Chapitres
L'extrait commenté
Ceux qui ont le cœur corrompu méprisent les hommes sincères, parce qu’ils parviennent rarement aux honneurs et aux dignités ; comme s’il y avait un plus bel emploi que celui de dire la vérité ; comme si ce qui fait faire un bon usage des dignités n’était pas au dessus des dignités mêmes.En effet, la sincérité même n’a jamais tant d’éclat que lorsqu’on la porte à la cour des princes, le centre des honneurs et de la gloire. On peut dire que c’est la couronne d’Ariane, qui est placée dans le ciel. C’est là que cette vertu brille des noms de magnanimité, de fermeté et de courage ; et comme les plantes ont plus de force lorsqu’elles croissent dans les terres fertiles, aussi la sincérité est plus admirable auprès des grands, où la majesté même du Prince, qui ternit tout ce qui l’environne, lui donne un nouvel éclat.
Un homme sincère à la cour d’un prince est un homme libre parmi des esclaves. Quoiqu’il respecte le Souverain, la vérité, dans sa bouche, est toujours souveraine, et, tandis qu’une foule de courtisans est le jouet des vents qui règnent et des tempêtes qui grondent autour du trône, il est ferme et inébranlable, parce qu’il s’appuie sur la vérité, qui est immortelle par sa nature et incorruptible par son essence.
Il est, pour ainsi dire, garant envers les peuples des actions du Prince. Il cherche à détruire, par ses sages conseils, le vice de la cour, comme ces peuples qui, par la force de leur voix, voulaient épouvanter le dragon qui éclipsait, disaient-ils, le soleil ; et, comme on adorait autrefois la main de Praxitèle dans ses statues, on chérit un homme sincère dans la félicité des peuples, qu’il procure, et dans les actions vertueuses des princes, qu’il anime.
Lorsque Dieu, dans sa colère, veut châtier les peuples, il permet que des flatteurs se saisissent de la confiance des princes, qui plongent bientôt leur Etat dans un abîme de malheurs. Mais, lorsqu’il veut verser ses bénédictions sur eux, il permet que des gens sincères aient le cœur de leurs rois et leur montrent la vérité, dont ils ont besoin comme ceux qui sont dans la tempête ont besoin d’une étoile favorable qui les éclaire.
.
Montesquieu, L'éloge de la sincérité, « DE LA SINCÉRITÉ PAR RAPPORT AUX COMMERCES DES GRANDS », 1717
Méthode de l'explication linéaire
On rappellera ici la méthode de l'explication linéaire vue en cours francais :
Partie du commentaire | Visée | Informations indispensables | Écueils à éviter |
---|---|---|---|
Introduction | - Présenter et situer le texte dans l'ouvrage - Présenter le projet de lecture (= annonce de la problématique) - Présenter le plan (il faut suivre les étapes du récit lui-même) | - Renseignements brefs sur l'auteur - Localisation du passage dans l'œuvre (début ? Milieu ? Fin ?) - Problématique (En quoi… ? Dans quelle mesure… ?) - Les axes de réflexions | - Ne pas problématiser - Utiliser des formules trop lourdes pour la présentation de l'auteur |
Développement | - Expliquer le texte ligne par ligne - Argumenter pour justifier ses interprétations (l'explication linéaire est un texte argumentatif) | - Etude de la forme (champs lexicaux, figures de styles, etc.) - Etude du fond (ne jamais perdre de vue le fond) - Les transitions entre chaque idée/partie | - Ne pas lier la forme et le fond - Ne pas commenter les citations utilisées |
Conclusion | - Dresser le bilan - Exprimer clairement ses conclusions - Elargir ses réflexions par une ouverture (lien avec une autre œuvre ? Événement historique ? etc.) | - Les conclusions de l'argumentation | - Répéter simplement ce qui a précédé |
Ici, nous détaillerons par l'italique les différents moments du développement, mais ils ne sont normalement pas à signaler. De même, il ne doit normalement pas figurer de tableaux dans votre commentaire composé. Les listes à puces sont également à éviter, tout spécialement pour l'annonce du plan.
En outre, votre commentaire ne doit pas être aussi long que celui ici, qui a pour objectif d'être exhaustif. Vous n'aurez jamais le temps d'écrire autant !
L'explication linéaire de l'extrait
Introduction
Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, né en 1689 et mort en 1755, est un philosophe des Lumières. S'étant d'abord consacré aux études de droit, il a marqué l'histoire française de ses écrits littéraires et philosophiques. Parmi ceux-là, on retient généralement De l’esprit des lois (1748) et ses Lettres persanes (1721).
