Là tout n'est qu'ordre et beauté : Là-bas est devenu là. Le mot est ambigu. Il peut être pris dans le sens de : là, cet endroit dont je parle, ou dans le sens d'ici, maintenant. Comme par miracle, -magie de la poésie - nous serions donc parvenus au but du voyage sans avoir eu à en supporter la fatigue et les imprévus.

Ordre et beauté : Le chantre de l'Art romantique nous livre une conception bien classique de la beauté, une conception aussi esthétique que morale. Bien sûr, on pensera à l'idéal géométrique des jardins à la française, qu'on opposera au désordre pré-romantique et romantique des jardins à l'anglaise.

mais il faudra aller bien au-delà, en se rappelant qu'ordre et beauté sont les deux principes du kosmos de Pythagore, le mathématicien qui faisait chanter les sphères et voyait dans l'univers une parfaite construction des dieux. Ordre et beauté, de biens grandes idées, de bien hauts concepts, l'harmonie du nombre d'or, ce Graal des classiques, opposé au chaos cher aux romantiques, l'harmonie apollinienne opposée aux dissonances dyonisiaques, voir Nietzche et la Naissance de la tragédie classique. Ordre et beauté nous renvoient au vocabulaire mystique, à la Genèse, quand Dieu fit sortir le monde du chaos et en organisa les éléments. Ordre et beauté, une profession de foi scandée dans les trois refrains du poème.

Ordre et beauté sont des concepts philosophiques qui relèvent du monde de l'esprit. Luxe, calme, volupté sont des notions qui font référence au monde sensible et sensuel. Le luxe prend même une dimension économique, il induit la notion de richesse, cette idée qu'on trouve tout au long du poème en prose, dans ce pays de Cocagne où tout est beau, riche, tranquille, honnête, (même la cuisine, grasse à souhait) comme une splendide orfèvrerie, comme une bijouterie bariolée remplie des trésors du monde. Le bois et les cuirs sont d'une richesse sombre, dans cette salle à manger colorée si richement par les soleils couchants, et l'on aperçoit au loin les navires qui reviennent d'Orient tout chargés de richesses. Vivre au milieu de tant de richesse a forcément des conséquences : même les pensées du poète s'en trouvent enrichies. Mais si la richesse est la condition du luxe, elle n'en est pas synonyme. Le luxe est à la richesse ce que l'érotisme est à la pornographie. C'est la magnificence et la somptuosité, c'est de la richesse magnifiée, intellectualisée par l'art.

On pourrait penser que les deux grandes idées d'ordre et de beauté sont un peu affaiblies, un peu galvaudées par les trois mots qui suivent. Certes, le philosophe a la tête dans les étoiles , mais le poète dandy rêve d'avoir les fesses confortablement calées dans le moelleux fauteuil de cuir d'un club anglais. Il y a quelque chose de bourgeois dans ces trois mots. Il ne s'agit pas d'une gradation, mais plutôt d'une dé-gradation. Ordre et beauté nous suggéraient les lignes pures, ordonnées et dépouillées d'une cellule monastique. Luxe, calme et volupté nous transportent dans les tentures et les sofas d'un harem oriental, dans la jouissance matérielle du confort et de la richesse.

La correspondance de Baudelaire présente une fastidieuse accumulation de chiffres, d'additions, de soustractions. Le poète s'y répand souvent en jérémiades, en imprécations, et la toile de fond de sa vie quotidienne apparaît tissée de gêne et d'indigence, ponctuée de dettes, de demandes de prêts et de visites au Mont-de-Piété. Invitation à fuir la lésine, la pauvreté, qui accabla si souvent le poète ?

En rouvrant mes yeux pleins de flamme
J’ai vu l’horreur de mon taudis,
Et senti, rentrant dans mon âme,
La pointe des soucis maudits ;
(Rêve parisien - FdM - CII)

Invitation à fuir le fracas de la ville ? Mais Baudelaire, l'homme citadin, pouvait-il vivre ailleurs que dans ce tumulte ?

                                                                            Ô cité !
Pendant qu’autour de nous tu chantes, ris et beugles,
Éprise du plaisir jusqu’à l’atrocité,
(Les aveugles - FdM - XCII)

Invitation au mal, au péché, au sacrilège, chez le poète qui aspire à une pureté mystique et asexuée ? La volupté, c'est le mal : Moi je dis : la volupté unique et suprême de l’amour gît dans la certitude de faire le mal. – Et l’homme et la femme savent de naissance que dans le mal se trouve toute volupté. (Journaux intimes - Fusées).

