Chapitres
Le poème commenté
L'invitation au voyage
Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
– Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1857
Méthode du commentaire composé en poésie
Avant la lecture
Il faut étudier le paratexte, c'est-à-dire le titre, l'auteur, la date, etc. Ces informations doivent être recoupées avec vos connaissances émanant du cours (courant littéraire, poète, recueil, etc.).
Le titre engage également à des attentes. Il donne des indices sur la nature du poème que le lecteur s'apprête à lire.
En poésie, la forme est décisive : regarder le texte « de loin » permet d'avoir déjà une idée de la démarche du poète :
- Vers, strophes ?
- Si vers : vers réguliers, vers libres ?
- Si vers réguliers : quel type de rimes ?
- Le nombre de strophes...
Pour la lecture
Nous vous conseillons de lire le poème plusieurs fois, avec un stylo à la main qui vous permettra de noter ou souligner une découverte, une idée.
1ère lecture :
- Identifier le thème général du poème,
- Identifier le registre : comique ? pathétique ? lyrique ? etc.,
- Identifier les procédés d'écriture pour diffuser le sentiment du registre choisi : l'exclamation ? La diérèse ? etc.
2ème lecture :
- Dégager le champ lexical,
- Place des mots : un mot au début du vers n'a pas la même valeur qu'un mot placé en fin de vers,
- Déceler les figures de style (généralement très nombreuses dans un poème),
- Travail sur les rimes : lien entre des mots qui riment, rimes riches ou faibles, etc.,
- Analyse du rythme avec les règles de métriques.
En filigrane, vous devez garder cette question en tête pour l'analyse des procédés d'écriture : comment le poète diffuse-t-il son thème général et comment fait-il ressentir au lecteur ses émotions ?
Rédaction du commentaire
Partie du commentaire | Visée | Informations indispensables | Écueils à éviter |
---|---|---|---|
Introduction | - Présenter et situer le poète dans l'histoire de la littérature - Présenter et situer le poème dans le recueil - Présenter le projet de lecture (= annonce de la problématique) - Présenter le plan (généralement, deux axes) | - Renseignements brefs sur l'auteur - Localisation poème dans le recueil (début ? Milieu ? Fin ? Quelle partie du recueil ?) - Problématique (En quoi… ? Dans quelle mesure… ?) - Les axes de réflexions | - Ne pas problématiser - Utiliser des formules trop lourdes pour la présentation de l'auteur |
Développement | - Expliquer le poème le plus exhaustivement possible - Argumenter pour justifier ses interprétations (le commentaire composé est un texte argumentatif) | - Etude de la forme (champs lexicaux, figures de styles, rimes, métrique, etc.) - Etude du fond (ne jamais perdre de vue le fond) - Les transitions entre chaque idée/partie | - Construire le plan sur l'opposition fond/forme : chacune des parties doit contenir des deux - Suivre le déroulement du poème, raconter l'histoire, paraphraser - Ne pas commenter les citations utilisées |
Conclusion | - Dresser le bilan - Exprimer clairement ses conclusions - Elargir ses réflexions par une ouverture (lien avec un autre poème, un autre poète ? etc.) | - Les conclusions de l'argumentation | - Répéter simplement ce qui a précédé |
Ici, nous détaillerons par l'italique les différents moments du développement, mais ils ne sont normalement pas à signaler. De même, il ne doit pas figurer de tableaux dans votre commentaire composé. Les listes à puces sont également à éviter, tout spécialement pour l'annonce du plan.
En outre, votre commentaire ne doit pas être aussi long que celui ici, qui a pour objectif d'être exhaustif. Vous n'aurez jamais le temps d'écrire autant !
Le commentaire composé du poème
Introduction
Dans la section « Spleen et Idéal » du recueil des Fleurs du Mal (1857), Charles Baudelaire insère un poème pour le moins exotique, qui s'intitule « L'invitation au voyage ».
Le poète y évoque un monde idéal, inspiré par la femme aimée (en ce temps-là, il s'agit de Marie Daubrun) en même temps que par l'élan poétique. Les deux figures (la Femme et la Poésie) se confondent pour nourrir l'espoir d'un voyage parfait, répondant à toutes les peurs du poète.
Annonce de la problématique
Dès lors, dans quelle mesure le voyage proposé est-il poétique avant tout ?
