Chapitres

  1. 01. Texte de Maupassant
Les meilleurs professeurs de Français disponibles
Cristèle
4.9
4.9 (85 avis)
Cristèle
100€
/h
Gift icon
1er cours offert !
Sophie
4.9
4.9 (33 avis)
Sophie
50€
/h
Gift icon
1er cours offert !
Adélie
5
5 (65 avis)
Adélie
50€
/h
Gift icon
1er cours offert !
Julie
5
5 (97 avis)
Julie
75€
/h
Gift icon
1er cours offert !
Albane
5
5 (147 avis)
Albane
75€
/h
Gift icon
1er cours offert !
Jules
5
5 (35 avis)
Jules
70€
/h
Gift icon
1er cours offert !
Konan pacome
5
5 (49 avis)
Konan pacome
35€
/h
Gift icon
1er cours offert !
Julia
5
5 (46 avis)
Julia
50€
/h
Gift icon
1er cours offert !
Cristèle
4.9
4.9 (85 avis)
Cristèle
100€
/h
Gift icon
1er cours offert !
Sophie
4.9
4.9 (33 avis)
Sophie
50€
/h
Gift icon
1er cours offert !
Adélie
5
5 (65 avis)
Adélie
50€
/h
Gift icon
1er cours offert !
Julie
5
5 (97 avis)
Julie
75€
/h
Gift icon
1er cours offert !
Albane
5
5 (147 avis)
Albane
75€
/h
Gift icon
1er cours offert !
Jules
5
5 (35 avis)
Jules
70€
/h
Gift icon
1er cours offert !
Konan pacome
5
5 (49 avis)
Konan pacome
35€
/h
Gift icon
1er cours offert !
Julia
5
5 (46 avis)
Julia
50€
/h
Gift icon
1er cours offert !
C'est parti

Texte de Maupassant

Un vieux pauvre, à barbe blanche, nous demanda l'aumône. Mon camarade
Joseph Davranche lui donna cent sous. Je fus surpris. Il me dit :

- Ce misérable m'a rappelé une histoire que je vais te dire et dont le souvenir me poursuit sans cesse. La voici :
Ma famille, originaire du Havre, n'était pas riche. On s'en tirait,
voilà tout. Le père travaillait, rentrait tard du bureau et ne gagnait
pas grand-chose. J'avais deux soeurs.
Ma mère souffrait beaucoup de la gêne où nous vivions, et elle
trouvait souvent des paroles aigres pour son mari, des reproches voilés
et perfides. Le pauvre homme avait alors un geste qui me navrait. Il se
passait la main ouverte sur le front, comme pour essuyer une sueur qui
n'existait pas, et il ne répondait rien. Je sentais sa douleur
impuissante. On économisait sur tout ; on n'acceptait jamais un dîner,
pour n'avoir pas à le rendre ; on achetait les provisions au rabais,
les fonds de boutique. Mes soeurs faisaient leurs robes elles-mêmes et
avaient de longues discussions sur le prix du galon qui valait quinze
centimes le mètre. Notre nourriture ordinaire consistait en soupe
grasse et boeuf accommodé à toutes les sauces. Cela est sain et
réconfortant, parait-il ; j'aurais préféré autre chose.

On me faisait des scènes abominables pour les boutons perdus et les pantalons déchirés.
Mais chaque dimanche nous allions faire notre tour de jetée en
grande tenue. Mon père, en redingote, en grand chapeau, en gants,
offrait le bras à ma mère, pavoisée comme un navire un jour de fête.
Mes soeurs, prêtes les premières, attendaient le signal du départ ;
mais, au dernier moment, on découvrait toujours une tache oubliée sur
la redingote du père de famille, et il fallait bien vite l'effacer avec
un chiffon mouillé de benzine.
Mon père, gardant son grand chapeau sur la tête, attendait, en
manches de chemise, que l'opération fût terminée, tandis que ma mère se
hâtait, ayant ajusté ses lunettes de myope, et ôté ses gants pour ne
les pas gâter.
On se mettait en route avec cérémonie. Mes soeurs marchaient
devant, en se donnant le bras. Elles étaient en âge de mariage, et on
en faisait montre en ville. Je me tenais à gauche de ma mère, dont mon
père gardait la droite. Et je me rappelle l'air pompeux de mes pauvres
parents dans ces promenades du dimanche, la rigidité de leurs traits,
la sévérité de leur allure. Ils avançaient d'un pas grave, le corps
droit, les jambes raides, comme si une affaire d'une importance extrême
eût dépendu de leur tenue.
Et chaque dimanche, en voyant entrer les grands navires qui
revenaient de pays inconnus et lointains, mon père prononçait
invariablement les mêmes paroles :
- Hein ! si Jules était là-dedans, quelle surprise ! Mon oncle
Jules, le frère de mon père, était le seul espoir de la famille, après
en avoir été la terreur. J'avais entendu parler de lui depuis mon
enfance, et il me semblait que je l'aurais reconnu du premier coup,
tant sa pensée m'était devenue familière. Je savais tous les détails de
son existence jusqu'au jour de son départ pour l'Amérique, bien qu'on
ne parlât qu'à voix basse de cette période de sa vie.
Il avait eu, parait-il, une mauvaise conduite, c'est-à-dire qu'il
avait mangé quelque argent, ce qui est bien le plus grand des crimes
pour les familles pauvres. Chez les riches, un homme qui s'amuse fait des bêtises.
Il est ce qu'on appelle en souriant, un noceur. Chez les nécessiteux,
un garçon qui force les parents à écorner le capital devient un mauvais
sujet, un gueux, un drôle !

