J'avais reçu, dans la matinée du 8 juillet, le télégramme que voici :
"Beau temps. Toujours mes prédictions. Frontières belges. Départ du
matériel et du personnel à midi, au siège social. Commencement des
manoeuvres à trois heures. Ainsi donc je vous attends à l'usine à
partir de cinq heures. JOVIS."
A cinq heures précises, j'entrais à l'usine à gaz de la Villette.
On dirait les ruines colossales d'une ville de cyclopes. D'énormes et
sombres avenues s'ouvrent entre les lourds gazomètres alignés l'un
derrière l'autre, pareils à des colonnes monstrueuses, tronquées,
inégalement hautes et qui portaient sans doute, autrefois, quelque
effrayant édifice de fer.
Dans la cour d'entrée, gît le ballon, une grande galette de toile
jaune, aplatie à terre, sous un filet. On appelle cela la mise en
épervier ; et il a l'air, en effet, d'un vaste poisson pris et mort.
Deux ou trois cents personnes le regardent, assises ou debout, ou
bien examinent la nacelle, un joli panier carré, un panier à chair
humaine qui porte sur son flanc, en lettres d'or, dans une plaque
d'acajou : Le Horla.
On se précipite soudain, car le gaz pénètre enfin dans le ballon
par un long tube de toile jaune qui rampe sur le sol, se gonfle,
palpite comme un ver démesuré. Mais une autre pensée, une autre image
frappent tous les yeux et tous les esprits. C'est ainsi que la nature
elle-même nourrit les êtres jusqu'à leur naissance. La bête qui
s'envolera tout à l'heure commence à se soulever, et les aides du
capitaine Jovis, à mesure que Le Horla
grossit, étendent et mettent en place le filet qui le couvre, de façon
à ce que la pression soit bien régulière et également répartie sur tous
les points.
Cette opération est fort délicate et fort importante ; car la
résistance de la toile de coton, si mince, dont est fait l'aérostat,
est calculée en raison de l'étendue du contact de cette toile avec le
filet aux mailles serrées qui portera la nacelle.

Le Horla,
d'ailleurs, a été dessiné par M. Mallet, construit sous ses yeux et par
lui. Tout a été fait dans les ateliers de M Jovis, par le personnel
actif de la société, et rien au-dehors.
Ajoutons que tout est nouveau dans ce ballon, depuis le vernis
jusqu'à la soupape, ces deux choses essentielles de l'aérostation. Il
doit rendre la toile impénétrable au gaz, comme les flancs d'un navire
sont impénétrables à l'eau. Les anciens vernis à base d'huile de lin
avaient double inconvénient de fermenter et de brûler la toile qui, en
peu de temps, se déchirait comme du papier.
Les soupapes offraient ce danger de se refermer imparfaitement dès
qu'elles avaient été ouvertes et qu'était brisé l'enduit, dit
cataplasme, dont on les garnissait. La chute de M. Lhoste, en pleine
mer et en pleine nuit, a prouvé, l'autre semaine, l'imperfection du
vieux système.
On peut dire que les deux découvertes du capitaine Jovis, celle du
vernis principalement, sont d'une valeur inestimable pour
l'aérostation.
On en parle d'ailleurs dans la foule, et des hommes, qui semblent
être des spécialistes, affirment avec autorité, que nous serons
retombés avant les fortifications. Beaucoup d'autres choses encore sont
blâmées dans ce ballon d'un nouveau type que nous allons expérimenter
avec tant de bonheur et de succès.
Il grossit toujours, lentement. On y découvre de petites déchirures
faites pendant le transport ; et on les bouche, selon l'usage, avec des
morceaux de journal appliqués sur la toile en les mouillant. Ce procédé
d'obstruction inquiète et émeut le public.
Pendant que le capitaine Jovis et son personnel s'occupent des
derniers détails, les voyageurs vont dîner à la cantine de l'usine à
gaz, selon la coutume établie.
Quand nous ressortons, l'aérostat se balance, énorme et
transparent, prodigieux fruit d'or, poire fantastique que mûrissent
encore, en la couvrant de feu, les derniers rayons du soleil.
Voici qu'on attache la nacelle, qu'on apporte les baromètres, la
sirène que nous ferons gémir et mugir dans la nuit, les deux trompes
aussi, et les provisions de bouche, les pardessus, tout le petit
matériel que peut contenir, avec les hommes, ce panier volant.
Comme le vent pousse le ballon sur les gazomètres, on doit à
plusieurs reprises l'en éloigner pour éviter un acident au départ.

