Chapitres
Le poème
À la fin tu es las de ce monde ancien
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine
Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes
La religion seule est restée toute neuve la religion
Est restée simple comme les hangars de Port-AviationSeul en Europe tu n’es pas antique ô Christianisme
L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X
Et toi que les fenêtres observent la honte te retient
D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout hautVoilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières
Portraits des grands hommes et mille titres diversJ’ai vu ce matin une jolie rue dont j’ai oublié le nom
Neuve et propre du soleil elle était le clairon
Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes
Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
Le matin par trois fois la sirène y gémit
Une cloche rageuse y aboie vers midi
Les inscriptions des enseignes et des murailles
Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
J’aime la grâce de cette rue industrielle
Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l’avenue des Ternes
[FIN DE L'EXTRAIT COMMENTE]
Voilà la jeune rue et tu n’es encore qu’un petit enfant
Ta mère ne t’habille que de bleu et de blanc
Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize
Vous n’aimez rien tant que les pompes de l’Église
Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachetteVous priez toute la nuit dans la chapelle du collège
Tandis qu’éternelle et adorable profondeur améthyste
Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ
C’est le beau lys que tous nous cultivons
C’est la torche aux cheveux roux que n’éteint pas le vent
C’est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère
C’est l’arbre toujours touffu de toutes les prières
C’est la double potence de l’honneur et de l’éternité
C’est l’étoile à six branches
C’est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche
C’est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs
Il détient le record du monde pour la hauteurPupille Christ de l’œil
Vingtième pupille des siècles il sait y faire
Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l’air
Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder
Ils disent qu’il imite Simon Mage en Judée
Ils crient s’il sait voler qu’on l’appelle voleur
Les anges voltigent autour du joli voltigeur
Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane
Flottent autour du premier aéroplane
Ils s’écartent parfois pour laisser passer ceux que transporte la Sainte-Eucharistie
Ces prêtres qui montent éternellement élevant l’hostie
L’avion se pose enfin sans refermer les ailes
Le ciel s’emplit alors de millions d’hirondelles
A tire-d’aile viennent les corbeaux les faucons les hiboux
D’Afrique arrivent les ibis les flamants les marabouts
L’oiseau Roc célébré par les conteurs et les poètes
Plane tenant dans les serres le crâne d’Adam la première tête
L’aigle fond de l’horizon en poussant un grand cri
Et d’Amérique vient le petit colibri
De Chine sont venus les pihis longs et souples
Qui n’ont qu’une seule aile et qui volent par couple
Puis voici la colombe esprit immaculé
Qu’escortent l’oiseau-lyre et le paon ocellé
Le phénix ce bûcher qui soi-même s’engendre
Un instant voile tout de son ardente cendre
Les sirènes laissant les périlleux détroits
Arrivent en chantant bellement toutes trois
Et tous aigle phénix et pihis de la Chine
Fraternisent avec la volante machineMaintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule
Des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent
L’angoisse de l’amour te serre le gosier
Comme si tu ne devais jamais plus être aimé
Si tu vivais dans l’ancien temps tu entrerais dans un monastère
Vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière
Tu te moques de toi et comme le feu de l’Enfer ton rire pétille
Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie
C’est un tableau pendu dans un sombre musée
Et quelquefois tu vas le regarder de prèsAujourd’hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées
C’était et je voudrais ne pas m’en souvenir c’était au déclin de la beautéEntourée de flammes ferventes Notre-Dame m’a regardé à Chartres
Le sang de votre Sacré Cœur m’a inondé à Montmartre
Je suis malade d’ouïr les paroles bienheureuses
L’amour dont je souffre est une maladie honteuse
Et l’image qui te possède te fait survivre dans l’insomnie et dans l’angoisseC’est toujours près de toi cette image qui passe
Maintenant tu es au bord de la Méditerranée
Sous les citronniers qui sont en fleur toute l’année
Avec tes amis tu te promènes en barque
L’un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques
Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs
Et parmi les algues nagent les poissons images du SauveurTu es dans le jardin d’une auberge aux environs de Prague