Et cette distinction est juste, bien que le fait soit le même, car les conséquences seules déterminent la gravité de l'acte.
Enfin l'oncle Jules avait notablement diminué l'héritage sur lequel
comptait mon père ; après avoir d'ailleurs mangé sa part jusqu'au
dernier sou.

On l'avait embarqué pour l'Amérique, comme on faisait a lors, sur un navire marchand allant du Havre à New York.
Une fois là-bas, mon oncle Jules s'établit marchand de je ne sais
quoi, et il écrivit qu'il gagnait un peu d'argent et qu'il espérait
pouvoir dédommager mon père du tort qu'il lui avait fait. Cette lettre
causa dans la famille une émotion profonde. Jules, qui ne valait pas,
comme on dit, les quatre fers d'un chien, devint tout à coup un honnête
homme, un garçon de coeur, un vrai Davranche, intègre comme tous les
Davranche.

Un capitaine nous apprit en outre qu'il avait loué une grande boutique et qu'il faisait un commerce important.
Une seconde lettre, deux ans plus tard, disait : "Mon cher
Philippe, je t'écris pour que tu ne t'inquiètes pas de ma santé, qui
est bonne. Les affaires aussi vont bien. Je pars demain pour un long
voyage dans l'Amérique du Sud. Je serai peut-être plusieurs années sans
te donner de mes nouvelles. Si je ne t'écris pas, ne sois pas inquiet.
Je reviendrai au Havre une fois fortune faite. J'espère que ce ne sera
pas trop long, et nous vivrons heureux ensemble... "

Cette lettre était devenue l'évangile de la famille. On la lisait à tout propos, on la montrait à tout le monde.
Pendant dix ans en effet, l'oncle Jules ne donna plus de
nouvelles ; mais l'espoir de mon père grandissait à mesure que le temps
marchait ; et ma mère disait souvent :

- Quand ce bon Jules sera là, notre situation changera. En voilà un qui a su se tirer d'affaire !
Et chaque dimanche, en regardant venir de l'horizon les gros
vapeurs noirs vomissant sur le ciel des serpents de fumée, mon père
répétait sa phrase éternelle :

- Hein ! si Jules était là-dedans, quelle surprise !

Et on s'attendait presque à le voir agiter un mouchoir, et crier :

- Ohé ! Philippe.
On avait échafaudé mille projets sur ce retour assuré ; on devait
même acheter, avec l'argent de l'oncle, une petite maison de campagne
près d'Ingouville. Je n'affirmerais pas que mon Père n'eût point entamé
déjà des négociations à ce sujet.
L'aînée de mes soeurs avait alors vingt-huit ans ; l'autre
vingt-six. Elles ne se mariaient pas, et c'était là un gros chagrin
pour tout le monde.
Un prétendant enfin se présenta pour la seconde. Un employé, pas
riche, mais honorable. J'ai toujours eu la conviction que la lettre de
l'oncle Jules, montrée un soir, avait terminé les hésitations et
emporté la résolution du jeune homme.
On l'accepta avec empressement, et il fut décidé qu'après le
mariage toute la famille ferait ensemble un petit voyage à Jersey.
Jersey est l'idéal du voyage pour les gens pauvres. Ce n'est pas
loin ; on passe la mer dans un paquebot et on est en terre étrangère,
cet îlot appartenant aux Anglais. Donc, un Français, avec deux heures
de navigation, peut s'offrir la vue d'un peuple voisin chez lui et
étudier les moeurs, déplorables d'ailleurs, de cette île couverte par
le pavillon britannique, comme disent les gens qui parlent avec
simplicité.

