Chapitres
La préface commentée
Les stoïciens faisaient consister presque toute la philosophie à se connaître soi-même. « La vie, disaient-ils, n'était pas trop longue pour une telle étude. » Ce précepte avait passé des écoles sur le frontispice des temples ; mais il n’était pas bien difficile de voir que ceux qui conseillaient à leurs disciples de travailler à se connaître ne se connaissaient pas.
Les moyens qu’ils donnaient pour y parvenir rendaient le précepte inutile : ils voulaient qu’on s’examinât sans cesse, comme si on pouvait se connaître en s’examinant.
Les hommes se regardent de trop près pour se voir tels qu’ils sont. Comme ils n’aperçoivent leurs vertus et leurs vices qu’au travers de l’amour-propre, qui embellit tout, ils sont toujours d’eux-mêmes des témoins infidèles et des juges corrompus.
Ainsi, ceux-là étaient bien plus sages qui, connaissant combien les hommes sont naturellement éloignés de la vérité, faisaient consister toute la sagesse à la leur dire. Belle philosophie, qui ne se bornait point à des connaissances spéculatives, mais à l’exercice de la sincérité ! Plus belle encore, si quelques esprits faux qui la poussèrent trop loin, n’avaient pas outré la raison même, et, par un raffinement de liberté, n’avaient choqué toutes les bienséances.
Dans le dessein que j’ai entrepris, je ne puis m’empêcher de faire une espèce de retour sur moi-même. Je sens une satisfaction secrète d’être obligé de faire l’éloge d’une vertu que je chéris, de trouver, dans mon propre cœur, de quoi suppléer à l’insuffisance de mon esprit, d’être le peintre, après avoir travaillé toute ma vie à être le portrait, et de parler enfin d’une vertu qui fait l’honnête homme dans la vie privée et le héros dans le commerce des grands.
Éloge de la sincérité, Montesquieu, Préface, 1717
Méthode de l'explication linéaire
On rappellera ici la méthode de l'explication linéaire vue en cours francais :
Partie du commentaire | Visée | Informations indispensables | Écueils à éviter |
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Introduction | - Présenter et situer le texte dans l'ouvrage - Présenter le projet de lecture (= annonce de la problématique) - Présenter le plan (il faut suivre les étapes du récit lui-même) | - Renseignements brefs sur l'auteur - Localisation du passage dans l'œuvre (début ? Milieu ? Fin ?) - Problématique (En quoi… ? Dans quelle mesure… ?) - Les axes de réflexions | - Ne pas problématiser - Utiliser des formules trop lourdes pour la présentation de l'auteur |
Développement | - Expliquer le texte ligne par ligne - Argumenter pour justifier ses interprétations (l'explication linéaire est un texte argumentatif) | - Etude de la forme (champs lexicaux, figures de styles, etc.) - Etude du fond (ne jamais perdre de vue le fond) - Les transitions entre chaque idée/partie | - Ne pas lier la forme et le fond - Ne pas commenter les citations utilisées |
Conclusion | - Dresser le bilan - Exprimer clairement ses conclusions - Elargir ses réflexions par une ouverture (lien avec une autre œuvre ? Événement historique ? etc.) | - Les conclusions de l'argumentation | - Répéter simplement ce qui a précédé |
Ici, nous détaillerons par l'italique les différents moments du développement, mais ils ne sont normalement pas à signaler. De même, il ne doit normalement pas figurer de tableaux dans votre commentaire composé. Les listes à puces sont également à éviter, tout spécialement pour l'annonce du plan.
En outre, votre commentaire ne doit pas être aussi long que celui ici, qui a pour objectif d'être exhaustif. Vous n'aurez jamais le temps d'écrire autant !
L'explication linéaire de l'extrait
Introduction
Charles Louis de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu, né en 1689 et mort en 1755, est un philosophe des Lumières. S'étant d'abord consacré aux études de droit, il a marqué l'histoire française de ses écrits littéraires et philosophiques. Parmi ceux-là, on retient généralement De l’esprit des lois (1748) et ses Lettres persanes (1721).