Tu te sens tout heureux une rose est sur la table
Et tu observes au lieu d’écrire ton conte en prose
La cétoine qui dort dans le cœur de la roseÉpouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit
Tu étais triste à mourir le jour où tu t’y vis
Tu ressembles au Lazare affolé par le jour
Les aiguilles de l’horloge du quartier juif vont à rebours
Et tu recules aussi dans ta vie lentement
En montant au Hradchin et le soir en écoutant
Dans les tavernes chanter des chansons tchèquesTe voici à Marseille au milieu des Pastèques
Te voici à Coblence à l’hôtel du Géant
Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon
Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouves belle et qui est laide
Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde
On y loue des chambres en latin Cubicula locanda
Je m’en souviens j’y ai passé trois jours et autant à GoudaTu es à Paris chez le juge d’instruction
Comme un criminel on te met en état d’arrestationTu as fait de douloureux et de joyeux voyages
Avant de t’apercevoir du mensonge et de l’âge
Tu as souffert de l’amour à vingt et à trente ans
J’ai vécu comme un fou et j’ai perdu mon temps
Tu n’oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter
Sur toi sur celle que j’aime sur tout ce qui t’a épouvantéTu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants
Ils croient en Dieu ils prient les femmes allaitent des enfants
Ils emplissent de leur odeur le hall de la gare Saint-Lazare
Ils ont foi dans leur étoile comme les rois-mages
Ils espèrent gagner de l’argent dans l’Argentine
Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune
Une famille transporte un édredon rouge comme vous transportez votre cœur
Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels
Quelques-uns de ces émigrants restent ici et se logent
Rue des Rosiers ou rue des Écouffes dans des bouges
Je les ai vus souvent le soir ils prennent l’air dans la rue
Et se déplacent rarement comme les pièces aux échecs
Il y a surtout des Juifs leurs femmes portent perruque
Elles restent assises exsangues au fond des boutiquesTu es debout devant le zinc d’un bar crapuleux
Tu prends un café à deux sous parmi les malheureuxTu es la nuit dans un grand restaurant
Ces femmes ne sont pas méchantes elles ont des soucis cependant
Toutes même la plus laide a fait souffrir son amantElle est la fille d’un sergent de ville de Jersey
Ses mains que je n’avais pas vues sont dures et gercées
J’ai une pitié immense pour les coutures de son ventre
J’humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche
Tu es seul le matin va venir
Les laitiers font tinter leurs bidons dans les ruesLa nuit s’éloigne ainsi qu’une belle Métive
C’est Ferdine la fausse ou Léa l’attentiveEt tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
Ta vie que tu bois comme une eau-de-vieTu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied
Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée
Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance
Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérancesAdieu Adieu
Soleil cou coupé
Guillaume Apollinaire, Alcools, 1913
Méthode du commentaire composé en poésie
Avant la lecture
Il faut étudier le paratexte, c'est-à-dire le titre, l'auteur, la date, etc. Ces informations doivent être recoupées avec vos connaissances émanant du cours (courant littéraire, poète, recueil, etc.).
Le titre engage également à des attentes. Il donne des indices sur la nature du poème que le lecteur s'apprête à lire.
En poésie, la forme est décisive : regarder le texte « de loin » permet d'avoir déjà une idée de la démarche du poète :
- Vers, strophes ?
- Si vers : vers réguliers, vers libres ?
- Si vers réguliers : quel type de rimes ?
- Le nombre de strophes...
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Pour la lecture
Nous vous conseillons de lire le poème plusieurs fois, avec un stylo à la main qui vous permettra de noter ou souligner une découverte, une idée.
1ère lecture :
- Identifier le thème général du poème,
- Identifier le registre : comique ? pathétique ? lyrique ? etc.,
- Identifier les procédés d'écriture pour diffuser le sentiment du registre choisi : l'exclamation ? La diérèse ? etc.
2ème lecture :
- Dégager le champ lexical,
- Place des mots : un mot au début du vers n'a pas la même valeur qu'un mot placé en fin de vers,
- Déceler les figures de style (généralement très nombreuses dans un poème),
- Travail sur les rimes : lien entre des mots qui riment, rimes riches ou faibles, etc.,
- Analyse du rythme avec les règles de métriques.
En filigrane, vous devez garder cette question en tête pour l'analyse des procédés d'écriture : comment le poète diffuse-t-il son thème général et comment fait-il ressentir au lecteur ses émotions ?