Volupté, torture des âmes !
Diva ! supplicem exaudî !
(Écoute les prières d'un suppliant - La prière d'un païen - FdM - Additions de la 3ème édition)

Des meubles luisants / Polis par les ans / Décoreraient notre chambre : ces meubles luisent-il en correspondance avec les soleil brouillés et les yeux pleins de larmes ? Ici, pas d'éclat, mais des lueurs, des lumières voilées, tamisées. Dans cette semi-clarté, échappera-t-on à la mièvrerie sucrée de Paul Geraldy ? (1885-1993) :

Baisse un peu l'abat-jour, veux-tu ? Nous serons mieux.
C'est dans l'ombre que les coeurs causent,
et l'on voit beaucoup mieux les yeux
quand on voit un peu moins les choses.
(Toi et moi - 1912)

Ici, les meubles n'ont d'autre fonction que de luire doucement et d'évoquer le passé. Rien d'utilitaire dans cette armoire, elle ne sert pas à ranger des vêtements. Ce buffet ne renferme pas de vaisselle, et si le vaisselier contient quelques assiettes richement décorées, elles ne serviront pas à manger. Ces miroirs ne servent pas à se regarder. Nous sommes dans un décor.

Les plus rares fleurs  : Ces fleurs rares sont citées dans le poème en prose : Qu’ils cherchent, qu’ils cherchent encore, qu’ils reculent sans cesse les limites de leur bonheur, ces alchimistes de l’horticulture ! Qu’ils proposent des prix de soixante et de cent mille florins pour qui résoudra leurs ambitieux problèmes ! Moi, j’ai trouvé ma tulipe noire et mon dahlia bleu ! Fleur incomparable, tulipe retrouvée, allégorique dahlia, c’est là, n’est-ce pas, dans ce beau pays si calme et si rêveur, qu’il faudrait aller vivre et fleurir ? On reconnaîtra évidemment l'allusion à la Tulipe noire, le roman d'Alexandre Dumas père (1802-1870) , dans lequel la Société tulipière de Haarlem offre un prix de cent mille florins à l'horticulteur qui réussira à produire une tulipe noire. Les dahlias bleus, autres fleurs impossibles, nous renvoient à une chanson de Pierre Dupont (1821-1870) :

Où donc s'envolent vos semaines,
Pourquoi, soucieux jardiniers,
Ce surcroît de soins et de peines ?
Vos jardins sont des ateliers
Où vous tissez des fleurs humaines.
O fleurs divines d'autrefois !
Lis et roses, fuyez aux bois ;
Bluets, pervenches, violettes,
Myosotis, vivez seulettes
Sous l'oeil de Dieu,
Ils rêvent le dahlia bleu.

La chambre de l'Invitation au voyage n'est pas sans évoquer celle de la Mort des amants (FdM - CXXI) :

Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d’étranges fleurs sur des étagères,
Écloses pour nous sous des cieux plus beaux.

Ce goût de Baudelaire pour les fleurs rares, curieuses, cette fascination pour les caprices et les bizarreries de la nature, qui s'accompagnait d'un mépris dédaigneux pour les fleurs banales, géranium à sa mémère ou marguerite des amoureux, est évoqué par Jules François Félix Husson, dit Champfleury (1821-1889) dans son ouvrage Souvenirs et portraits de jeunesse (Paris, Le Dentu, 1872) : L'amour des fleurs tint jusqu'au dernier jour une grande place dans l'esprit de l'ami que je cherche à peindre. Mais les fleurs favorites de Baudelaire n'étaient ni la marguerite, ni l'oeillet, ni la rose ; avec de vifs enthousiasmes il s'arrêtait devant des plantes grasses qui semblent des serpents se jetant sur une proie ou des hérissons accroupis. Formes tourmentées, formes accusées, tel fut l'idéal du poète. (...) Ce qui est rouge, voyant, sonore, dentelé capricieusement, Baudelaire l'accueillait tout d'abord, sans s'inquiéter du parfum à en recueillir. Il préférait le dahlia à la violette. Je ne saurais mieux expliquer l'homme.

Mêlant leurs odeurs / Aux vagues senteurs de l'ambre : L'obsession des parfums et l'hypersensibilité olfactive du poète devait se manifester à un moment ou à un autre... On utilisait indifféremment le mot ambre pour désigner deux matières absolument différentes. L'ambre est une résine végétale fossilisée, d'une belle couleur chaude qui peut aller du jaune clair au brun en passant par l'orangé, et qui n'a pas spécialement d'odeur. Il est traditionnellement utilisé depuis l'antiquité pour faire des bijoux. Baudelaire veut parler ici de l'ambre gris, masse noirâtre, molle et cireuse, qu'on trouve sur les plages ou flottant sur la mer, et dont l'origine a longtemps posé une énigme insoluble aux savants et aux curieux. Il s'agit en réalité d'une sécrétion du cachalot, qui sent plutôt mauvais lorsqu'elle est fraîche, mais qui se parfume délicieusement en séchant.