Tout à coup le capitaine Jovis appelle les passagers.
Le lieutenant Mallet grimpe d'abord dans le filet aérien entre la
nacelle et l'aérostat, d'où il surveillera, durant toute la nuit, la
marche du Horla à travers le ciel, comme l'officier de quart, debout sur la passerelle, surveille la marche du navire.

M. Étienne Beer monte ensuite, pais M. Paul Bessand, puis M, Patrice Eyriès, et puis moi.
Mais l'aérostat est trop chargé pour la longue traversée que nous
devons entreprendre, et M Eyriès doit, non sans grand regret, quitter
sa place.
M. Jovis, debout sur le bord de la nacelle, prie, en termes fort
galants, les dames de s'écarter un peu, car il craint, en s'élevant, de
jeter du sable sur leurs chapeaux ; puis il commande : "Lâchez-tout !"
et tranchant d'un coup de couteau les cordes qui suspendent autour de
nous le lest accessoire qui nous retient à terre, il donne au Horla sa liberté.
En une seconde nous sommes partis. On ne sent rien ; on flotte, on
monte, on vole, on plane. Nos amis crient et applaudissent, nous ne les
entendons presque plus ; nous ne les voyons qu'à peine. Nous sommes
déjà si loin ! si haut ! Quoi ! nous venons de quitter ces gens
là-bas ? Est-ce possible ? Sous nous maintenant, Paris s'étale, une
plaque sombre bleuâtre, hachée par les rues, et d'où s'élancent de
place en place, des dômes, des tours, des flèches ; puis, tout autour,
la plaine, la terre que découpent les routes longues, minces et
blanches au milieu des champs verts, d'un vert tendre ou foncé, et des
bois presque noirs.
La Seine semble un gros serpent roulé, couché immobile, dont on
n'aperçoit ni la tête ni la queue ; elle vient de là-bas, elle s'en va
là-bas, en traversant Paris, et la terre entière a l'air d'une immense
cuvette de prés et de forêts qu'enferme à l'horizon une montagne basse,
lointaine et circulaire.
Le soleil qu'on n'apercevait plus d'en bas reparaît pour nous,
comme s'il se levait de nouveau, et notre ballon lui-même s'allume dans
cette clarté ; il doit paraître un astre à ceux qui nous regardent. M.
Mallet, de seconde en seconde, jette dans le vide une feuille de papier
à cigarettes et dit tranquillement : "Nous montons, nous montons
toujours", tandis que le capitaine Jovis, rayonnant de joie, se frotte
les mains en répétant : "Hein ? ce vernis, hein ! ce vernis,"
On ne peut, en effet, apprécier les montées et les descentes qu'en
jetant de temps en temps une feuille de papier à cigarettes. Si ce
papier, qui demeure, en réalité, suspendu dans l'air, semble tomber
comme une pierre, c'est que le ballon monte ; s'il semble au contraire
s'envoler au ciel, c'est que le ballon descend.
Les deux baromètres indiquent cinq cents mètres environ, et nous
regardons, avec une admiration enthousiaste, cette terre que nous
quittons, à laquelle nous ne tenons plus par rien et qui a l'air d'une
carte de géographie peinte, d'un plan démesuré de province. Toutes ses
rumeurs cependant nous arrivent distinctes, étrangement
reconnaissables. On entend surtout le bruit des roues sur les routes,
le claquement des fouets, le "hue" des charretiers, le roulement et le
sifflement des trains, et les rires des gamins qui courent et jouent
sur les places. Chaque fois que nous passons sur un village, ce sont
des clameurs enfantines qui dominent tout et montent dans le ciel avec
le plus d'acuité.
Des hommes nous appellent ; des locomotives sifflent ; nous
répondons avec la sirène qui pousse des gémissements plaintifs,
affreux, maigres, vraie voix d'être fantastique errant autour du monde.

