Il ne passe guère de jour sans qu'on lise dans quelque journal le fait divers suivant :
"Dans la nuit de mercredi à jeudi, les habitants de la maison
portant le n° 40 de la rue de... ont été réveillés par deux détonations
successives. Le bruit partait d'un logement habité par M. X... La porte
fut ouverte, et on trouva ce locataire baigné dans son sang, tenant
encore à la main le revolver avec lequel il s'était donné la mort.
"M. X... était âgé de cinquante-sept ans, jouissait d'une aisance
honorable et avait tout ce qu'il faut pour être heureux. On ignore
absolument la cause de sa funeste détermination."
Quelles douleurs profondes, quelles lésions du coeur, désespoirs
cachés, blessures brûlantes poussent au suicide ces gens qui sont
heureux ? On cherche, on imagine des drames d'amour, on soupçonne des
désastres d'argent et, comme on ne découvre jamais rien de précis, on
met sur ces morts, le mot "Mystère".
Une lettre trouvée sur la table d'un de ces "suicidés sans raison",
et écrite pendant la dernière nuit, auprès du pistolet chargé, est
tombée entre nos mains. Nous la croyons intéressante. Elle ne révèle
aucune des grandes catastrophes qu'on cherche toujours derrière ces
actes de désespoir ; mais elle montre la lente succession des petites
misères de la vie, la désorganisation fatale d'une existence solitaire,
dont les rêves sont disparus, elle donne la raison de ces fins
tragiques que les nerveux et les sensitifs seuls comprendront.

La voici :
"Il est minuit. Quand j'aurai fini cette lettre, je me tuerai.
Pourquoi ? Je vais tâcher de le dire, non pour ceux qui liront ces
lignes, mais pour moi-même, pour renforcer mon courage défaillant, me
bien pénétrer de la nécessité maintenant fatale de cet acte qui ne
pourrait être que différé.

J'ai été élevé par des parents simples qui croyaient à tout. Et j'ai cru comme eux.

Mon rêve dura longtemps. Les derniers lambeaux viennent seulement de se déchirer.
Depuis quelques années déjà un phénomène se passe en moi. Tous les
événements de l'existence qui, autrefois, resplendissaient à mes yeux
comme des aurores, me semblent se décolorer. La signification des
choses m'est apparue dans sa réalité brutale ; et la raison vraie de
l'amour m'a dégoûté même des poétiques tendresses.