Les riches plafonds, / Les miroirs profonds, / La splendeur orientale : Combien de miroirs, au fait ? On me répondra que la question est saugrenue et que cela n'a aucune importance. Et pourtant, je ne peux m'empêcher de ressentir dans cette chambre/décor un discret arrière-goût de maison close, de ces maisons closes de province, discrètes et confortables, où le médecin sonne par la porte de devant pendant que le notaire sort par la porte de derrière. Alors, combien de miroirs ? La question n'est peut-être pas si stupide. Un miroir dans une chambre, c'est un accessoire utile. Deux miroirs, c'est de la coquetterie. Trois miroirs, c'est du narcissisme. Au-delà, c'est un lupanar. Et je n'invente pas ce parfum de mauvais lieux. Je le retrouve dans cette splendeur orientale que Baudelaire a peut-être entrevue fugitivement lors de son voyage de jeunesse, mais qu'il a pu contempler sans quitter Paris dans les toiles orientalistes des salons artistiques qu'il visitait. Ainsi, dans le tableau Femmes d'Alger dans leur appartement d'Eugène Delacroix (1798-1863), qu'il commente ainsi : Ce petit poème d'intérieur, plein de repos et de silence, encombré de riches étoffes et de brimborions de toilette, exhale je ne sais quel haut parfum de mauvais lieu qui nous guide assez vite vers les limbes insoudées de la tristesse. (Salon de 1846 - Eugène Delacroix).

Eugène Delacroix : Femmes d'Alger dans leur appartement (Musée du Louvre)

Baudelaire nous fournit quelques indices pour localiser ce là-bas. Ils nous conduisent évidemment vers la Hollande. Les soleils mouillés du premier couplet nous évoquaient les brumes du Nord ; Les canaux mentionnés au couplet suivant conforteront cette idée. Le poème en prose est plus explicite encore : Pays singulier, noyé dans les brumes de notre Nord, et qu’on pourrait appeler l’Orient de l’Occident, la Chine de l’Europe. La Hollande était la plaque tournante du commerce avec les Indes orientales. Cette chambre elle-même a un petit air de chambre flamande, avec ses meubles bien cirés, ses cuivres brillants et ses hautes fenêtres ouvragées que le plomb divise en nombreux compartiments. Ce là-bas, c'est Amsterdam ou Haarlem, avec une petite note de Venise et une touche orientale.

Tout y parlerait / À l'âme en secret / Sa douce langue natale : Cette douce langue natale, c'est peut-être celle de la Vie antérieure (FdM - XII), ou celle du temps de l'enfance, de l'innocence, ou celle, plus religieuse, des temps bibliques dans le paradis terrestre, avant le péché originel. Une langue qui ne savait encore ni trahir, ni mentir, qui nous ramène à l'époque où les yeux de Marie n'étaient pas encore traitres et le coeur du poète pas encore corrompu.

Vois sur ces canaux / Dormir ces vaisseaux / Dont l'humeur est vagabonde ; Nous retrouvons l'impératif présent du premier couplet. L'invitation au voyage, l'invitation au rêve, est devenue réalité, nous sommes passés du monde virtuel au monde réel, nous avons traversé le miroir. Songe à la douceur est devenu : Vois sur ces canaux. Le désir de partir exprimé au premier couplet s'est réalisé au troisième, grâce au processus de persuasion hypnotique du couplet central. L'Invitation au voyage est réellement un poème hypnotique, dont le rythme lancinant et monotone et la répétition scandée du refrain provoquent un irrésistible effet d'hallucination. L'enfant, la soeur, n'y succombera peut-être pas. C'est bien plus certainement le poète qui sera l'hypnotiseur hypnotisé.

Baudelaire aime les ports et se plaît à contempler les vaisseaux qui s'y balancent . Il explique ce goût dans le poème en prose Le port (SdP - XLI) : Les formes élancées des navires, au gréement compliqué, auxquels la houle imprime des oscillations harmonieuses, servent à entretenir dans l’âme le goût du rythme et de la beauté. Et puis, surtout, il y a une sorte de plaisir mystérieux et aristocratique pour celui qui n’a plus ni curiosité ni ambition, à contempler, couché dans le belvédère ou accoudé sur le môle, tous ces mouvements de ceux qui partent et de ceux qui reviennent, de ceux qui ont encore la force de vouloir, le désir de voyager ou de s’enrichir. La vue des canaux et des vaisseaux excite l'imagination de celui qui sait qu'il ne partira pas. Ces bateaux aperçus par une fenêtre ouverte de la chambre sensuelle du deuxième couplet contiennent eux-mêmes une nouvelle invitation au voyage. Par ce procédé de mise en abyme, le voyage onirique ne s'achève jamais, et le là-bas atteint invite à un autre là-bas.