Rédaction du commentaire
Partie du commentaire | Visée | Informations indispensables | Écueils à éviter |
---|---|---|---|
Introduction | - Présenter et situer le poète dans l'histoire de la littérature - Présenter et situer le poème dans le recueil - Présenter le projet de lecture (= annonce de la problématique) - Présenter le plan (généralement, deux axes) | - Renseignements brefs sur l'auteur - Localisation poème dans le recueil (début ? Milieu ? Fin ? Quelle partie du recueil ?) - Problématique (En quoi… ? Dans quelle mesure… ?) - Les axes de réflexions | - Ne pas problématiser - Utiliser des formules trop lourdes pour la présentation de l'auteur |
Développement | - Expliquer le poème le plus exhaustivement possible - Argumenter pour justifier ses interprétations (le commentaire composé est un texte argumentatif) | - Etude de la forme (champs lexicaux, figures de styles, rimes, métrique, etc.) - Etude du fond (ne jamais perdre de vue le fond) - Les transitions entre chaque idée/partie | - Construire le plan sur l'opposition fond/forme : chacune des parties doit contenir des deux - Suivre le déroulement du poème, raconter l'histoire, paraphraser - Ne pas commenter les citations utilisées |
Conclusion | - Dresser le bilan - Exprimer clairement ses conclusions - Elargir ses réflexions par une ouverture (lien avec un autre poème, un autre poète ? etc.) | - Les conclusions de l'argumentation | - Répéter simplement ce qui a précédé |
Ici, nous détaillerons par l'italique les différents moments du développement, mais ils ne sont normalement pas à signaler. De même, il ne doit pas figurer de tableaux dans votre commentaire composé. Les listes à puces sont également à éviter, tout spécialement pour l'annonce du plan.
En outre, votre commentaire ne doit pas être aussi long que celui ici, qui a pour objectif d'être exhaustif. Vous n'aurez jamais le temps d'écrire autant !
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Le commentaire composé des vingt-quatre premiers vers
Introduction
Le recueil Alcools, publié en 1913, rassemble des poèmes écrits entre 1898-1912 sans suivre un ordre chronologique. Il présente un parcours personnel depuis les poèmes de jeunesse jusqu’à « Zone ». Celui-ci fut d'abord publié en 1912 dans la revue « Les soirées de Paris » et c’est en fait le dernier poème écrit par Apollinaire avant la publication d’Alcools en 1913.
D’abord intitulé « Le Cri », peut-être par référence au tableau d’Edward Munch de 1813, il possédait également une ponctuation, mais le poète a supprimé toute marque de ponctuation avant la première publication du recueil.
En tant que poème liminaire (: qui débute) du recueil, « Zone » étonne et peut revêtir différentes significations. En grec, zone désigne une ceinture qui se referme sur elle-même ; aujourd’hui, elle est la marque d'une marginalité ; et ici, elle peut faire référence à une bande de terrain vague qui entourait les fortifications de Paris. La zone, en tous les cas, renvoie à des lieux inexplorés. En conséquence, ce poème se présente en marge du recueil Alcools tout autant qu'en marge de la poésie traditionnelle.
Problématique
En quoi ce début de poème (les vingt-quatre premiers vers) peut-il se lire comme l’affirmation d’un nouvel art poétique ?
Annonce du plan
D'abord, nous étudierons la polyphonie des voix et des interprétations. Nous analyserons ensuite la manifestation d'une poésie du quotidien et de l’instantanée pour mieux caractériser enfin l'édification d'une nouvelle esthétique.
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Polyphonie des voix
Des sollicitations multiples
Le poème commence par une interpellation du poète pour lui même, qui ressemble à un brusque sursaut, une soudaine prise de conscience, qui ancre le poème dans la modernité :
« A la fin tu es las de ce monde ancien ».
Le locuteur se met en scène face à lui-même dans un climat de très grande liberté, voire de désinvolture, puisqu’au vers 2, le poète invoque la Tour Eiffel pour revenir de nouveau à lui-même au vers 3, affirmant sa lassitude. Cette construction en ceinture renvoie à la signification grecque du mot zone.
Au vers 7 le poète interpelle le christianisme puis au vers 8 il s’adresse directement au pape Pie X en le vouvoyant ; puis de nouveau, au vers 9, il revient à lui-même, suivant toujours le processus de repli sur soi bien suggéré par le titre « Zone ».
Ainsi, le poète se présente en plein désarroi, sans doute mal-aimé, en tout cas mal inséré dans la tradition et voulant inventer quelque chose de neuf comme il l’exprime dans les vers 9 à 14 :
Et toi que les fenêtres observent la honte te retient
D’entrer dans une église et de t’y confesser ce matin
Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout hautVoilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d’aventures policières
Portraits des grands hommes et mille titres divers
Puis à la fin de l'extrait étudié, entre les vers 15 et 23, il fait partager au lecteur, à travers les trois occurrences du « je » et l'utilisation du passé composé qui vient marquer le résultat présent des actions au passé, sa déambulation dans Paris.