Nous sommes les jouets éternels d'illusions stupides et charmantes toujours renouvelées.
Alors, vieillissant, j'avais pris mon parti de l'horrible misère
des choses, de l'inutilité des efforts, de la vanité des attentes,
quand une lumière nouvelle sur le néant de tout m'est apparue ce soir,
après dîner.
Autrefois, j'étais joyeux ! Tout me charmait : les femmes qui
passent, l'aspect des rues, les lieux que j'habite ; et je
m'intéressais même à la forme des vêtements. Mais la répétition des
mêmes visions a fini par m'emplir le coeur de lassitude et d'ennui,
comme il arriverait pour un spectateur entrant chaque soir au même
théâtre.
Tous les jours, à la même heure depuis trente ans, je me lève ; et,
dans le même restaurant, depuis trente ans, je mange aux mêmes heures
les mêmes plats apportés par des garçons différents.
J'ai tenté de voyager ? L'isolement qu'on éprouve en des lieux
inconnus m'a fait peur. Je me suis senti tellement seul sur la terre,
et si petit, que j'ai repris bien vite la route de chez moi.
Mais alors l'immuable physionomie de mes meubles, depuis trente ans
à la même place, l'usure de mes fauteuils que j'avais connus neufs,
l'odeur de mon appartement (car chaque logis prend, avec le temps, une
odeur particulière), m'ont donné, chaque soir, la nausée des habitudes
et la noire mélancolie de vivre ainsi.
Tout se répète sans cesse et lamentablement. La manière même dont
je mets en rentrant la clef dans la serrure, la place où je trouve
toujours mes allumettes, le premier coup d'oeil jeté dans ma chambre
quand le phosphore s'enflamme, me donnent envie de sauter par la
fenêtre et d'en finir avec ces événements monotones auxquels nous
n'échappons jamais.
J'éprouve chaque jour, en me rasant, un désir immodéré de me couper
la gorge ; et ma figure, toujours la même, que je revois dans la petite
place avec du savon sur les joues, m'a plusieurs fois fait pleurer de
tristesse.
Je ne puis même plus me retrouver auprès des gens que je
rencontrais jadis avec plaisir, tant je les connais, tant je sais ce
qu'ils vont me dire et ce que je vais répondre, tant j'ai vu le moule
de leurs pensées immuables, le pli de leurs raisonnements. Chaque
cerveau est comme un cirque, où tourne éternellement un pauvre cheval
enfermé. Quels que soient nos efforts, nos détours, nos crochets, la
limite est proche et arrondie d'une façon continue, sans saillies
imprévues et sans porte sur l'inconnu. Il faut tourner, tourner
toujours, par les mêmes idées, les mêmes joies, les mêmes
plaisanteries, les mêmes habitudes, les mêmes croyances, les mêmes
écoeurements.
Le brouillard était affreux, ce soir. Il enveloppait le boulevard
où les becs de gaz obscurcis semblaient des chandelles fumeuses. Un
poids plus lourd que d'habitude me pesait sur les épaules. Je digérais
mal, probablement.
Car une bonne digestion est tout dans la vie. C'est elle qui donne
l'inspiration à l'artiste, les désirs amoureux aux jeunes gens, des
idées claires aux penseurs, la joie de vivre à tout le monde, et elle
permet de manger beaucoup (ce qui est encore le plus grand bonheur). Un
estomac malade pousse au scepticisme, à l'incrédulité, fait germer les
songes noirs et les désirs de mort. Je l'ai remarqué fort souvent. Je
ne me tuerais peut-être pas si j'avais bien digéré ce soir.
Quand je fus assis dans le fauteuil où je m'assois tous les jours
depuis trente ans, je jetai les yeux autour de moi, et je me sentis
saisi par une détresse si horrible que je me crus près de devenir fou.
Je cherchai ce que je pourrais faire pour échapper à moi-même ?
Toute occupation m'épouvanta comme plus odieuse encore que l'inaction.
Alors, je songeai à mettre de l'ordre dans mes papiers.
Voici longtemps que je songeais à cette besogne d'épurer mes
tiroirs ; car depuis trente ans, je jette pêle-mêle dans le même meuble
mes lettres et mes factures, et le désordre de ce mélange m'a souvent
causé bien des ennuis. Mais j'éprouve une telle fatigue morale et
physique à la seule pensée de ranger quelque chose que je n'ai jamais
eu le courage de me mettre à ce travail odieux.
Donc je m'assis devant mon secrétaire et je l'ouvris, voulant faire
un choix dans mes papiers anciens pour en détruire une grande partie.

