Chapitres
Texte commenté
Qu’on imagine maintenant un homme privé non seulement des êtres qu’il aime, mais de sa maison, de ses habitudes, de ses vêtements, de tout enfin, littéralement de tout ce qu’il possède : ce sera un homme vide, réduit à la souffrance et au besoin, dénué de tout discernement, oublieux de toute dignité : car il n’est pas rare, quand on a tout perdu, de se perdre soi-même ; ce sera un homme dont on pourra décider de la vie ou de la mort le cœur léger, sans aucune considération d’ordre humain, si ce n’est, tout au plus, le critère d’utilité. On comprendra alors le double sens du terme « camp d’extermination » et ce que nous entendons par l’expression « toucher le fond ».
Häftling : j’ai appris que je suis un Häftling. Mon nom est 174517 ; nous avons été baptisés et aussi long temps que nous vivrons nous porterons cette marque tatouée sur le bras gauche.
L’opération a été assez peu douloureuse et extrêmement rapide : on nous a fait mettre en rang par ordre alphabétique, puis on nous a fait défiler un par un devant un habile fonctionnaire muni d’une sorte de poinçon à aiguille courte. Il semble bien que ce soit là une véritable initiation : ce n’est qu’« en montrant le numéro » qu’on a droit au pain et à la soupe. Il nous a fallu bien des jours et bon nombre de gifles et de coups de poing pour nous habituer à montrer rapidement notre numéro afin de ne pas ralentir les opérations de distribution des vivres ; il nous a fallu des semaines et des mois pour en reconnaître le son en allemand. Et pendant plusieurs jours, lorsqu’un vieux réflexe me pousse à regarder l’heure à mon poignet, une ironique substitution m’y fait trouver mon nouveau nom, ce numéro gravé sous la peau en signes bleuâtre.
Si c'est un homme, Primo Levi, 1947, Chapitre 2 « Le fond »
Méthode du commentaire composé
On rappellera ici la méthode du commentaire composé vu en cours francais :
Partie du commentaire | Visée | Informations indispensables | Écueils à éviter |
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Introduction | - Présenter et situer le texte dans le roman - Présenter le projet de lecture (= annonce de la problématique) - Présenter le plan (généralement, deux axes) | - Renseignements brefs sur l'auteur - Localisation du passage dans l'œuvre (début ? Milieu ? Fin ?) - Problématique (En quoi… ? Dans quelle mesure… ?) - Les axes de réflexions | - Ne pas problématiser - Utiliser des formules trop lourdes pour la présentation de l'auteur |
Développement | - Expliquer le texte le plus exhaustivement possible - Argumenter pour justifier ses interprétations (le commentaire composé est un texte argumentatif) | - Etude de la forme (champs lexicaux, figures de styles, etc.) - Etude du fond (ne jamais perdre de vue le fond) - Les transitions entre chaque idée/partie | - Construire le plan sur l'opposition fond/forme : chacune des parties doit impérativement contenir des deux - Suivre le déroulement du texte, raconter l'histoire, paraphraser - Ne pas commenter les citations utilisées |
Conclusion | - Dresser le bilan - Exprimer clairement ses conclusions - Elargir ses réflexions par une ouverture (lien avec une autre œuvre ? Événement historique ? etc.) | - Les conclusions de l'argumentation | - Répéter simplement ce qui a précédé |
Ici, nous détaillerons par l'italique les différents moments du développement, mais ils ne sont normalement pas à signaler. De même, il ne doit pas figurer de tableaux dans votre commentaire composé. Les listes à puces sont également à éviter, tout spécialement pour l'annonce du plan.
En outre, votre commentaire ne doit pas être aussi long que celui ici, qui a pour objectif d'être exhaustif. Vous n'aurez jamais le temps d'écrire autant !
Commentaire composé de l'extrait
Introduction
Primo Levi, auteur de Si c'est un homme, est un chimiste italien et juif qui fut déporté au camp d'Auschwitz-Birkenau durant la Seconde Guerre mondiale. Après en avoir réchappé, il fait publier un récit en 1947 dans lequel il relate l'horreur des camps, dont il restera marqué jusqu'à son suicide en 1987.
Si c'est un homme est ainsi un récit authentique et fort, par lequel le lecteur peut se rendre compte de toute l'atrocité qui rythmait la vie des déportés. Primo Levi ne l'a pas écrit pour autre chose : il voulait témoigner de l'existence de l'impossible, de la violence à l'état pur, d'un rapport à l'autre absolument déshumanisé.