L’éloge de la sincérité est un court essai appartenant à ses premiers écrits et comportant les bases de quelques-unes de ses réflexions philosophiques futures. L'extrait qui nous occupe ici en est la préface ; il est très riche en références philosophiques, en même temps qu'il annonce certains des arguments à venir.
En effet, le philosophe s'apprête à interroger les concepts de vérité et d'amitié, à partir d'une vertu qu'il pose comme la plus bienfaitrice de toutes, celle à laquelle il consacre son éloge : la sincérité. L'homme paraissant incapable de se connaître lui-même, aveuglé par son amour-propre, la sincérité est cette vertu de l'ami qui peut faire accéder l'autre à l'injonction philosophique par excellence, c'est-à-dire à la connaissance de lui-même.
Annonce de la problématique
Dès lors, en quoi la sincérité est-elle la plus grande des vertus humaines ?
Annonce du plan
Nous verrons qu'au commencement, il y a la philosophie et son précepte. En second lieu, il s'agira de montrer que la sincérité permet cette application philosophique.
Développement
Adage socratique et amour-propre
« Connais-toi toi-même » peut être considéré comme la maxime première et ultime de la philosophie grecque. C'est en tout cas le parti que prend momentanément Montesquieu pour expliquer combien cette tâche semble impossible à accomplir individuellement.
« Connais-toi toi-même »
L'entrée en matière de Montesquieu est une référence philosophique majeure : « Connais-toi toi-même. » était en effet une très ancienne maxime de la sagesse grecque antique inscrite à l'entrée d'un temple. Socrate, l'un des plus grands philosophes grecs, l'avait même reprise à son compte. Le mot philosophie, quant à lui, est composé des mots philein, qui signifie « aimer », et sophia, qui veut dire « sagesse » ou « savoir ».
Or, Montesquieu affirme :
Les stoïciens faisaient consister presque toute la philosophie à se connaître soi-même.
Les stoïciens faisaient partie d'une branche de la philosophie grecque qui, pour le dire rapidement, prônaient l'égalité d'humeur devant les événements. Il s'agissait pour eux de dominer ses passions et de faire primer la raison pour comprendre le monde.
Reste que Montesquieu ouvre son éloge par cette référence à la philosophie antique. Il affirme, pour les biens de son propre ouvrage, qu'une certaine partie de la philosophie grecque donnait à la philosophie un seul but : se connaître soi-même.
Or, pour Montesquieu, cette tâche souffre d'une aporie (= une impossibilité interne) : les professeurs qui enseignaient ce chemin-là ne se connaissaient pas eux-mêmes, ce que Montesquieu affirme dans une formule proche de la litote (« Il n'était pas bien difficile ... » sous-entend : « Il est très facile ... », ce qui constitue une litote, c'est-à-dire une formule de l'atténuation qui veut exprimer bien plus que ce qu'elle dit en apparence).
Transition
Car ce qui aveugle ces professeurs est un vice qui appartient (plus ou moins) à tous les Hommes : l'amour-propre, qui nous fait nous voir plus beau que nous ne sommes.
L'amour-propre
Montesquieu affirme que les hommes sont incapables de mener par eux-mêmes l'enquête qui consiste à se connaître soi-même, pour un défaut tout simple : l'amour-propre.
Comme ils n’aperçoivent leurs vertus et leurs vices qu’au travers de l’amour-propre, qui embellit tout, ils sont toujours d’eux-mêmes des témoins infidèles et des juges corrompus.
Il écrit, dans une formule de concession qui implique la logique, que les êtres humains souffrent d'un défaut de vision, voire même de cœur, et qu'ils sont inaptes à juger tout seul. Ils ne sont que des « témoins infidèles » et des « juges corrompus », dans une formule qui rappelle celle disqualifiante du « juge et parti ».
La solution semble donc évidente, sous la plume de Montesquieu, qui fait commencer sa résolution par la conjonction de coordination « ainsi » : les plus sages philosophes étaient ceux qui, plutôt que de chercher à se connaître eux-mêmes, aidaient les autres à se connaître. C'est par ailleurs une nouvelle référence à Socrate et à ses discours platoniciens : en effet, celui-ci mettait en scène son ancien maître Socrate en train de poser des questions incessantes à ses interlocuteurs pour les faire accéder à leurs propres vérités.