Ce voyage de Jersey devint notre préoccupation, notre unique attente, notre rêve de tous les instants.
On partit enfin. Je vois cela comme si c'était d'hier : le vapeur
chauffant contre le quai de Granville ; mon père, effaré, surveillant
l'embarquement de nos trois colis ; ma mère inquiète ayant pris le bras
de ma soeur non mariée, qui semblait perdue depuis le départ de
l'autre, comme un poulet resté seul de sa couvée ; et, derrière nous,
les nouveaux époux qui restaient toujours en arrière, ce qui me faisait
souvent tourner la tête.
Le bâtiment siffla. Nous voici montés, et le navire, quittant la
jetée, s'éloigna sur une mer plate comme une table de marbre vert. Nous
regardions les côtes s'enfuir, heureux et fiers comme tous ceux qui
voyagent peu.
Mon père tendait son ventre, sous sa redingote dont on avait, le
matin même, effacé avec soin toutes les taches, et il répandait autour
de lui cette odeur de benzine des jours de sortie, qui me faisait
reconnaître les dimanches.
Tout à coup, il avisa deux dames élégantes à qui deux messieurs
offraient des huîtres. Un vieux matelot déguenillé ouvrait d'un coup de
couteau les coquilles et les passait aux messieurs qui les tendaient
ensuite aux dames. Elles mangeaient d'une manière délicate, en tenant
l'écaille sur un mouchoir fin et en avançant la bouche pour ne point
tacher leurs robes. Puis elles buvaient l'eau d'un petit mouvement
rapide et jetaient la coquille à la mer.
Mon père, sans doute, fut séduit par cet acte distingué de manger
des huîtres sur un navire en marche. Il trouva cela bon genre, raffiné,
supérieur, et il s'approcha de ma mère et de mes soeurs en demandant :

- Voulez-vous que je vous offre quelques huîtres ?

Ma mère hésitait, à cause de la dépense ; mais mes deux soeurs acceptèrent tout de suite. Ma mère dit, d'un ton contrarié :

- J'ai peur de me faire mal à l'estomac. Offre ça aux enfants seulement, mais pas trop, tu les rendrais malades.

Puis, se tournant vers moi, elle ajouta :

- Quant à joseph, il n'en a pas besoin ; il ne faut point gâter les garçons.
Je restai donc à côté de ma mère, trouvant injuste cette
distinction. Je suivais de l'oeil mon père, qui conduisait pompeusement
ses deux filles et son gendre vers le vieux matelot déguenillé.
Les deux dames venaient de partir, et mon père indiquait à mes
soeurs comment il fallait s'y prendre pour manger sans laisser couler
l'eau ; il voulut même donner l'exemple et il s'empara d'une huître. En
essayant d'imiter les dames, il renversa immédiatement tout le liquide
sur sa redingote et j'entendis ma mère murmurer :

- Il ferait mieux de se tenir tranquille.
Mais tout à coup mon père me parut inquiet ; il s'éloigna de
quelques pas, regarda fixement sa famille pressée autour de
l'écailleur, et, brusquement, il vint vers nous. Il me sembla fort
pâle, avec des yeux singuliers. Il dit, à mi-voix, à ma mère.

- C'est extraordinaire, comme cet homme qui ouvre les huîtres ressemble à Jules.

Ma mère, interdite, dernanda :

- Quel Jules ?...

Mon père reprit :

- Mais... mon frère... Si je ne le savais pas en bonne position en Amérique, je croirais que c'est lui.

Ma mère effarée balbutia :

- Tu es fou ! Du moment que tu sais bien que ce n'est pas lui, pourquoi dire ces bêtises-là ?

- Va donc le voir, Clarisse ; j'aime mieux que tu t'en assures toi-même, de tes propres yeux.
Elle se leva et alla rejoindre ses filles. Moi aussi, je regardais
l'homme. Il était vieux, sale, tout ridé, et ne détournait pas le
regard de sa besogne.

Ma mère revint. Je m'aperçus qu'elle tremblait. Elle prononça très vite :
- Je crois que c'est lui. Va donc demander des renseignements au
capitaine. Surtout sois prudent, pour que ce garnement ne nous retombe
pas sur les bras, maintenant !

Mon père s'éloigna, mais je le suivis. Je me sentais étrangement ému.
Le capitaine, un grand monsieur, maigre, à longs favoris, se
promenait sur la passerelle d'un air important, comme s'il eût commandé
le courrier des Indes.

Mon père l'aborda avec cérémonie, en l'interrogeant sur son métier avec accompagnement de compliments :
Quelle était l'importance de Jersey ? Ses productions ? Sa
population ? Ses moeurs ? Ses coutumes ? La nature du sol, etc., etc.

On eût cru qu'il s'agissait au moins des Etats-Unis d'Amérique.

Puis on parla du bâtiment qui nous portait, l'Express, puis on en vint à l'équipage. Mon père, enfin, d'une voix troublée :

- Vous avez là un vieil écailleur d'huîtres qui parait bien intéressant. Savez-vous quelques détails sur ce bonhomme ?