C'est plus ou moins l'enjeu de l'extrait étudié, issu du chapitre 2 de cette oeuvre. Primo Levi est arrivé la veille dans le camp de concentration, après avoir voyagé dans un wagon à bestiaux avec des milliers d'autres déportés. On vient de lui tatouer un nombre sur l'avant-bras et on l'a dépossédé de toutes ses affaires. Ainsi, cet extrait cristallise le moment où il comprend sa nouvelle condition de prisonnier.
Annonce de la problématique
En quoi consiste, d'après l'expérience concentrationnaire de Primo Levy, la déshumanisation d'un homme, dans le but de le destiner à la violence et à la mort ?
Annonce du plan
Nous verrons dans un premier temps comment l'auteur subit la perte de son identité. Dans un second temps, il s'agira de montrer de quoi est faite l'existence dans laquelle il s'apprête à rentrer.
Développement
Supprimer l'identité...
Pour les geôliers du camp, il s'agit d'abord de supprimer l'identité civile des prisonniers, ce qui marque la première étape de leur effacement comme personne.
D'emblée, le passage étudié est marqué par la privation, avec le terme « privé » et la formule doublement restrictive « non seulement ... mais ». Cette privation (entendue comme « suppression ») prend trois formes : plus de possession, plus d'état civil, plus de mémoire.
Suppression de la possession
Dans un premier temps, évoquons l'interdiction de posséder. Dès les premières lignes, la privation s'inscrit dans ce domaine, et a une dimension totalitaire, comme l'affirme la formule : « littéralement de tout ce qu'il possède », laquelle vient clore l'énumération des confiscations (« êtres qu'il aime », « sa maison », « ses habitudes », « ses vêtements »).
Dans cette énumération, on remarque l'utilisation des pronoms possessifs « sa » et « ses », qui n'ont plus lieu d'être, puisque le prisonnier du camp n'a plus le droit à la possession. Celui-ci ne possède plus rien et, en conséquence, est « vide ». On souligne la manière logique qu'a Primo Levi d'exposer ses choses, à la manière d'un mathématicien - on rappellera que l'auteur a une formation de chimiste.
Mais là n'est pas la seule chose dont est privé le détenu concentrationnaire. Il est des possessions moins concrètes qu'on lui interdit.
Suppression de la civilité
Car au moment où les Nazis enferment leurs prisonniers dans les camps, ils visent aussi à leur interdire leur statut de citoyen, et, partant, leur droit à la civilité.
En effet, l'appartenance à la société humaine se fonde d'abord sur une dénomination. On nous donne un prénom et un nom pour être reconnu comme existant à l'intérieur de l'état civil. Or, le prisonnier du camp de concentration est renommé, par deux fois :
- c'est un « Häftling », qui signifie « détenu » en allemand : le prisonnier doit apprendre une langue qu'on lui impose. Ce caractère subi est suggéré par la formulation passive « Häftling : j’ai appris que je suis un Häftling » : Primo Levi apprend, passivement, ce qu'il est. On le lui dit ; il doit l'accepter.
- il est « 174517 », c'est-à-dire un chiffre. La formule est sèche : « Mon nom est 174517 ». En outre, il utilise le verbe « baptiser », qui fait référence à la sphère religieuse : il a été renommé aussi bien au niveau laïc que religieux. Il ne lui reste aucun espace de fuite, comme le souligne la proposition d'après : « aussi longtemps que nous vivrons ». Il ne « porte » plus un nom, il « porte » une « marque », inscrite sur sa peau - dans sa peau, peut-être ?
Ce nouveau nom - cette perte de l'identité civile - vise également à constituer une nouvelle mémoire pour le prisonnier. Ce procédé est la base de leur nouvelle existence, qui doit rompre extérieurement comme intérieurement avec ce qu'ils ont connu.
Suppression des souvenirs
Par la répétition du geste, celui de « montrer rapidement » le numéro, les geôliers visent à écraser tout le passé de leurs victimes. Primo Levi suggère à son lecteur la difficulté de l'oubli par la gradation (figure de style qui va crescendo ou decrescendo) articulée entre les marqueurs de temps (« bien des jours » puis « des semaines et des mois ») et les marqueurs de violence (« gifles » et « coups de poing »).
