MA CHERE SOPHIE,

    Non, je ne viendrai pas à
Paris ce printemps. Je reste chez moi, dans mon trou, comme tu
dis. Je me fais l'effet des vieilles bêtes qui ne sortent
plus de leur terrier, parce que tout les fatigue et que tout les
effraye. Je ne suis plus de l'âge où l'on a des curiosités,
des plaisirs et des joies nouvelles. Je n'ai que des joies anciennes,
mes plaisirs ne sont que de la résignation, et je vis dans
les souvenirs comme les jeunes gens vivent dans l'espérance.

    Te rappelles-tu un vers de M. Sainte-Beuve,
que nous avons lu ensemble et qui est resté enfoncé
dans ma tête, car il me dit tant de choses, à moi,
ce vers! Il a bien souvent soutenu mon pauvre cœur:

    Naître, vivre et mourir
dans la même maison.

    Je ne la puis plus quitter maintenant,
cette maison où je suis née, où j'ai vécu,
et où j'espère mourir. Ce n'est pas gai tous les
jours, mais c'est doux, car je suis enveloppée de souvenirs.

    Je ne la quitte que pour aller passer
un mois ou deux chez ma fille. Puis c'est Julie qui vient me voir
à son tour. Le reste du temps, je suis seule. Cela t'étonne,
n'est-ce pas, qu'on puisse vivre ainsi, seule, toute seule? Que
veux-tu? je suis entourée d'objets familiers, si connus
qu'ils me font l'effet de personnes vivantes, et qu'ils me parlent
sans cesse de toutes les choses de ma vie, et des miens, des morts
et des vivants éloignés.

    Je ne lis plus beaucoup. Je suis
vieille. Mais je songe sans fin, ou plutôt je rêve.
Oh! je ne rêve point à ma façon d'autrefois.
Tu te rappelles nos folles imaginations, les aventures que nous
combinions dans nos cervelles de vingt ans et tous les horizons
de bonheur entrevus.

    Rien de cela ne s'est réalisé.
Ou plutôt c'est autre chose qui a eu lieu, moins charmant,
moins poétique, mais suffisant pour ceux qui savent prendre
bravement leur parti de la vie.

    Sais-tu pourquoi nous sommes malheureuses
si souvent, nous autres femmes? C'est parce qu'on nous apprend
dans la jeunesse à trop croire au bonheur. Nous ne sommes
jamais élevées avec l'idée de combattre et
de souffrir. Et, au premier choc, notre cœur se brise.

    Nous attendons, l'âme ouverte,
des cascades d'événements heureux. Il n'en arrive
que d'à moitié bons et nous sanglotons tout de suite.
Le bonheur, le vrai bonheur, j'ai appris à le connaître.
Il ne consiste point dans la venue subite d'une grande félicité,
car elles sont bien rares et bien courtes, les grandes félicités,
et elles vous laissent, une fois passées, l'âme plus
sombre, comme font les éclairs dans la nuit; mais il réside
simplement dans l'attente tranquille et patiente d'une foule d'allégresses
qui n'arrivent jamais.

    Le bonheur, c'est l'attente, l'attente
heureuse, la confiance, c'est un horizon plein d'espérance,
c'est le rêve!

    Oui, ma chère, il n'y a de
bon que le rêve, et j'occupe à cela presque toutes
mes heures. Mais, au lieu de rêver en avant, je rêve
en arrière maintenant.

    Je m'assois devant mon feu, dans
un fauteuil doux à mes vieux os, et je retourne doucement
vers les choses, les événements et les gens laissés
sur ma route.

    Comme c'est court, une vie, surtout
celles qui se passent tout entières au même endroit.

 

    Naître, vivre et mourir
dans la même maison.

    Les souvenirs sont massés,
serrés ensemble. Et, quand on est vieille, il semble parfois
qu'il y a à peine dix jours qu'on était jeune. Oui,
tout a glissé, comme s'il s'agissait d'une journée:
le matin - le midi - le soir. Et la nuit vient.

    En regardant le feu, pendant des
heures et des heures, le passé renaît comme si c'était
d'hier. On ne sait plus où on est, le rêve vous emporte;
on retraverse son existence entière.

    Et souvent j'ai l'illusion d'être
fillette, tant il me revient de bouffées d'autrefois, des
sensations de jeunesse, des élans même, des battements
de cœur d'enfant, toute une sève de dix-huit ans;
et, j'ai, nettes comme des réalités nouvelles, des
visions de choses oubliées.

