Bac de Français 2009 : Le
jeu des acteurs;

( Première
S – Intellego.fr
)

 

(16 points)Vous commenterez le texte de Sartre (texte
D) à partir de la didascalie qui s'ouvre par "les
sifflets redoublent" (ligne 11).

Texte D : Jean-Paul Sartre, Kean

Dans sa première version, cette œuvre était sous-titrée
« Désordre et génie ».
A Londres, Kean, acteur
célèbre, joue Othello, de Shakespeare.
Othello, jaloux, tue sa femme, Desdémone, en l'étouffant avec un
oreiller. Or, dans la salle, se trouve Eléna, la femme du comte,
ambassadeur du Danemark, et Kean en est amoureux. Mais il la croit
convoitée par le prince de Galles, assis à côté d'elle. Soudain,
Kean, depuis la scène, s'adresse à eux.

KEAN. [...] (Tourné vers Eléna).
Vous, Madame, pourquoi ne joueriez-vous pas
Desdémone
? Je vous étranglerais si gentiment ? (Elevant l'oreiller
au-dessus de sa
tête.)
Mesdames, Messieurs, l'arme du crime. Regardez ce que j'en fais. (Il
le jette
devant l'avant-scène,
juste aux pieds d'Eléna.) A la plus belle. Cet oreiller, c'est
mon
5   cœur ; mon cœur de lâche tout blanc :
pour qu'elle pose dessus ses petits pieds.
(A
Anna.) Va chercher Cassio, ton amant : il pourra désormais te
cajoler sous mes
yeux(1).
(Se frappant la poitrine.) Cet homme n'est pas dangereux.
C'est à tort qu'on
prenait Othello
pour un grand cocu royal. Je suis un co...co... un...
co...co...mique.
(Rires. Au
prince de Galles.) Eh bien, Monseigneur, je vous l'avais prédit
: pour une
10  fois qu'il me prend une vraie colère,
c'est l'emboîtage(2).
(Les
sifflets redoublent : "A bas Kean ! A bas l'acteur !" Il
fait un pas vers le public
et le
regarde. Les sifflets cessent.) Tous, alors ? Tous contre moi ?
Quel honneur !
Mais pourquoi ?
Mesdames, Messieurs, si vous me permettez une question.
Qu'est-
ce que je vous ai fait ? Je
vous connais tous mais c'est la première fois que je vous
15  vois
ces gueules d'assassins. Est-ce que ce sont vos vrais visages ? Vous
veniez
ici chaque soir et vous
jetiez des bouquets sur la scène en criant bravo. J'avais
fini
par croire que vous m'aimiez... Mais dites donc, mais dites donc :
qui
applaudissiez-vous ? Hein ?
Othello ? Impossible : c'est un fou sanguinaire. Il faut
donc
que ce soit Kean. "Notre grand Kean, notre cher Kean, notre Kean
national"
20  Eh bien le voilà, votre Kean ! (Il
tire un mouchoir de sa poche et se frotte le visage.
Des
traces livides apparaissent.) Oui, voilà l'homme. Regardez-le.
Vous
n'applaudissez pas ?
(Sifflets.) C'est curieux, tout de même : vous n'aimez que ce

qui est faux.

LORD MEWILL, de sa loge. -
Cabotin !

25  KEAN. - Qui parle ? Eh ! Mais c'est Mewill(3)
! (Il s'approche de la loge.) J'ai flanché
tout
à l'heure parce que les princes m'intimident, mais je te préviens
que les
punaises ne m'intimident
pas. Si tu ne fermes pas ta grande gueule, je te prends
entre
deux ongles et je te fais craquer. Comme ça. (Il fait le geste.
Le public se tait.)
Messieurs
dames, bonsoir. Roméo, Lear et Macbeth(4) se rappellent à
votre bon
30  souvenir : moi je vais les rejoindre et je
leur dirai bien des choses de votre part.
Je
retourne dans l'Imaginaire où m'attendent mes superbes colères.
Cette nuit,
Mesdames, Messieurs, je
serai Othello, chez moi, à bureaux fermés(5), et je
tuerai
pour de bon. Evidemment, si
vous m'aviez aimé... Mais il ne faut pas trop
demander,
n'est-ce pas ? A propos,
j'ai eu tort, tout à l'heure, de vous parier de Kean. Kean
est
35  mort en bas âge. (Rires.) Taisez-vous
donc, assassins, c'est vous qui l'avez tué !
C'est
vous qui avez pris un enfant pour en faire un monstre(6) !
(Silence effrayé du
public.)
Voilà ! C'est parfait : du calme, un silence de mort. Pourquoi
siffleriez-vous : il
n'y a personne
en scène. Personne. Ou peut-être un acteur en train de jouer Kean

dans le rôle d'Othello. Tenez, je
vais vous faire un aveu : je n'existe pas vraiment, je
40  fais
semblant. Pour vous plaire, Messieurs, Mesdames, pour vous plaire. Et
je... (Il
hésite et puis, avec
un geste "A quoi bon !".)... c'est tout.

Il s'en va, à pas lents, dans le
silence ; sur scène tous les personnages sont figés de

stupeur. Salomon(7)
sort de son trou, fait un geste désolé au public et crie en
coulisse :

SALOMON. - Rideau ! voyons ! Rideau
!

UN MACHINISTE. - J'étais allé
chercher le médecin de service.

SALOMON. - Baisse le rideau, je te
dis... (Il s'avance vers le public.) Mesdames
et
45  Messieurs... la représentation ne peut
continuer. Le soleil de l'Angleterre s'est
éclipsé
: le célèbre, l'illustre, le sublime Kean vient d'être atteint
d'un accès de folie.
Bruit dans
le public. Le comte réveillé en sursaut se frotte les yeux.

LE COMTE. - C'est fini ? Eh bien,
Monseigneur, comment trouvez-vous Kean ?

LE PRINCE, du ton que l'on prend
pour féliciter un acteur de son jeu. - II a été tout

simplement admirable.

Rideau

(1) Anna joue Desdémone. Cassio est, dans la pièce de
Shakespeare, celui qu'Othello pense être son amant ; de même,
Kean suspecte le prince et Eléna.
(2)emboîtage
: action de siffler un acteur, une pièce.
(3)Mewill
: un aristocrate, convoitant Anna, la partenaire de Kean, humilié
par ca dernier, mais qui, au nom de son rang, avait refusé de se
battre avec un acteur.
(4) Ce sont des personnages du
théâtre de Shakespeare au destin fatal : Roméo, grand amoureux ;
le roi Lear d'une part, et Macbeth, souverain usurpateur, d'autre
part, sont tous deux en proie à la violence de leurs tourments.
(5)à
bureaux fermés : donc, sans public.
(6) Enfant,
Kean était un saltimbanque des rues.
(7) Salomon est à
la fois le valet, le confident, et le souffleur de Kean.

 

 

RdM...

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Agathe

Professeur de langues dans le secondaire, je partage avec vous mes cours de linguistique !