Tout le tragique de la situation se trouve dans le fait que leur numéro leur apparaît selon deux moments intrinsèquement liés à la vie :
- la « distribution des vivres » et, ainsi, chaque fois qu'ils veulent manger - et donc, survivre -, les prisonniers doivent se souvenir qui ils sont maintenant, c'est-à-dire un simple numéro
- le temps, lorsque, comme le dit Primo Levi, ils ont encore « un vieux réflexe » pour regarder l'heure ; il n'y a plus d'heure, c'est-à-dire plus de temps, et donc, non plus de souvenirs : ils sont condamnés, pour l'éternité, à n'être qu'un nombre
Transition
C'est que par cette triple suppression, les tortionnaires imposent une vérité de fait à leurs prisonniers : dans les camps, rien de ce qui n'a été ne sera encore. C'est une existence comme il n'en existe pas qui les attend : une existence hors de l'humanité, où l'« extermination » prend tous ses sens.
... Pour établir de nouvelles normes d'existence
Primo Levi n’utilise pas le terme « initiation » de manière anodine. L’entrée dans le camp est marquée par plusieurs rituels, comme ceux qui rythment une société (le mariage en est un par exemple). Par là, il signifie que le camp est un monde clos, à part entière, régi par ses propres lois, faits de ses propres hommes.
De nouvelles valeurs
La violence semble, dans les camps, omniprésente. Ce fait est retranscrit de manière lexicale par l'auteur : « souffrance », « besoin », « mort », « extermination », « gifles », « coups de poings ». C’est un premier marqueur de ce nouveau monde.
Mais il y est aussi régi par d’autres valeurs que celles habituellement valorisées dans le monde extérieur :
- « l’utilité », comme critère de mesure pour toute chose
- l’efficacité, comme le montre la scène de distribution des vivres, où il importe de « ne pas ralentir les opérations ». La dénomination par un numéro participe aussi de cette idée : quoi de plus efficace qu’un chiffre ?
De fait, cet établissement de nouvelles normes (violence, utilité, efficacité) vise à un but bien précis : l’aboutissement vers la mort. Les camps d’« extermination » sont bien des outils de mort, qui doivent « exterminer ».
Un nouveau rapport au temps
Le rapport au temps du prisonnier est également changé, par rapport à celui qu'il avait en étant un citoyen. Les « habitudes » de la première phrase suggère cette perturbation : ne sont-elles pas celles qui rythment notre temps quotidien ?
Il est à noter que Primo Levi parle au présent (« Mon nom est ... », « Il semble bien que ... ») pour raconter son histoire qui est pourtant plus vieille que l'écriture. Par là, il établit une impression d'actualité : pour le prisonnier toujours soumis au risque de la mort, qui se lève sans savoir s'il verra le lendemain, il n'y a plus de temps que le présent. Il faut survivre, voilà tout, et peu importe d'avoir un tatouage à la place d'une montre, puisque le temps, dans les camps, ne compte plus.
Qui préparent à la mort
Dès le début du passage, Primo Levi affirme bien le but de l’entreprise de privation : « se perdre soi-même » car, ce faisant, l’Homme a perdu ce qui le fait Homme et, dès lors, sa mort n’a plus la même valeur, ni la même signification. Une mort est dérangeante à partir du moment où elle touche un Homme ; si l’on prive l’Homme de son humanité, alors le faire mourir est facile.
Or, dans un camp, l’homme est :
- « vide » car oublieux de ses souvenirs
- « réduit à la souffrance et au besoin », donc réduit à ses manques, à ce qu’il n’est pas
- « dénué de tout discernement », c’est-à-dire de capacité à réfléchir ; or, il y a le cogito ergo sum (« Je pense donc je suis ») ; un homme qui ne pense plus n’est plus
- « oublieux de toute dignité », et la dignité est ce qui maintient debout en société
Fatalement donc, le prisonnier est facilement exterminable, puisqu’il n’est déjà plus. Il a perdu tout ce qui le rendait Homme aux yeux de l’autre ; il peut mourir, puisqu’il est déjà mort.
Conclusion
Primo Levi raconte son expérience des camps. Il présente la vie concentrationnaire comme l'entreprise d'extermination de l'identité. Là-bas, l'enjeu est de faire perdre à l'Homme son statut d'Homme. Cela s'entend à tous les niveaux : civil, mental, physique.
Ouverture
On pourrait comparer cette ambiance de mort à celle manifestée par Victor Hugo dans Le dernier jour d'un condamné.
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