Des lumières s'allument de place en place, feux isolés dans les
fermes chapelets de gaz dans les villes. Nous allons vers le nord-ouest
après avoir plané longtemps sur le petit lac d'Enghien. Une rivière
apparaît : c'est l'Oise. Alors nous discutons pour savoir où nous
sommes. Cette ville qui brille là-bas, est-ce Creil ou Pontoise ? Si
nous étions sur Pontoise, on verrait semble-t-il la jonction de la
Seine et de l'Oise ; et puis ce feu, cet énorme feu sur la gauche,
n'est-ce pas le haut fourneau de Montataire ?
Nous nous trouvons en vérité sur Creil. Le spectacle est
surprenant ; sur la terre, il fait nuit et nous sommes encore dans la
lumière, à dix heures passées. Maintenant nous entendons les bruits
légers des champs, le double cri des cailles surtout, puis les
miaulements des chats et les hurlements des chiens. Certes, les chiens
sentent le ballon, le voient et donnent l'alarme. On les entend, par
toute la plaine, aboyer contre nous st gémir, comme ils gémissent à la
lune. Les boeufs aussi semblent se réveiller dans les étables, car ils
mugissent ; toutes les bêtes effrayées s'émeuvent devant ce monstre
aérien qui passe.
Et les odeurs du sol montent vers nous délicieuses, odeurs des
foins, des fleurs, de la terre verte et mouillée, parfumant l'air, un
air léger, si léger, si doux, si savoureux que jamais de ma vie je
n'avais respiré avec tant de bonheur. Un bien-être profond, inconnu,
m'envahit, bien-être du corps et de l'esprit, fait de nonchalance, de
repos infini, d'oubli, d'indifférence à tout et de cette sensation
nouvelle de traverser l'espace sans rien sentir de ce qui rend
insupportable le mouvement, sans bruit, sans secousses et sans
trépidations.
Tantôt nous montons et tantôt nous descendons. De minute en minute,
le lieutenant Mallet, suspendu dans sa toile d'araignée, dit au
capitaine Jovis : "Nous descendons, jetez une demi-poignée" Et le
capitaine, qui cause et rit avec nous, un sac de lest entre ses genoux,
prend dans ce sac un peu de sable et le jette par-dessus bord.

Rien n'est plus amusant, plus délicat et plus passionnant que la
manoeuvre du ballon. C'est un énorme joujou, libre et docile, qui obéit
avec une surprenante sensibilité, mais qui est aussi, et avant tout,
l'esclave du vent, auquel nous ne commandons pas.
Une pincée de sable, la moitié d'un journal, quelques gouttes
d'eau, les os du poulet qu'on vient de manger, jetés au-dehors, le font
monter brusquement.
Le fleuve ou le bois qu'on traverse, nous soufflant un air humide
et froid, le fait descendre de deux cents mètres. Sur les blés mûrs il
se maintient, et sur les villes il s'élève.
La terre dort maintenant, ou plutôt l'homme dort sur la terre, car
les bêtes éveillées annoncent toujours notre approche. De temps en
temps le roulement d'un train, nous arrive ou le sifflet de la machine.
Sur les lieux habités nous faisons mugir la sirène : et les paysans
affolés dans leurs lits doivent se demander en tremblant si c'est
l'ange du jugement dernier qui passe.
Mais une odeur de gaz, forte et continue, nous frappe : nous avons
rencontré sans doute un courant chaud, et le ballon se gonfle, perdant
son sang invisible par le tuyau d'échappement, qu'on nomme appendice et
qui se referme de lui-même dès que cesse la dilatation.
Nous montons. La terre déjà ne nous renvoie plus l'écho de nos
trompes ; nous avons déjà passé six cents mètres. On n'y voit pas assez
pour consulter les instruments, on sait seulement que les feuilles de
papier de riz tombent sous nous comme des papillons morts, que nous
montons toujours, toujours. On ne distingue plus la terre ; des brumes
légères nous en séparent ; et sur nos têtes, le peuple des étoiles
scintille.
Mais une lueur naît devant nous, une lueur d'argent qui fait pâlir
le ciel ; et soudain, comme si elle s'élevait des profondeurs inconnues
de l'horizon inférieur, la lune apparaît sur le bord d'un nuage. Elle
semble venue d'en bas, tandis que nous la regardons de très haut,
accoudés à notre nacelle comme des spectateurs sur un balcon. Elle se
dégage luisante et ronde des nuées qui l'enveloppaient, et elle monte
au ciel avec lenteur.
La terre n'est plus, la terre est noyée sous les vapeurs laiteuses
qui ressemblent à une mer. Nous sommes donc seuls maintenant avec la
lune, dans l'immensité, et la lune a l'air d'un ballon qui voyage en
face de nous ; et notre ballon qui reluit a l'air d'une lune plus
grosse que l'autre, d'un monde errant au milieu du ciel, au milieu des
astres, dans l'étendue infinie. Nous ne parlons plus, nous ne pensons
plus, nous ne vivons plus ; nous allons, délicieusement inertes, à
travers l'espace L'air qui nous porte a fait de nous des êtres qui lui
ressemblent, des êtres muets, joyeux et fous, grisés par cette envolée
prodigieuse, étrangement alertes, bien qu'immobiles. On ne sent plus la
chair, on ne sent plus les os, on ne sent plus palpiter le coeur, on
est devenu quelque chose d'inexprimable, des oiseaux qui n'ont pas même
la peine de battre de l'aile.
Tout souvenir a disparu de nos âmes, tout souci a quitté nos
pensées, nous n'avons plus de regrets, de projets, ni d'espérances.
Nous regardons nous sentons, nous jouissons éperdument de ce voyage
fantastique ; rien que la lune et nous dans le ciel ! Nous sommes un
monde vagabond, un monde en marche, comme nos soeurs les planètes ; et
ce petit monde en marche porte cinq hommes qui ont quitté la terre et
l'ont déjà presque oubliée. On y voit maintenant comme en plein jour ;
nous nous regardons surpris de cette clarté, car nous n'avons à
regarder que nous et quelques nuages d'argent qui flottent plus bas.
Les baromètres indiquent douze cents mètres, puis treize, puis
quatorze, puis quinze cents ; et les feuilles de papier de riz tombent
toujours autour de nous.