Ainsi, il y a multiplicité des énonciations, qui rend une impression d'éclatement :
- le « tu » qui s’adresse à lui-même mais aussi sans doute à la Tour Eiffel, à la religion, au lecteur
- le « vous » qui se réfère au pape
- la présence du déictique « je » comme de « voilà »
Par cette diversité, le locuteur présente une nouvelle forme de poésie qui étonne et qui surprend.
Le brouillage de tous les repères
Il semble en effet que tous les repères, même spatio-temporels soient brouillés.
Le poète s’exprime au présent d’énonciation en même temps qu'au passé composé. Il veut nous faire voir vers l’avenir, comme la Tour Eiffel construite en 1887, mais se tourne également vers le passé, avec la référence à la religion qui semble, par son caractère intemporel, plus moderne que toutes les découvertes récentes.
Au vers 8, « L’Européen le plus moderne c’est vous Pape Pie X », le poète semble vouloir allier ainsi tradition et modernité. Il cherche l'étonnement car Pape Pie X n’est pas réputé pour ses discours très modernes. Il s’est singularisé en 1911 en donnant sa bénédiction à l’aviateur Beaumont qui a été vainqueur de Paris-Rome et qui est justement parti de Port-aviation.
Le poète veut aussi intégrer des considérations générales et des événements particuliers puisque le poème s’ouvre sur des considérations sur le monde ancien pour ensuite privilégier l'actualité de la modernité, avec par exemple la référence aux journaux.
Ainsi, tout semble s’ouvrir à lui sans véritable ordre, tout est discontinu, simultané. Ce brouillage correspond bien à l’esprit nouveau que veut mettre en place le poète.
Les allusions à la réalité parisienne se résument d’abord à la Tour Eiffel, puis le poète décrit le monde urbain qui pourrait s’appliquer à n’importe quelle rue de Paris. Il nous confie ainsi au vers 15 qu’il a oublié le nom de la rue.
De même qu’il brouille les énonciations, le poète s’amuse à brouiller nos repères. Il nous étonne en prenant le parti pris de trouver la beauté dans ce qu’il y a de plus criant, criard, cacophonique.
En plus de mélanger les lieux et les voix, Apollinaire s'amuse avec la langue en mélangeant les registres lexicaux.
Le mélange des registres
Le ton du poème est celui d’une conversation très libre qui instaure une relation intime avec le lecteur. Pour autant, elle veut aussi nous provoquer par l'étonnement.
Le registre est tout à la fois familier (vers 3 : « tu en a assez ») et plus prosaïque avec la répétition de « il y a » aux vers 12 et 13 et l’emploi de langage oral (« voilà »). Le niveau de langue est contemporain du début du vingtième siècle puisqu’il fait entrer dans son poème au vers 17 « les directeurs, les ouvriers, les belles dactylographes ». Il vient ainsi intégrer le vocabulaire de la modernité dans le poème, légitimant par là la place de la première dans le second.
Sur le ton désinvolte d’une discussion amicale, le locuteur nous relate sa dernière promenade dans Paris et veut nous faire partager sa vision nouvelle d’une ville insolite. Il crée des images nouvelles, visuelles et sonores avec, par exemple, « la sirène qui gémit » . En maniant l'antithèse aux vers 23-24, avec l'opposition entre « grâce » et « industrielle », il témoigne de sa volonté lyrique, malgré un environnement moderne qui s'y refuse.
De fait, c'est que le poète, en prenant à partie le lecteur, veut nous faire partager sa conscience d'écrivain qui crée une poésie de l’instantané et du quotidien.
La poésie de l’instantané et du quotidien
Une structure sous le ligne de la liberté
Le texte n’a pas de forme fixe ni de structure à strophes. Sur les vingt-quatre premiers vers étudiés, nous trouvons :
- trois vers isolés
- une strophe de trois vers
- une strophe de huit vers
- une strophe de dix vers
Cette structure qui va en s’amplifiant peut dans ce contexte précis mettre en valeur l’ivresse que le poète éprouve en déambulant dans la ville comme s’il voulait atténuer sa peine en s’étourdissant.
Les trois premiers vers présentent le thème de la nouveauté dans un contexte urbain. La strophe de huit vers évoque la religion et la modernité ; la dernière strophe, quant à elle, se concentre sur la vie urbaine où le poète se plonge pour oublier la blessure qu’il a honte de confesser au vers dix.
