voisins, racontait l'accident à tous ceux qui ne l'avaient pas
entendu, le répétait quelquefois aux autres. Puis, à bout d'occupations
et de pensées, il s'asseyait au bord d'une route en se demandant si
cette vie-là allait durer longtemps.
Souvent il songea à Mlle Donet. Elle lui avait plu. Il l'avait
trouvée comme il faut, douce et brave fille, comme avait dit le père.
Oui, pour une brave fille, c'était assurément une brave fille. Il était
résolu à faire les choses grandement et à lui donner deux mille francs
de rente en assurant le capital à l'enfant. Il éprouvait même un
certain plaisir à penser qu'il allait la revoir le jeudi suivant, et
arranger cela avec elle. Et puis l'idée de ce frère, de ce petit
bonhomme de cinq ans, qui était le fils de son père, le tracassait,
l'ennuyait un peu et l'échauffait en même temps. C'était une espèce de
famille qu'il avait là dans ce mioche clandestin qui ne s'appellerait
jamais Hautot, une famille qu'il pouvait prendre ou laisser à sa guise,
mais qui lui rappelait le père.
Aussi quand il se vit sur la route de Rouen, le jeudi matin,
emporté par le trot sonore de Graindorge, il sentit son coeur plus
léger, plus reposé qu'il ne l'avait encore eu depuis son malheur.
En entrant dans l'appartement de Mlle Donet, il vit la table mise
comme le jeudi précédent, avec cette seule différence que la croûte du
pain n'était pas ôtée.
Il serra la main de la jeune femme, baisa Émile sur les joues et
s'assit, un peu comme chez lui, le coeur gros tout de même. Mlle Donet
lui parut un peu maigrie, un peu pâlie. Elle avait dû rudement pleurer.
Elle avait maintenant un air gêné devant lui comme si elle eût compris
ce qu'elle n'avait pas senti l'autre semaine sous le premier coup de
son malheur, et elle le traitait avec des égards excessifs, une
humilité douloureuse, et des soins touchants comme pour lui payer en
attention et en dévouement les bontés qu'il avait pour elle. Ils
déjeunèrent longuement, en parlant de l'affaire qui l'amenait. Elle ne
voulait pas tant d'argent. C'était trop, beaucoup trop. Elle gagnait
assez pour vivre, elle, mais elle désirait seulement qu'Émile trouvât
quelques sous devant lui quand il serait grand. César tint bon, et
ajouta même un cadeau de mille francs pour elle, pour son deuil.

    Comme il avait pris son café, elle demanda :

    - Vous fumez ?

    - Oui... J'ai ma pipe.
Il tâta sa poche. Nom d'un nom, il l'avait oubliée ! Il allait se
désoler quand elle lui offrit une pipe du père, enfermée dans une
armoire. Il accepta, la prit, la reconnut, la flaira, proclama sa
qualité avec une émotion dans la voix, l'emplit de tabac et l'alluma.
Puis il mit Émile à cheval sur sa jambe et le fit jouer au cavalier
pendant qu'elle desservait la table et enfermait, dans le bas du
buffet, la vaisselle sale, pour la laver quand il serait sorti.

    Vers trois heures, il se leva à regret, tout ennuyé à l'idée de partir.

    - Eh bien ! mam'zelle Donet, dit-il, je vous souhaite le bonsoir et charmé de vous avoir trouvée comme ça.

    Elle restait devant lui, rouge, bien émue, et le regardait en songeant à l'autre.

    - Est-ce que nous ne nous reverrons plus ? dit-elle.

    Il répondit simplement :

    - Mais oui, mam'zelle, si ça vous fait plaisir.

    - Certainement, monsieur César. Alors, jeudi prochain, ça vous irait-il ?

    - Oui, mam'zelle Donet.

    - Vous venez déjeuner, bien sûr ?

    - Mais..., si vous voulez bien, je ne refuse pas.

    - C'est entendu, monsieur César, jeudi prochain, midi, comme aujourd'hui.

    - Jeudi midi, mam'zelle Donet !

guy de maupassant

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Agathe

Professeur de langues dans le secondaire, je partage avec vous mes cours de linguistique !