Le capitaine Jovis affirme que la lune souvent a fait ainsi s'emballer les aérostats et que le voyage en haut va continuer.
Nous sommes maintenant à deux mille mètres ; nous montons encore à
deux mille trois cent cinquante mètres, le ballon enfin s'arrête.

Et nous faisons mugir la sirène, surpris qu'on ne nous réponde point des étoiles.
A présent, nous descendons, très vite, sans nous en douter, M.
Mallet crie sans cesse : "Jetez du lest, jetez du lest !" Et le lest
qu'on précipite dans le vide, sable et pierres mêlées, nous revient
dans la figure, comme s'il remontait, lancé d'en bas vers les astres,
tant est rapide notre chute.

Voici la terre !
"Où sommes-nous ? Cette pointe en l'air a duré plus de deux heures.
Il est minuit passe et nous traversons un grand pays sec, bien cultivé,
plein de routes, très peuplé.
Voici une ville, une grande ville à droite, une autre à gauche plus
loin. Mais, tout à coup, à la surface du sol, une lumière éclatante,
féerique, s'allume et s'éteint, puis elle reparaît, s'efface de
nouveau. Jovis, que grise l'espace, s'écrie : "Regardez, regardez ce
phénomène de la lune dans l'eau. On ne peut rien voir de plus beau la
nuit."
Rien, en effet, ne peut faire imaginer pareille chose, rien ne peut
donner l'idée de l'éclat prodigieux de ces plaques de clarté qui ne
sont pas du feu, qui ne semblent pas des reflets, qui naissent
brusquement ici ou là et s'éteignent tout aussitôt.
Sur les ruisseaux qui serpentent, ces foyers ardents apparaissent
en même temps à chaque détour du cours d'eau ; mais comme le ballon
passe aussi vite que le vent, à peine a-t-on le temps de les voir.