L’éloge de la sincérité est un court essai appartenant à ses premiers écrits et comportant les bases de quelques-unes de ses réflexions philosophiques futures.
L'extrait qui nous occupe aujourd'hui se situe dans la deuxième partie de cet essai. Tandis que dans un premier temps, Montesquieu s'attachait à présenter les vertus de la sincérité pour l'homme ou la femme lambda, il en expose dans un second temps les bénéfices pour « le commerce des grands », c'est-à-dire au niveau des puissants du monde.
Annonce de la problématique
Dès lors, en quoi la sincérité est-elle chérissable en particulier pour les princes et les rois ?
Annonce du plan
Nous verrons dans un premier temps pourquoi seuls les mauvais gouvernants banniront la sincérité de leur cour. Nous expliquerons ensuite les bénéfices pour les peuples eux-mêmes tirés de la présence d'un homme sincère à la cour.
Développement
L'amour de la sincérité
Pour Montesquieu, l'homme mauvais haïra la sincérité, tandis que le bon prince saura s'entourer de personnes sincères. Un homme sincère aime la vérité, et cela donne à ceux qui le fréquentent une force hors-norme.
L'homme mauvais
L'extrait s'ouvre sur une affirmation péremptoire (= qui détruit d'avance toute objection ; contre quoi on ne peut rien répliquer) de Montesquieu : si un homme a le cœur corrompu, alors il méprisera les hommes sincères. Il le justifie par une raison simple : un homme sincère fera peu d'honneurs et dira peu de compliments, simplement parce qu'il n'y consentira que si ces honneurs et ces compliments sont justifiés.
Or, l'orgueil de l'homme lui fait préférer des gens qui flattent, même si ces flatteries sont des mensonges manifestes. Ainsi, cet orgueil fait préférer l'image (c'est-à-dire ici les « dignités » dont parle Montesquieu) à la vérité. L'homme orgueilleux oublie que c'est la vérité qui doit être à l'origine de l'image ; c'est-à-dire, ici, que c'est la sincérité qui doit justifier les honneurs et les dignités.
Transition
Ainsi, Montesquieu se montre très critique et plein de mépris pour ceux qui préfèrent l'artifice à la sincérité, pour la simple raison qu'ils veulent être flattés, qu'importe si ces flatteries sont justifiées ou non. Et les pires parmi ceux-là sont sans aucun doute les princes et les rois.
Sincérité à la cour...
Le plus haut lieu des interactions sociales se trouve être la cour, là où le prince est entouré par des sujets qui doivent le conseiller. C'est en même temps « le centre des honneurs et de la gloire ». Montesquieu utilise même une métaphore pour appuyer encore toute l'importance de ce lieu : « c’est la couronne d’Ariane », dit-il en faisant référence à la constellation de la Couronne Boréale. C'est dire que la cour brille de mille feux au-dessus des Hommes !
Or, puisque c'est le niveau ultime de la société des Hommes, c'est là que la sincérité revêt sa plus haute importance. Montesquieu insiste sur ce point en utilisant, cette fois, une comparaison convoquant des superlatifs (en vert) :
et comme les plantes ont plus de force lorsqu’elles croissent dans les terres fertiles, aussi la sincérité est plus admirable auprès des grands, où la majesté même du Prince, qui ternit tout ce qui l’environne, lui donne un nouvel éclat.
Il signifie par-là que la grandeur du Prince profite à la grandeur de cette vertu qu'est la sincérité : la cohabitation des deux est susceptible des plus grands miracles, des plus grandes lumières, comme vient le suggérer l'utilisation du mot « éclat », ou du verbe « brille » un peu plus tôt.
De fait, c'est de la sincérité que viennent toutes les autres vertus généralement consacrées, comme la « magnanimité », la « fermeté » ou encore le « courage ».
... et liberté du courtisan
Ainsi, l'homme sincère a la cour fera profiter le prince d'une nouvelle puissance, en même temps qu'il se grandit lui-même. Là encore, le philosophe convoque une nouvelle métaphore : l'homme sincère est « un homme libre parmi les esclaves ». Les « esclaves » sont ainsi les autres courtisans, puisqu'ils sont soumis au prince et à ses envies changeantes (comme « des tempêtes »).