Transition
Or, ces philosophes-là sont ceux qui s'adonnaient à « l'exercice de la sincérité ».
Une vertu initiatique
La sincérité doit donc s'exercer pour aider l'autre à atteindre la connaissance de lui-même. C'est là le rôle que Montesquieu veut se donner.
La sincérité
La sincérité peut se définir comme le fait d'exprimer des sentiments réellement ressentis, sans cacher ses pensées. C'est cette attitude qui permet de rejoindre les préceptes de la philosophie, la connaissance de soi-même. Mais parce qu'elle est trop difficile à exercer sur soi-même (à cause des mensonges de l'amour-propre), il faut s'aider de l'autre.
De fait, Montesquieu oppose les « connaissances spéculatives », c'est-à-dire des recherches abstraites, trop éloignées de la réalité, et « l'exercice de la sincérité », c'est-à-dire le fait d'être sincère pour de vrai - comme Platon qui conduit des conversations avec ses concitoyens au milieu de la place publique.
Montesquieu met cependant en garde contre les dérives de cet exercice, avec une nouvelle référence historique :
Plus belle encore, si quelques esprits faux qui la poussèrent trop loin, n’avaient pas outré la raison même, et, par un raffinement de liberté, n’avaient choqué toutes les bienséances.
Ici, il fait référence aux cyniques, et notamment à Diogène, un autre philosophe grec, qui voulut pousser si loin l'idée de sincérité qu'il en vint à choquer les habitants de la cité. Il regrette par une formule hyperbolique (« Plus belle encore ... ») cette dérive, tout en accusant ces personnages de l'Histoire de mensonge (« quelques esprits faux »). Montesquieu sous-entend qu'ils ont pu être la cause du bannissement de la sincérité dans la sphère publique.
Le rôle de Montesquieu
Montesquieu, dans le dernier paragraphe, multiplie les références à sa personne : « j'ai », « je », « moi-même », ... Il se donne un but (« le dessein que j'ai entrepris »), qui le dépasse lui-même (« je ne puis m'empêcher [...] »), et qui le remplit de plaisir (« Je sens une satisfaction secrète »). Ainsi, il sera le glorificateur de la sincérité.
Pourtant, ce rôle auquel il s'assigne n'est pas sans paradoxe par rapport à tout ce qu'il vient d'affirmer : il fait une « espèce de retour sur [lui]-même », au mépris des dangers de l'amour-propre contre lesquels il a mis en garde ; il suit son cœur plutôt que sa raison (« de quoi suppléer à l'insuffisance de mon esprit »), c'est-à-dire qu'il va à l'encontre de la démarche philosophique normale.
C'est que Montesquieu a semble-t-il déjà conduit son analyse philosophique (puisqu'il a été son propre « portrait ») ; il veut désormais être le peintre.
Conclusion
Cette introduction nous a familiarisés avec le concept philosophique de la connaissance de soi. Montesquieu la pose comme le but de toute philosophie honnête. Néanmoins, il met en même temps en avant l'idée que peu de philosophes étaient eux-même honnêtes.
Pour parvenir à compléter cette quête, il faut plutôt s'aider d'une vertu, et de son exercice extérieur : celui de la sincérité. Car c'est grâce à elle que la philosophie peut accomplir son but.
À la toute fin de cette préface, le philosophe annonce donc le plan exhaustif de ce qu'il veut faire : dire combien la sincérité est vertueuse pour la personne commune, et combien elle est héroïque pour les grands de ce monde.
Ouverture
On pourrait enfin comparer cette introduction et sa critique de l'amour-propre à la fable de Jean de la Fontaine « La Besace », qui se termine avec cette morale :
On se voit d'un autre œil qu'on ne voit son prochain.
.............Le Fabricateur souverain
Nous créa Besaciers tous de même manière,
Tant ceux du temps passé que du temps d'aujourd'hui
Il fit pour nos défauts la poche de derrière,
Et celle de devant pour les défauts d'autrui.
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