Nous sommes maintenant assez près de la terre, et notre ami Beer
s'écrie : "Regardez donc ! qu'est-ce qui court là-bas dans ce champ ?
N'est-ce pas un chien ?" Quelque chose court en effet sur le sol avec
une prodigieuse vitesse, et ce quelque chose semble franchir les
fossés, les routes, les arbres avec une telle facilité que nous ne
comprenons pas. Le capitaine riait : "C'est l'ombre de notre ballon,
dit-il. Elle va grossir à mesure que nous descendrons."
J'entendis distinctement un grand bruit de forges dans le lointain,
et comme nous n'avons cessé, durant toute la nuit, de nous diriger sur
l'étoile polaire, que j'ai souvent regardée et consultée du pont de mon
petit yacht sur la Méditerranée, nous allons indubitablement vers la
Belgique.
Notre sirène et nos deux trompes appellent sans discontinuer.
Quelques cris nous répondent, cris de charretier qui s'arrête, cri de
buveur attardé. Nous hurlons : "Où sommes-nous ?" Mais le ballon va si
vite que jamais l'homme effaré n'a le temps de nous répondre. L'ombre
grossie du Horla,
large comme une balle d'enfant, fuit devant nous, sur les champs, les
routes, les blés et les bois. Elle passe, elle passe, nous précédant
d'un demi-kilomètre ; et j'écoute à présent, penché hors de la nacelle,
le grand bruit du vent dans les arbres et sur les récoltes.

Je dis au capitaine Jovis : "Comme ça souffle !"
Il me répond : "Non, ce sont des chutes d'eau sans doute."
J'insiste, sûr de mon oreille qui reconnaît bien, le vent, pour l'avoir
entendu si souvent siffler dans les cordages. Alors Jovis me pousse le
coude ; il a peur d'émouvoir ses passagers joyeux et tranquilles, car
il sait bien qu'un orage nous chasse. Un homme enfin nous a compris, il
répond : "Nord."

Un autre nous jette le même mot.
Et soudain une ville considérable, d'après l'étendue de son gaz, se
montre juste devant nous. C'est Lille, peut-être. Comme nous approchons
d'elle, apparaît sous nous, tout à coup, une si surprenante lave de
feu, que je me crois emporté sur un pays fabuleux où on fabrique des
pierres précieuses pour les géants.
C'est une briqueterie, paraît-il. En voici d'autres, deux, trois.
Les matières en fusion bouillonnent, scintillent, jettent des éclats
bleus, rouges, jaunes, verts, des reflets de diamants monstrueux, de
rubis, d'émeraudes, de turquoises, de saphirs, de topazes. Et près de
là les grandes forges soufflent leur haleine ronflante, pareille à des
mugissements de lion apocalyptique ; les hautes cheminées jettent au
vent leurs panaches de flammes, et l'on entend des bruits de métal qui
roule, de métal qui sonne, de marteaux énormes qui retombent.

"Où sommes-nous ?"

Une voix, voix de farceur ou d'affolé, nous répond :

"Dans un ballon.

- Où sommes-nous ?

- Lille."
Nous ne nous étions point trompés. Déjà on ne voit plus la ville et
voici Roubaix sur la droite, puis des champs bien cultivés, réguliers,
de tons différents selon les cultures et qui semblent tous jaunes, gris
ou bruns dans la nuit. Mais des nuages s'amassent derrière nous,
couvrent la lune, tandis qu'à l'Est le ciel s'éclaircit, devient d'un
bleu clair avec des reflets rouges. C'est l'aube. Elle grandit vite,
nous montrant maintenant tous les petits détails de la terre, les
trains, les ruisseaux, les vaches, les chèvres. Et tout cela passe sous
nous avec une prodigieuse vitesse ; on n'a pas le temps de regarder, à
peine le temps de voir que d'autres prés, d'autres champs, d'autres
maisons ont déjà fui. Les coqs chantent, mais la voix des canards
domine tout, on dirait que le monde en est peuplé, couvert, tant ils
font de bruit.
Les paysans matineux agitent les bras, nous criant : "Laissez-vous
tomber." Mais nous allons toujours, sans monter ni descendre, penches
au bord de la nacelle et regardant couler l'univers sous nos pieds.
Jovis signale une autre ville, très loin. Elle approche, dominée
par des clochers antiques, et ravissante, vue ainsi d'en haut. On
discute. Est-ce Courtrai ? Est-ce Gand ?
Déjà nous sommes tout près et nous voyons qu'elle est entourée
d'eau, traversée en tous sens par des canaux. On dirait une Venise du
Nord. Juste au moment où nous passons sur le beffroi, si près que notre
guide-rope, longue corde traînant sous la nacelle, a failli le toucher,
le carillon flamand se met à chanter trois heures. Ses sons légers et
rapides, doux et clairs, semblent jaillit pour nous de ce mince toit de
pierre frôlé dans notre course errante C'est un bonjour charmant, un
bonjour ami que nous jette la Flandre. Nous répondons avec la sirène
dont l'horrible voix résonne par les rues.
C'était Bruges ; mais à peine l'avions-nous perdue de vue, que mon
voisin Paul Bessand me demande : "Ne voyez-vous rien sur la droite et
devant vous ? On dirait un fleuve."
Devant nous, en effet, s'étend au loin une ligne lumineuse, sous la
clarté de l'aube. Oui, cela a l'air d'un fleuve, d'un immense fleuve,
avec des îles dedans.

