Dans cette scène, le spectateur assiste à un moment intime partagé entre deux femmes, complicité dans la souffrance et dans la compréhension de la douleur de l'autre. Mais cet espace d'échange n'est pas un espace fermé. L'opposition extérieur / intérieur est pour les deux personnages un « champ des possibles », une voie de secours, de rebond possible.

On verra comment à travers une dramaturgie novatrice, Beaumarchais fait une peinture intime de la relation entre ces deux femmes.

LECTURE ANALYTIQUE

I : Une scène intimiste.

1 : Une compassion naturelle.

2 : Une double éducation sentimentale.

3 : Deux portraits de femmes.

II : Une dramaturgie novatrice.

1 : Chérubin, l'impossible espoir qui répare les blessures.

2 : Lieu de la représentation et lieu de la parole : des espaces ouverts.

Nous sommes ici face à une scène intimiste qui prend la forme d'une philosophie de l'amour. Suzanne et la Comtesse sont complices et font preuve de confiance l'une pour l'autre, et pourtant Suzanne est convoitée par le comte. Suzanne a confiance en la Comtesse lorsqu'elle la laisse interpréter les propos rapportés de Chérubin « Ah ! Suzon, qu'elle est noble et belle !... ». Le terme affectif Suzon montre également la proximité affective des deux femmes. Voir aussi l'enchaînement des répliques 15 / 16, où Suzanne termine de donner corps à la pensée de la Comtesse. Cette complicité se perçoit également par les expressions réciproques de compassion « ma pauvre Suzanne » / gaieté et rire de Suzanne.

Enfin, Suzanne veut protéger sa maîtresse de la souffrance : elle renvoie la proposition du Comte à son caractère de marchandage, elle oppose « acheter » et « séduire », elle soulage Rosine en l'amusant, en autorisant l'expression de ses désirs, mais tout en en fixant les limites.

Réciproquement, Rosine joue le rôle d'une épouse initiant une jeune fiancée « comme tous les maris, ma chère ! ». Elle fait comprendre à Suzanne que l'abandon justifie le désir interdit : l'attitude de la Comtesse « rêvant » est lourde de sous-entendus. La comtesse présente aussi une certaine philosophie de l'amour qui se transforme en une explication de l'infidélité masculine. En effet, la manifestation constante et démesurée de l'amour féminin tue le désir masculin ( leçon reprise par le Comte à l'acte V auprès de la fausse Suzanne ) ( « Je l'ai lassé de mes tendresses et fatigué de mon amour » ). Sous la leçon perce la dénonciation de l'hypocrisie conjugale

et sociale : la Comtesse rend le Comte totalement responsable de la situation et poursuit en généralisant le propos « les hommes sont bien coupables ».

Nous avons ici deux portraits de femmes, Suzanne est inexpérimentée mais elle a pour elle la perspicacité, l'esprit et la lucidité « il veut m'acheter » ( la proposition du Comte : les relations sont conditionnées par le rang social ). La Comtesse, elle, est la femme marquée par la lassitude, bafouée et souffrante, indignée mais lucide ; c'est une épouse partagée entre « deux sentiments contraires » ( Préface ) : inclination et amertume. Mais le reste de la trilogie montrera pour cette femme vertueuse, ses faiblesses ( Léon, fuit des amours de Rosine et Chérubin ). Cette amitié déclarée entre les deux femmes est d'autant plus intime et forte qu'elle est sans stratégie cachée.

Dans ce système d'échange, l'adoration de Chérubin fonctionne comme une sorte de réparation de la goujaterie masculine et de l'infidélité de l'époux. Suzanne est à la fois le peintre et l'interprète de Chérubin : on retrouve une mise en abîme de ses paroles « tu ne l'auras qu'avec ma vie, disait-il... ». A la réplique 14, elle met aussi en évidence son inconstance ( voir parallélisme et antithèses qui soulignent le double désir : « Ma marraine par-ci...moi » ).

Elles adoptent alors une stratégie commune : l'infantilisation du page, qui est aussi une façon de s'écarter de leurs propres désirs. ( voir récurrence de l'adjectif « petit » ).

Le désir est en fait très présent dans cette scène, mais contrairement à la scène I, 7, c'est un désir tout intérieur, pour la Comtesse. Le récit du vol du ruban est pour elle consolateur, le désir inavoué de Rosine est confiné dans la « rêverie » ( voir didascalies ). Ce désir « de l'intérieur » existe si fort pour la Comtesse qu'il en devient gênant « laissons... laissons ces folies ». On perçoit même cette pesanteur du désir par l'apparition répétée des points de suspension « Il fait une chaleur ici !... ». Et ce poids est ainsi incarné par la bouffée de chaleur, sensation physique qui vient matérialiser le désir. L'éventail apparaît ainsi, objet de séduction, comme un signe du désir à la fin de la scène.

Ce jeu sur le « manifesté » et le « tu » rejoint une opposition entre espace intérieur et extérieur. Déjà le chapeau introductif de l'acte renvoie à la multiplicité des ouvertures ( trois portes et une fenêtre ). Suzanne elle-même « crie de la fenêtre ». Cette multiplicité des ouvertures laisse présager d'une acte mouvementé. C'est l'espace « fonctionnel ». Mais il y a aussi un espace « symbolique ». Celui de la chasse, tout d'abord, qui est symbolique de la perpétuelle poursuite de la femme à laquelle se livre le Comte. La chambre de la Comtesse est aussi lieu d'impuissance et d'enfermement d'une épouse riche mais délaissée, d'où la comparaison possible entre les deux chambres : l'une est promesse de bonheur et l'autre de bonheur désenchanté. La fenêtre, enfin, est une sorte de troisième lieu, qui fait de la scène 1 de l'acte II une scène d'ouverture préparant les scènes II, 2 à II, 10.

On pourrait même dire que le dialogue est un quatrième lieu : Beaumarchais, en privilégiant le dialogue à la tirade a donné la priorité aux enchaînements et au rythme, à la dynamique de l'action plus qu'à l'épanchement des sentiments. Il rejoint en cela Marivaux qui a fait du dialogue un lieu de révélation des personnages à eux-mêmes par l'échange et la réflexion sur soi.

Beaumarchais fait de cette scène un moment sensible et touchant, mais certainement pas mièvre : ces deux femmes se respectent et se montrent particulièrement lucides et perspicaces, conscientes de leur condition et soucieuses de s'apporter un mutuel soutien. C'est avec beaucoup d'humanité que Suzanne protège sa maîtresse de trop de désir, et que Rosine prévient à son tour Suzanne du haut de son expérience de femme qui a souffert. La dramaturgie choisir par l'auteur, basée sur la symbolique des objets et l'ouverture à la multiplicité ( des lieux, des ouvertures, des intrigues et alliances ) donne un rythme soutenu et enlevé à ce dialogue intime et vibrant de sincérité.

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Agathe

Professeur de langues dans le secondaire, je partage avec vous mes cours de linguistique !