Car l'homme sincère « s'appuie sur la vérité », c'est-à-dire sur « ce qui fait faire un bon usage des dignités », et qui, contrairement aux envies princières, ne change pas, parce qu'elle est « immortelle par sa nature et incorruptible par son essence ». Par ces adjectifs « immortelle » et « incorruptible », Montesquieu réalise une comparaison implicite avec l'homme, voire même avec le prince, qui sont quant à eux des êtres mortels et corruptibles. Ainsi, le courtisan qui agit sur le principe d'une idée « immortelle » et « incorruptible » peut espérer changer sa propre nature et sa propre essence ; en usant de la sincérité, il peut aspirer à devenir lui-même un principe immortel et incorruptible.
D'ailleurs, Montesquieu fait de la vérité et de son utilisation une entité supérieur au prince, lorsqu'il use de la répétition de « Souverain » et de « souveraine » : le prince est ce « Souverain » néanmoins soumis à cette valeur « toujours souveraine » qu'est la vérité.
Transition
Cet homme sincère a donc la capacité d'aider les peuples à mieux vivre, puisque le Prince gouvernera mieux.
La bénédiction de la sincérité
Comme par un « effet papillon », le courtisan sincère aidera son Prince et son peuple à mieux vivre. C'est même une bénédiction divine que d'avoir un tel allié pour le gouvernant.
Un peuple plus heureux
Montesquieu, dans son éloge de la sincérité, va même jusqu'à dire que c'est grâce au courtisan sincère que les peuples seront bien gouvernés. En effet, guidé par sa pulsion de sincérité, le courtisan prodiguera des « sages conseils » à même d'éradiquer le vice de la cour - car, c'est évident, la vertu est l'ennemi du vice, et la première plus forte que la seconde.
Pour appuyer un peu mieux son argumentaire, Montesquieu se lance alors dans plusieurs comparaisons mythologiques.
Il y a d'abord la référence à un mythe de la Perse (Iran actuel) : au XVIIème siècle, on racontait là-bas que les éclipses de Lune étaient dues à un combat de celle-ci avec un dragon. Dès lors, les peuples voulaient épouvanter ce monstre en criant du plus fort qu'ils pussent afin de le mettre en fuite.
Dans un second temps, il évoque Praxitèle, un célèbre sculpteur romain, au talent si parfait qu'on célébrait la perfection des statues nées de ses mains. Par là, Montesquieu veut dire que la félicité des peuples est comme une statue de Praxitèle, et que cette statue est sculptée par la main du courtisan sincère.
En convoquant des références mythologiques, Montesquieu parle aussi aux imaginaires de ses lecteurs, et veut les convaincre avec des récits plaisants, en même temps que grandioses. Ce sont les mythes qui font les peuples comme les croyances ; et il le sait au moment même où il explique toutes les vertus venues de la présence d'un homme sincère à la cour du prince, c'est-à-dire le gouverneur d'un peuple.
Transition
Le courtisan sincère a donc quelque chose de Dieu, puisqu'il offre aux peuples leur félicité.
La main de Dieu
Montesquieu finit ainsi son argumentation par une comparaison ultime : celle avec Dieu. La présence d'un courtisan sincère comme la corruption par des flatteurs seraient permises par le fabricateur souverain, comme le signifie la formule active : « [Dieu] permet que [...] ».
Ainsi, Montesquieu affirme dans un parallélisme que le corrupteur des princes est un châtiment divin (« Lorsque Dieu, dans sa colère, veut châtier les peuples [...] »), comme le sont des sauterelles et le déluge ; mais, au contraire, un courtisan sincère est une bénédiction divine (« lorsqu'il veut verser ses bénédictions sur eux, [...] »).
Car le courtisan sincère est un « étoile favorable qui éclaire [les princes] », comme Dieu éclaira avec l'étoile de Bethléem les Rois mages qui partaient à la recherche de Jésus.
Conclusion
En somme, la sincérité est une vertu divine, en tant qu'elle découle directement de l'amour de la vérité, valeur immortelle et incorruptible, comme Dieu lui-même.
Montesquieu va même jusqu'à faire du courtisan sincère un véritable prophète, garant de la félicité des peuples et responsable de la bonne tenue d'un royaume.
Ouverture
On pourrait comparer cet extrait au parti-pris argumentatif de La Fontaine dans une fable au thème similaire, « La Cour du Lion », et qui finit avec la morale suivante :
Ne soyez à la cour, si vous voulez y plaire,
Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère,
Et tâchez quelquefois de répondre en Normand.
Si vous désirez une aide personnalisée, contactez dès maintenant l’un de nos professeurs !