"Préparons la descente", dit le capitaine. Il fait rentrer dans la
nacelle M Mallet toujours perché dans son filet ; puis on serre les
baromètres et tous les objets durs qui pourraient nous blesser dans les
secousses.

M. Bessand s'écrie : "Mais voilà des mâts de navires à gauche. Nous sommes à la mer."
Des brumes nous l'avaient cachée jusque-là. La mer était partout, à
gauche et en face, tandis qu'à notre droite l'Escaut, joint à la Meuse,
étendait jusqu'à la mer ses bouches plus vastes qu'un lac.

Il fallait descendre en une minute ou deux.
La corde de la soupape, religieusement enfermée dans un petit sac
de toile blanche et placée bien en vue afin qu'elle ne soit touchée par
personne, fut deroulée, et M. Mallet la tient en main, tandis que le
capitaine Jovis cherche au loin une place favorable.

Derrière nous, le tonnerre gronde et aucun oiseau ne suivrait notre course folle.

"Tirez !" cria Jovis.
Nous passions sur un canal. La nacelle frémit deux fois et
s'inclina. Le guide-rope a touché les grands arbres des deux rives.
Mais notre vitesse est telle que la longue corde qui traîne
maintenant ne semble pas la ralentir, et nous arrivons, avec une
rapidité de boulet sur une grande ferme, dont les poules, les pigeons,
les canards effarés s'envolent dans tous les sens, tandis que les
veaux, les chats et les chiens fuient, éperdus, vers la maison.

Il nous reste juste un demi-sac de lest. Jovis le jette ; et Le Horla légèrement s'envole par-dessus le toit.

"La soupape !" crie de nouveau le capitaine.

M. Mallet se suspend à la corde et nous descendons comme une flèche.
D'un coup de couteau, l'amarre qui retient l'ancre est coupée, nous
la traînons derrière nous dans un grand champ de betteraves.

Voici des arbres.

"Attention ! Cramponnez-vous ! Gare aux têtes !"

Nous passons encore dessus ; puis une forte secousse nous bouscule. L'ancre a mordu.

"Attention ! Tenez-vous bien ! Soulevez-vous à la force des poignets. Nous allons toucher."
La nacelle touche en effet. Et puis s'envole de nouveau. Elle
retombe encore, rebondit et, enfin, se pose à terre, tandis que le
ballon se débat follement, avec des efforts d'agonisant.
Des paysans accouraient, mais n'osaient point approcher. Ils furent
longtemps à se décider avant de venir nous délivrer, car on ne peut
mettre pied à terre sans que l'aérostat soit presque complètement
dégonflé.
Puis, en même temps que les hommes effarés, dont quelques-uns
sautaient d'étonnement avec des gestes de sauvages, toutes les vaches
qui paissaient sur les dunes venaient à nous, entourant notre ballon
d'un cercle étrange et comique de cornes, de gros yeux et de naseaux
soufflants.
Avec l'aide des paysans belges, complaisants et hospitaliers, nous
avons pu, en peu de temps, empaqueter tout notre matériel et le porter
à la gare de Heyst où nous reprenions à huit heures vingt le train pour
Paris.
La descente avait eu lieu à trois heures quinze minutes du matin,
ne précédant que de quelques secondes la pluie torrentielle et les
éclairs aveuglants de l'orage qui nous chassait devant lui.
Nous avons donc pu, grâce au capitaine Jovis, dont mon confrère
Paul Ginisty m'avait depuis longtemps raconté la hardiesse, car ils
sont tombés ensemble et volontairement en pleine mer, en face de
Menton, nous avons donc pu, en une seule nuit, voir, du haut du ciel,
le coucher du soleil, le lever de la lune et le retour du jour et aller
de Paris aux bouches de l'Escaut à travers les airs.

guy de maupassant

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Agathe

Professeur de langues dans le secondaire, je partage avec vous mes cours de linguistique !