Annonce du plan
Nous verrons dans un premier temps la dimension amoureuse de l'invitation. Nous analyserons ensuite la manière dont se mélange l'imaginaire et le réel dans le voyage décrit. Nous mettrons enfin au jour le caractère singulier de ce voyage-là.
Développement
Une invitation amoureuse
L'invitation du poète est avant tout une invitation amoureuse fait à une femme. En effet, elle (l'invitation) s'adresse à elle (la femme), elle est engendrée par elle et elle fusionne en elle.
Adresse à la femme aimée
Manifestement, c'est la femme qui encadre le poème. Le premier vers est une dénomination affective (« Mon enfant, ma sœur »), tandis que l'avant-dernière strophe, avant la venue du dernier refrain, commence avec un impératif (« Vois »). Cet impératif était d'ailleurs déjà présent dès le deuxième vers (« Songe à la douceur »), et souligne le fait que ce poème est une adresse à quelqu'un.
Mais plusieurs indices démontrent que le destinataire est une femme « aimée » par le poète :
- le fait qu'elle est caractérisée par ses yeux (« De tes traîtres yeux » et « Vois »)
- le fait qu'elle est mystérieuse, donc envoûtante (« charmes si mystérieux »)
Enfin, le terme « ensemble », comme l'emploi des pronoms possessifs (tel « notre ») témoigne du caractère fusionnel du couple. On peut relever, dans le même ordre d'idée, les rimes embrassées (soit ABAB), et l'alternance entre les rimes masculines (comme entre les vers 1-2, ou les vers 4-5) et les rimes féminines (vers 3, vers 6, vers 9, ...).
Mais plus qu'une simple destinataire, la femme est le point de départ du voyage : c'est en la regardant que le poète s'imagine l'exotisme des contrées anticipées.
La fusion du paysage et de la femme
Si la femme est en même temps la destinataire et le point de départ du voyage, c'est que s'opère une fusion entre le paysage et la femme dans l'esprit du poète.
Il y a ainsi une correspondance étroite entre la femme et le paysage. Le poème l'affirme explicitement : « Au pays qui te ressemble ! », où le point d'exclamation souligne le caractère pulsionnel du sentiment amoureux, provoqué par la vue du paysage autant que par la vue de la femme.
En outre, le paysage et la femme aimée se caractérisent, sous la plume du poète, par deux éléments essentiels : la lumière et l'eau. En effet, les « soleils mouillés » des « ciels brouillés » sont pareils aux « traîtres yeux » de la femme qui brillent « à travers leurs larmes »
Enfin, dans l'avant-dernière strophe, la femme devient la divinité du paysage promis par le voyage. Les bateaux (« ces vaisseaux ») ont parcouru le monde entier rien que pour « assouvir [s]on moindre désir ».
Transition :
Cette identification entre femme aimée et voyage soulignent combien le poète se laisse bercer par son imaginaire, et fait de son voyage un rêve éveillé.
Entre imaginaire et réalité
Le voyage promis par le poète oscille entre rêve, réalité, et idéal.
Le rêve éveillé
La référence à la chambre, décrite tout au long de la troisième strophe, renvoie le lecteur à l'idée de sommeil, et donc à celle de rêve.
Effectivement, le champ lexical du rêve parcourt tout le poème : « Songe » (vers 2), « Dormir » (vers 30), « soleils couchants (vers 35), « s'endort » (vers 39). Le paysage décrit n'a rien de précis, et apparaît voilé, comme irréel : « soleils mouillés » (vers 7), « ciels brouillés » (vers 8), « mystérieux » (vers 10), « brillant » (vers 12), « vagues » (vers 20), etc.
En outre, chaque strophe se concentre sur un thème - et un paysage - différent :
- strophe 1 : les grands cieux
- strophe 2 : la chambre
- strophe 3 : les canaux
Comme dans un rêve, tout semble s'enchaîner sans continuité logique. En outre, le lieu n'est jamais nommé, comme s'il n'était pas identifiable (comme dans un rêve) ; simplement, il est « là ».
Un voyage idéal
Le rêve est donc l'occasion, pour le poète, d'un voyage imaginaire. Cette dimension est mise en évidence par plusieurs procédés :
- l'utilisation du conditionnel (« Décoreraient » au vers 17, « parlerait » au vers 24)
- l'utilisation de l'infinitif (« D'aller » au vers 3, « Aimer » aux vers 4 et 5), qui souligne l'immobilité et la passivité du voyageur, en même temps que l'intemporalité du fantasme exotique
De fait, le voyage imaginaire de Baudelaire l'est avant tout par son caractère idéal. Comme le refrain vient le rappeler, son imagination lui promet « ordre », « beauté », « luxe », « calme », « volupté », soit une véritable vision paradisiaque.