En outre, l’absence de ponctuation ôte au poème une certaine logique formelle, elle force le lecteur à trouver sa propre forme de lecture et le rend plus actif en favorisant l’ambigüité du libre jeu des associations. Nous nous sentons interpellés par le tutoiement qui semble s’adresser à nous et nous nous laissons bercer par les assonances, les allitérations, qui rendent des effets d'échos entre les vers.
Les vers eux-mêmes ne sont pas réguliers mais libres. Seul le premier vers est un alexandrin (diérèse sur « ancien ») comme si le poète, par ironie, afin d'introduire une connivence intellectuelle avec le lecteur, s’amusait à pasticher la poésie classique.
Les vers 2 et 13 comportent respectivement seize et dix-sept pieds tandis que tous les autres comptent entre quinze et dix-huit syllabes sauf le vers treize qui a plus de vingt syllabes, pour mieux mettre en valeur sans doute la prolifération de l'activité urbaine en même temps que l'avènement d’une nouvelle forme de littérature.
Ces vers libres qui font éclater tous les repères classiques renforcent la tonalité familière de ce texte et donne l’impression d’une conversation avec le lecteur. Les rimes sont plates et forment des distiques (deux vers qui rendent un sens complet). D’ailleurs ses rimes se limitent souvent à des assonances simples, comme avec les vers 7 et 8.
Cette structure des vers et des rimes, cette absence de ponctuation donnent une très grande liberté et nous permet de mieux entrer dans la conscience du locuteur.
Regard neuf sur la littérature qu’offre la ville
Le poète nous fait ainsi voir avec admiration la grâce de cette rue industrielle. Il nous invite au vers 11 à lire les prospectus, les affiches et les catalogues et à considérer la prose les journaux ou les aventures policières comme une nouvelle forme de poésie.
Le locuteur transfigure ses supports du langage quotidien en support d’un nouveau langage poétique. Il emploie les termes qui appartiennent au registre littéraire. Le poète célèbre cette littérature moderne en étant subjugué par sa prolifération, comme aux vers 11 et 14, avec l'hyperbole provoqué par le nombre « mille ». Notons qu'Apollinaire était fasciné par le personnage de Fantomas dont les aventures venaient d’être publiées (1911-1913).
Le poète se fait ainsi le héraut d’une littérature nouvelle dont il célèbre la jeunesse en la chantant le matin. Nous pouvons d’ailleurs noter quatre occurrences du substantif « matin » (aux vers 2, 10, 12, 15 et 19) ; cette référence temporelle répétée de manière lancinante conférait à cette littérature un surcroît de fraicheur et de nouveauté.
L'ambiguïté du lecteur : entre tradition et modernité
Toutefois le poète est ambigu dans cette entreprise où il mêle tradition et modernité.
Il nous invite d'abord à nous poser des questions sur la religion. Le début du poème manie le paradoxe : au vers 4, il déclare en effet : « les automobiles ont l’air ancienne ». Semble-t-il en avance sur son temps en considérant que les automobiles ressemblaient aux chevaux ? Ou veut-il simplement nous suggérer que tout est trop ancien et que lui-même se trouve désabusé, désorienté et qu’il a besoin de se réfugier dans un certain réconfort, trouvé dans la religion, qu’il considère d’une manière un peu paradoxale comme neuve et simple ?
Les vers 5 et 6 sont marqués par un enjambement comme si le poète souhaitait plus encore étonner le lecteur. Il veut aussi nous montrer que tout ce qui a trait au sacré et à la spiritualité s’inscrit dans l’éternité. De plus l’image de la sirène qui gémit se rattache aux légendes antiques. Le locuteur joue sur la polysémie de ce terme qui renvoie à la fois à la modernité et au mythe.
Apollinaire laisse ainsi s’exprimer indirectement son moi profond, nous faisant comprendre sur un mode un peu distancié, par un sentiment de honte (vers 9-10) qu’il a besoin de s’épancher, de trouver un double avec lequel il aurait une relation d’empathie. De même, il laisse entendre sa plainte avec le chant de la sirène qui renvoie à un amour malheureux. Cette lassitude s’exprime aussi au vers 7.
Aussi le poème est-il lyrique jusque dans ses recherches de nouveauté. La douleur du poète se donne à entendre dans les termes « gémir » et « criaillaient » aux vers 22 et 18. Ici, les éléments extérieurs traduisent son état d’âme, ce qui est typique du courant symboliste. Dès lors, même si ce poème est novateur, la tradition lyrique reste présente. Toutefois ce questionnement et cette dissonance s’accordent bien avec la recherche d’une esthétique nouvelle.