    Oh! comme je suis surtout traversée
par des souvenirs brusques de mes promenades de jeune fille. Là,
sur mon fauteuil, devant mon feu, j'ai retrouvé étrangement,
l'autre soir, un coucher de soleil que j'ai vu, étant bien
jeune, sur une plage de Bretagne. Je l'avais oublié, certes,
depuis longtemps, et il m'est revenu tout à coup, sans
raison, ou peut-être parce qu'une lueur de tisons rouges
aura réveillé dans ma mémoire la vision de
cette lueur géante qui embrasait l'horizon ce soir-là!
Je me suis tout rappelé: le paysage, ma robe, et même
des détails de rien du tout, un petit bobo que j'avais
au doigt depuis quelques jours, et cela si vivement, que j'ai
cru en souffrir encore. J'ai senti l'odeur salée, humide
et fraîche des sables mouillés, et j'ai frémi
de la même exaltation, jeune et poétique; et toutes
mes sensations d'alors m'ont assaillie en foule, distinctes cependant,
avec tous mes désirs ébauchés et toutes mes
espérances confuses. Et je me suis mise à respirer
à longs traits l'air marin qui me soufflait dans la figure.
Oui, vraiment, j'ai eu seize ans pendant quelques minutes.

    D'autres fois, je me procure d'autres
plaisirs.

    Tu sais ou tu ne sais pas, ma chère
Sophie, que dans la maison on ne détruit rien. Nous avons,
en haut sous le toit, une grande chambre de débarras qu'on
appelle "le grenier des reliques". Tout ce qui ne sert
plus est jeté là. Souvent j'y monte et je regarde
autour de moi. Alors je retrouve un tas de riens auxquels je ne
pensais plus et qui me rappellent un tas de choses. Ce ne sont
point ces bons meubles amis que nous connaissons depuis l'enfance
et auxquels sont attachés des souvenirs d'événements,
de joies ou de tristesses, des dates de notre histoire; qui ont
pris, à force d'être mêlés à
notre vie, une personnalité, une physionomie; qui sont
les compagnons silencieux de nos heures douces ou sombres. Mais
je retrouve, dans ce fouillis, des bibelots usés, ces vieux
petits objets insignifiants qui ont traîné pendant
quarante ans à côté de nous, sans qu'on les
ait jamais remarqués, et qui, revus ainsi, tout à
coup, prennent une importance, une signification de témoins
anciens, d'amis oubliés et retrouvés.

    Ce sont des niaiseries peut-être;
mais de ces niaiseries-là est faite la vie des vieilles
gens. A Paris, vous vivez si vite que vous n'avez pas le temps
de vivre. Je ne sais si tu me comprends bien. Vous ne pensez qu'à
vos affaires, à vos sorties. Il ne vous reste pas même
le loisir d'être triste, de songer aux choses noires, de
sentir s'écouler les heures et de regarder passer les événements,
comme on regarde, d'une fenêtre, tomber les feuilles.

    Vous avez à peine une pensée
pour chaque chose, à peine un regret pour les morts, à
peine un souvenir pour les heures finies, à peine une affection
qui soit profonde. Le temps vous manque. Il faut être prête
pour les visites, ne rien oublier des courses à faire,
des commandes et des achats. On descend de fiacre pour monter
en tramway, et, quand on peut disposer d'un quart d'heure, on
fait un bout de route à pied pour respirer. Puis on rentre
en retard, parce qu'on a perdu cinq minutes ici, cinq minutes
là. Et, comme on est en retard du matin au soir, on n'a
jamais les heures tranquilles qu'il faut pour se souvenir de l'autrefois.


    Moi, je me souviens longuement,
n'ayant plus à faire que cela. Et je me sens apeurée
horriblement par la pensée de tout ce mouvement dans lequel
tu m'appelles.

    Donc, je ne bougerai point, ce printemps.
Et puis, vois-tu, je suis si vieille que j'ai peur. Je voudrais
bien, comme dit M. Sainte-Beuve,

 


    Naître, vivre et mourir
dans la même maison.

    Tu ne m'en voudras point.

 

    DELPHINE.

guy de maupassant

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Agathe

Professeur de langues dans le secondaire, je partage avec vous mes cours de linguistique !