Plusieurs champs lexicaux vont dans ce sens de l'idéal :
- la lumière : « soleils » aux vers 7 et 35, « Brillant » au vers 12, « luisants » au vers 15, « or » au vers 38, etc.
- la beauté : « charmes » au vers 9, « beauté » aux vers 13, 27 et 41, « splendeur » au vers 23
- l'exotisme : « vagues senteurs de l'ambre » au vers 20, « orientale » au vers 23, « du bout du monde » au vers 34
De même, les figures de style y participent :
- les hyperboles : « Si mystérieux » au vers 10, « tout » aux vers 13, 24, 27 et 41, « la ville entière » au vers 37
- les superlatifs : « les plus rares fleurs » au vers 18, « ton moindre désir » au vers 33
Transition :
Mais lorsqu'il est question d'idéal, chez Baudelaire, il s'agit bien souvent de celui de la poésie.
La poésie, premier et dernier voyage
La poésie est un voyage pour le poète : la musicalité interne le prouve tout autant que la création inédite de certaines images.
Un poème sonore
« L'invitation au voyage » est un poème qui fait entendre une forte musicalité.
La dimension la plus évidente, c'est sa construction à la manière d'une chanson :
- chaque strophe est suivie d'un refrain
- chaque strophe comporte le même nombre de vers (douze)
- chaque strophe fait alterner deux pentasyllabes et un heptasyllabe
Ainsi, à la lecture du poème se dégage une parfaite harmonie musicale, avec un rythme régulier, le tout surplombé par des diérèses fréquentes (« mystérieux » au vers 10, « orientale » au vers 23, etc.).
L'harmonie est également permise par des vers courts qui sont prolongés par des enjambements, sans rejet ni contre-rejet :
- « Songe à la douceur / D'aller là-bas vivre ensemble ! »
- « Aimer et mourir / Au pays qui te ressemble ! »
- etc.
Enfin, la fluidité du poème est facilitée par l'allitération en /l/, qui court sur tout le poème : « D'aller là-bas vivre ensemble » (vers 3), « Luxe, calme et volupté » (vers 14, 28 et 42), « Des meubles luisants/Polis par les ans » (vers 15 et 16), etc.
L'idéal poétique
En élaborant son poème, Baudelaire réalise une parole performative, c'est-à-dire qui se réalise elle-même. En effet, le poème lui-même est le voyage vers son idéal.
Il y a d'abord les synesthésies et les correspondances, qui donne au monde entier une cohérence, une unité :
- les fleurs mêlent leurs odeurs à tous les objets (« Les plus rares fleurs/Mêlant leurs odeurs/Aux vagues senteurs de l’ambre »)
- le soleil émet de l'or (« Les soleils couchants/Revêtent les champs,/Les canaux, la ville entière,/D’hyacinthe et d’or ; »)
- le monde fonctionne comme un tout (« Le monde s’endort/Dans une chaude lumière. »
Ainsi, c'est dans sa poésie que se réalise les deux vers du refrain :
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.
Le « Là », indéterminé, est en fait l'endroit de la poésie. Le refrain fonctionne alors comme une formule magique, et donne une allure incantatoire à l'ensemble du poème.
Fidèle à sa théorie des correspondances, Baudelaire se fait le lecteur du monde et de ses signes. Ainsi des vers qui suivent :
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.
L'espoir du poète, c'est que son poème parle à l'âme, directement, à travers la possibilité d'une langue originaire. Le poète, c'est celui qui parle la langue de l'invisible, et la communique.
Conclusion
En définitive, ce poème réalise (effectivement) le rêve de Baudelaire, que lui inspire la femme : atteindre l'idéal, fût-ce à travers la poésie. Pour un temps au moins, le poète a dépassé le spleen.
À travers une forte musicalité et la description de paysages exotiques, Baudelaire sublime le monde par le langage poétique.
Ouverture
Cette manière d'imposer le poète comme le lecteur du monde et de faire de la poésie un voyage sera prolongée par Arthur Rimbaud, digne héritier de Charles Baudelaire.
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