C'est pour assouvir / Ton moindre désir / Qu'ils viennent du bout du monde : L'Orient est synonyme de richesses, c'est de là que viennent les épices, les bois précieux, les pierres fines, les étoffes richement colorées qu'on appelle des indiennes. On pensera peut-être à la promesse de la célèbre chanson de Jacques Brel, Ne me quitte pas :

Moi je t'offrirai
Des perles de pluie
Venues de pays
Où il ne pleut pas

- Les soleils couchants / Revêtent les champs, / Les canaux, la ville entière, / D'hyacinthe et d'or ; Les soleils couchants font écho aux soleils mouillés du premier couplet. Même si les incantations hypnotiques ont réussi à provoquer l'hallucination et à nous faire voir presque distinctement des vaisseaux balancés sur les canaux, nous sommes encore dans un demi-sommeil où la réalité brouillée se confond avec le rêve. Ces soleils pluriels nous ramènent à notre point de départ, à l'évocation d'un là-bas que nous n'avons atteint que le temps d'une vision. C'était une illusion d'optique. On relèvera que le dernier sizain du couplet déroge à la coupe 3/3 et utilise, par le rejet, une coupe 4/2. L'hyacinthe (la diérèse sur le mot s'impose) désigne à la fois une fleur, la jacinthe, et une pierre précieuse de couleur jaune tirant sur le rouge.

Le monde s'endort / Dans une chaude lumière : Le distique vient clore le poème dans l'apaisement et la sérénité d'un beau soir clair, avant que ne résonne une dernière fois le refrain hypnotique. Cette chaude lumière est l'antithèse de la lumière froide qui baignait le début du poème, les ciels brouillés, les soleils mouillés, l'oeil de Marie Daubrun (est-il bleu, gris ou vert ? Ciel brouillé, FdM - L). Par la vertu thérapeutique du poème, par la magie lénifiante des mots et du rythme de berceuse, le poète a calmé son angoisse, il s'endort dans l'apaisement. L'incantation magique que j'évoquais au début de cette étude a fait son office :

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :
(Recueillement - FdM - Additions de la 3ème édition)

Faut-il voir dans ce dénouement l'anéantissement par un sommeil aussi lourd que la mort qui délivre enfin les amants, cette mort promise à la femme aimée dès le premier couplet, dans l' invitation à aimer et mourir ? Est-ce enfin l'oubli, le Léthé, qui soulage le poète ?

Je veux dormir ! dormir plutôt que vivre !
Dans un sommeil, douteux comme la mort,

(Le Léthé - FdM - Pièces condamnées)

Résigne-toi, mon coeur; dors ton sommeil de brute.
(Le goût du Néant - FdM - LXXXX)

Pour ma part, je préfère rester sur l'hypothèse d'un beau soir lumineux, sans l'âcre arrière-goût de la mort. C'est sans doute que la magie hypnotique a opéré sur moi comme sur le poète. Et je ne jetterai pas la pierre à Baudelaire pour son impuissance à vivre ses rêves, pour cette incapacité pathologique à assumer la réalite. Il mérite d'être plaint plutôt que d'être accablé :

Ô le pauvre amoureux des pays chimériques !
Faut-il le mettre aux fers, le jeter à la mer,
Ce matelot ivrogne, inventeur d’Amériques
Dont le mirage rend le gouffre plus amer ?
(Le Voyage - FdM - CXXVI)

De la musique : Elle s'impose pour un texte si musical. L'invitation au voyage a été mise en musique par de nombreux compositeurs : on citera Hendrik Andriessen (1892-1981), Jules Cressonois (1823-1883), Alphons Diepenbrock (1862-1921), Benjamin Louis Paul Godard (1849-1895), Aleksandr Tikhonovich Gretchaninov (1864-1956), mais surtout Henri Duparc (1848-1933) et Emmanuel Chabrier (1841-1894)

On pourra écouter gratuitement (et légalement) l'Invitation au voyage d'Emmanuel Chabrier sur le site de Musicme et celle de Henri Duparc sur le même site, à cette page.

Moins classique, mais tout aussi intéressant, on notera une version de Léo Ferré (1916-1993) qui joue résolument la carte de la valse. Et également celle de Georges Chelon (né en 1943).

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Agathe

Professeur de langues dans le secondaire, je partage avec vous mes cours de linguistique !