Le capitaine, que cette conversation finissait par irriter, répondit sèchement :
- C'est un vieux vagabond français que j'ai trouvé en Amérique l'an
dernier, et que j'ai rapatrié. Il a, parait-il, des parents au Havre,
mais il ne veut pas retourner près d'eux, parce qu'il leur doit de
l'argent. Il s'appelle Jules... Jules Darmanche ou Darvanche, quelque
chose comme ça, enfin. Il parait qu'il a été riche un moment là-bas,
mais vous voyez où il en est réduit maintenant.

Mon père, qui devenait livide, articula, la gorge serrée, les yeux hagards :

- Ah' ah, très bien... fort bien... Cela ne m'étonne pas... Je vous remercie beaucoup, capitaine.

Et il s'en alla, tandis que le marin le regardait s'éloigner avec stupeur.

Il revint auprès de ma mère, tellement décomposé qu'elle lui dit :

- Assieds-toi ; on va s'apercevoir de quelque chose.

Il tomba sur le banc en bégayant :

- C'est lui, c'est bien lui !

Puis il demanda.

- Qu'allons-nous faire ?...

Elle répondit vivement.
- Il faut éloigner les enfants. Puisque Joseph sait tout, il va
aller les chercher. Il faut prendre garde surtout que notre gendre ne
se doute de rien.

Mon père paraissait atterré. Il murmura :

- Quelle catastrophe !

Ma mère ajouta, devenue tout à coup furieuse :
- Je me suis toujours doutée que ce voleur ne ferait rien, et qu'il
nous retomberait sur le dos ! Comme si on pouvait attendre quelque
chose d'un Davranche !... Et mon père se passa la main sur le front,
comme il faisait sous les reproches de sa femme.

Elle ajouta :
- Donne de l'argent à Joseph pour qu'il aille payer ces huîtres, à
présent. Il ne manquerait plus que d'être reconnu par ce mendiant. Cela
ferait un joli effet sur le navire. Allons-nous-en à l'autre bout, et
fais en sorte que cet homme n'approche pas de nous !

Elle se leva, et ils s'éloignèrent après m'avoir remis une pièce de cent sous.
Mes soeurs, surprises, attendaient leur père. J'affirmai que maman
s'était trouvée un peu gênée par la mer, et je demandai à l'ouvreur
d'huîtres :

- Combien est-ce que nous vous devons, monsieur ?

J'avais envie de dire : mon oncle.

Il répondit :

- Deux francs cinquante.

Je tendis mes cent sous et il me rendit la monnaie.
Je regardais sa main, une pauvre main de matelot toute plissée, et
je regardais son visage, un vieux misérable visage, triste, accablé, en
me disant :

"C'est mon oncle, le frère de papa, mon oncle !"

Je lui laissai dix sous de pourboire. Il me remercia :

- Dieu vous bénisse, mon jeune monsieur !

Avec l'accent d'un pauvre qui reçoit l'aumône. Je pensai qu'il avait dû mendier, là-bas !

Mes soeurs me contemplaient, stupéfaites de ma générosité.

Quand je remis les deux francs à mon père, ma mère, surprise, demanda :

- Il y en avait pour trois francs ?... Ce n'est pas possible.

- J'ai donné dix sous de pourboire.

Ma mère eut un sursaut et me regarda dans les yeux :

- Tu es fou ! Donner dix sous à cet homme, à ce gueux !...

Elle s'arrêta sous un regard de mon père, qui désignait son gendre.

Puis on se tut.

Devant nous, à l'horizon, une ombre violette semblait sortir de la mer. C'était Jersey.
Lorsqu'on approcha des jetées, un désir violent me vint au coeur de
voir encore une fois mon oncle Jules, de m'approcher, de lui dire
quelque chose de consolant, de tendre.
Mais, comme personne ne mangeait plus d'huîtres, il avait disparu,
descendu sans doute au fond de la cale infecte où logeait ce misérable.

Et nous sommes revenus par le bateau de Saint-Malo, pour ne pas le rencontrer. Ma mère était dévorée d'inquiétude.

Je n'ai jamais revu le frère de mon père !

Voilà pourquoi tu me verras quelquefois donner cent sous aux vagabonds.

guy de maupassant

Vous avez aimé cet article ? Notez-le !

Aucune information ? Sérieusement ?Ok, nous tacherons de faire mieux pour le prochainLa moyenne, ouf ! Pas mieux ?Merci. Posez vos questions dans les commentaires.Un plaisir de vous aider ! :) 4.00 (7 note(s))
Loading...

Agathe

Professeur de langues dans le secondaire, je partage avec vous mes cours de linguistique !