Je demeurai d'abord troublé devant cet entassement de feuilles jaunies, puis j'en pris une.
Oh ! ne touchez jamais à ce meuble, à ce cimetière, des
correspondances d'autrefois, si vous tenez à la vie ! Et, si vous
l'ouvrez par hasard, saisissez à pleines mains les lettres qu'il
contient, fermez les yeux pour n'en point lire un mot, pour qu'une
seule écriture oubliée et reconnue ne vous jette d'un seul coup dans
l'océan des souvenirs ; portez au feu ces papiers mortels ; et, quand
ils seront en cendres, écrasez-les encore en une poussière invisible...
ou sinon vous êtes perdu... comme je suis perdu depuis une heure !...
Ah ! les premières lettres que j'ai relues ne m'ont point
intéressé. Elles étaient récentes d'ailleurs, et me venaient d'hommes
vivants que je rencontre encore assez souvent et dont la présence ne me
touche guère. Mais soudain une enveloppe m'a fait tressaillir. Une
grande écriture large y avait tracé mon nom ; et brusquement les larmes
me sont montées aux yeux. C'était mon plus cher ami, celui-là, le
compagnon de ma jeunesse, le confident de mes espérances ; et il
m'apparut si nettement, avec son sourire bon enfant et la main tendue
vers moi qu'un frisson me secoua les os. Oui, oui, les morts
reviennent, car je l'ai vu ! Notre mémoire est un monde plus parfait
que l'univers : elle rend la vie à ce qui n'existe plus !
La main tremblante, le regard brumeux, j'ai relu tout ce qu'il me
disait, et dans mon pauvre coeur sanglotant j'ai senti une meurtrissure
si douloureuse que je me mis à pousser des gémissements comme un homme
dont on brise les membres.
Alors j'ai remonté toute ma vie ainsi qu'on remonte un fleuve. J'ai
reconnu des gens oubliés depuis si longtemps que je ne savais plus leur
nom. Leur figure seule vivait en moi. Dans les lettres de ma mère, j'ai
retrouvé les vieux domestiques et la forme de notre maison et les
petits détails insignifiants où s'attache l'esprit des enfants.
Oui, j'ai revu soudain toutes les vieilles toilettes de ma mère
avec ses physionomies différentes suivant les modes qu'elle portait et
les coiffures qu'elle avait successivement adoptées. Elle me hantait
surtout dans une robe de soie à ramages anciens ; et je me rappelais
une phrase, qu'un jour, portant cette robe, elle m'avait dite :
"Robert, mon enfant, si tu ne te tiens pas droit, tu seras bossu toute
ta vie."
Puis soudain, ouvrant un autre tiroir, je me retrouvai en face de
mes souvenirs d'amour : une bottine de bal, un mouchoir déchiré, une
jarretière même, des cheveux et des fleurs desséchées. Alors les doux
romans de ma vie, dont les héroïnes encore vivantes ont aujourd'hui des
cheveux tout blancs, m'ont plongé dans l'amère mélancolie des choses à
jamais finies. Oh ! les fronts jeunes où frisent les cheveux dorés, la
caresse des mains, le regard qui parle, les coeurs qui battent, ce
sourire qui promet les lèvres, ces lèvres qui promettent l'étreinte...
Et le premier baiser..., ce baiser sans fin qui fait se fermer les
yeux, qui anéantit toute pensée dans l'incommensurable bonheur de la
possession prochaine.
Prenant à pleines mains ces vieux gages des tendresses lointaines,
je les couvris de caresses furieuses, et dans mon âme ravagée par les
souvenirs, je revoyais chacune à l'heure de l'abandon, et je souffrais
un supplice plus cruel que toutes les tortures imaginées par toutes les
fables de l'enfer.
Une dernière lettre restait. Elle était de moi et dictée de
cinquante ans auparavant par mon professeur d'écriture. La voici :

 

MA PETITE MAMAN CHÉRIE,

 

"J'ai aujourd'hui sept ans. C'est l'âge de raison, j'en profite pour te remercier de m'avoir donné le jour.

"Ton petit garçon qui t'adore,

"Robert."

    C'était fini. J'arrivais à la source, et brusquement je me
retournai pour envisager le reste de mes jours. Je vis la vieillesse
hideuse et solitaire, et les infirmités prochaines et tout fini, fini,
fini ! Et personne autour de moi.

Mon revolver est là, sur la table... Je l'arme... Ne relisez jamais vos vieilles lettres."

Et voilà comment se tuent beaucoup d'hommes dont on fouille en vain l'existence pour y découvrir de grands chagrins.

guy de maupassant

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Agathe

Professeur de langues dans le secondaire, je partage avec vous mes cours de linguistique !