Recherche d’une esthétique nouvelle
Destruction de l’univers
La réalité devient un lieu insolite et nouveau, l’espace est transfiguré en trois dimensions. Nous observons ainsi une superposition de l’urbain et du bucolique au vers 2, en même temps qu'une cohabitation de l’inanimé à l’animé avec la formule « les fenêtres observent ».
Le christianisme, au vers 7, est également personnifié. La tour Eiffel devient elle-même une muse de la nouveauté dont le poète nous fait goûter la gratuité de la fonction : ce monument est un objet qui ne sert à rien sinon à nous faire rêver.
Apollinaire nous montre ainsi que le monde moderne comme la littérature moderne sont beaux ; le quotidien, grâce à la poésie prend une dimension magique. Le poète devient ainsi un guide qui nous montre que la poésie se trouve partout. C’est notre regard neuf sur le monde qui décloisonne tous les éléments de la réalité.
Les correspondances et la cacophonie : une gaité ambiguë
Cet univers décloisonné est marqué par la cacophonie, par les correspondances entre les sensations visuelles et auditives qui permettent au locuteur d’exprimer de manière nouvelle sa dissonance, la fêlure de son âme.
Les affiches, les prospectus, les catalogues, chantent tout haut au vers 11. Le locuteur voit une jolie rue aux vers 15 et 16 et allie sensation visuelle et auditive pour traduire une certaine gaité bruyante. Toutefois, cette gaité se transforme rapidement aux vers 19 et 20 en désespoir et en colère puisque « la sirène gémit » et « la cloche rageuse y aboie vers midi ».
Les bruits agressifs correspondent à la peine du locuteur. « Les inscriptions, les enseignes et des murailles criaillent » à la manière des « perroquets ». Le caractère absurde et répétitif de la vie est implicitement souligné mais il est vite gommé par l’affirmation d’amour du vers 23. Tout est abusif, ambiguë, la cacophonie moderne s’accorde bien dans tous les cas avec le désespoir du poète.
Les images d'une ville poétique
Grâce à l’imagination du poète, la ville se donc transforme en élément vivant doté de sentiments. Au vers 2, l’image insolite de la Tour Eiffel avec sa robe évasée et ses atours de dentelles métalliques qui lui font ressembler à une bergère, étonne.
De même, le troupeau des ponts sollicitent notre imagination et font penser aux automobiles qui passent sur les ponts en klaxonnant. Ce bêlement annonce le gémissement de la sirène du vers 19 et renvoie pudiquement, allusivement à la plainte du poète.
Aux vers 5 et 6, la religion est comparée aux « hangars de Port-aviation », elle évoque l’élévation, le rêve. Le poète met sur le même plan l’aviation et la religion. Il associe par le thème de la hauteur, de l’élévation physique et spirituelle, deux monde différents. Dans les vers 11 à 14, dans une discontinuité délibérée, Apollinaire fait l’éloge d’autres signes de la modernité.
Désormais, la poésie n’est plus sélective, comme le révèle les longues énumérations et la désarticulation de la phrase. La poésie n’est plus seulement dans les livres, elle éclate au regard et le poète s’adresse à son lecteur pour lui faire regarder le monde d’un oeil neuf.
Conclusion
Les vingt-quatre premiers vers de Zone nous révèlent parfaitement la nouvelle esthétique d'Apollinaire. En promenant dans Paris, d’un œil curieux, observateur, le locuteur, comme une ceinture qui se renferme sur elle-même selon l’étymologie de « zone », se livre à une investigation esthétique qui crée un langage poétique nouveau.
Le poème apparaît en effet comme l’acte de naissance de la modernité poétique. Par la nouveauté du regard qu’il pose sur le monde, il fait jaillir la puissance poétique enfouie dans les objets les plus quotidiens de la modernité.
En outre, il met en place une nouvelle forme de lyrisme, qui donne une tonalité intime à cette déambulation dans les rues de Paris. Le poète, par ses libres associations, ses images insolites, transfigure le monde et se rapproche des peintres cubistes, comme Picasso.
Si vous désirez une aide personnalisée, contactez dès maintenant l’un de nos professeurs !
Bonjour
Donner vous des cours à domicile ?
Cdt
Nathalie Coelho
Bonjour ! C’est possible oui, n’hésitez pas à consulter ce que propose chacun de nos professeurs au sein de votre ville !
Bonne journée