Chapitres

  1. 01. Partie I
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C'est parti

Partie I

Le piéton Médéric Rompel, que les gens du pays appelaient
familièrement Médéri, partit à l'heure ordinaire de la maison de poste
de Roüy-le-Tors. Ayant traversé la petite ville de son grand pas
d'ancien troupier, il coupa d'abord les prairies de Villaumes pour
gagner le bord de la Brindille qui le conduisait, en suivant l'eau, au
village de Carvelin, où commençait sa distribution.
Il allait vite, le long de l'étroite rivière qui moussait,
grognait, bouillonnait et filait dans son lit d'herbes, sous une voûte
de saules. Les grosses pierres, arrêtant le cours, avaient autour
d'elles un bourrelet d'eau, une sorte de cravate terminée en noeud
d'écume. Par places, c'étaient des cascades d'un pied, souvent
invisibles, qui faisaient sous les feuilles, sous les lianes, sous un
toit de verdure, un gros bruit colère et doux ; puis plus loin, les
berges s'élargissant, on rencontrait un petit lac paisible où nageaient
des truites parmi toute cette chevelure verte qui ondoie au fond des
ruisseaux calmes.
Médéric allait toujours, sans rien voir, et ne songeant qu'à ceci :
"Ma première lettre est pour la maison Poivron, puis j'en ai une pour
M. Renardet ; faut donc que je traverse la futaie."
Sa blouse bleue serrée à la taille par une ceinture de cuir noir
passait d'un train rapide et régulier sur la haie verte des saules ; et
sa canne, un fort bâton de houx, marchait à son côté du même mouvement
que ses jambes. Donc, il franchit la Brindille sur un pont fait d'un
seul arbre, jeté d'un bord à l'autre, ayant pour unique rampe une corde
portée par deux piquets enfoncés dans les berges.
La futaie, appartenant à M. Renardet, maire de Carvelin et le plus
gros propriétaire du lieu, était une sorte de bois d'arbres antiques,
énormes, droits comme des colonnes, et, s'étendant, sur une demi-lieue
de longueur, sur la rive gauche du ruisseau qui servait de limite à
cette immense voûte de feuillage. Le long de l'eau, de grands arbustes
avaient poussé, chauffés par le soleil ; mais sous la futaie, on ne
trouvait rien que de la mousse, de la mousse épaisse, douce et molle,
qui répandait dans l'air stagnant une odeur légère de moisi et de
branches mortes.
Médéric ralentit le pas, ôta son képi noir orné d'un galon rouge et
s'essuya le front, car il faisait déjà chaud dans les prairies, bien
qu'il ne fût pas encore huit heures du matin. Il venait de se recouvrir
et de reprendre son pas accéléré quand il aperçut, au pied d'un arbre,
un couteau, un petit couteau d'enfant. Comme il le ramassait, il
découvrit encore un dé à coudre, puis un étui à aiguilles deux pas plus
loin.
Ayant pris ces objets, il pensa : "Je vas les confier à M. le
maire" ; et il se remit en route ; mais il ouvrait l'oeil à présent,
s'attendant toujours à trouver autre chose. Soudain, il s'arrêta net,
comme s'il se fût heurté contre une barre de bois ; car, à dix pas
devant lui, gisait, étendu sur le dos, un corps d'enfant, tout nu, sur
la mousse. C'était une petite fille d'une douzaine d'années. Elle avait
les bras ouverts, les jambes écartées, la face couverte d'un mouchoir.
Un peu de sang maculait ses cuisses. Médéric se mit à avancer sur la
pointe des pieds, comme s'il eût craint de faire du bruit, redouté
quelque danger ; et il écarquillait les yeux.
Qu'était-ce que cela ? Elle dormait, sans doute ? Puis il réfléchit
qu'on ne dort pas ainsi tout nu, à sept heures et demie du matin, sous
des arbres frais. Alors elle était morte ; et il se trouvait en
présence d'un crime. A cette idée, un frisson froid lui courut dans les
reins, bien qu'il fût un ancien soldat. Et puis c'était chose si rare
dans le pays, un meurtre, et le meurtre d'une enfant encore, qu'il n'en
pouvait croire ses yeux. Mais elle ne portait aucune blessure, rien que
ce sang figé sur sa jambe. Comment donc l'avait-on tuée ?
Il s'était arrêté tout près d'elle ; et il la regardait, appuyé sur
son bâton. Certes, il la connaissait, puisqu'il connaissait tous les
habitants de la contrée ; mais ne pouvant voir son visage, il ne
pouvait deviner son nom. Il se pencha pour ôter le mouchoir qui lui
couvrait la face ; puis s'arrêta, la main tendue, retenu par une
réflexion.
Avait-il le droit de déranger quelque chose à l'état du cadavre
avant les consultations de la justice ? Il se figurait la justice comme
une espèce de général à qui rien n'échappe et qui attache autant
d'importance à un bouton perdu qu'à un coup de couteau dans le ventre.
Sous ce mouchoir, on trouverait peut-être une preuve capitale ; c'était
une pièce à conviction, enfin, qui pouvait perdre de sa valeur, touchée
par une main maladroite.
Alors, il se releva pour courir chez M. le maire ; mais une autre
pensée le retint de nouveau. Si la fillette était encore vivante, par
hasard, il ne pouvait l'abandonner ainsi. Il se mit à genoux, tout
doucement, assez loin d'elle par prudence, et tendit la main vers son
pied. Il était froid, glacé, de ce froid terrible qui rend effrayante
la chair morte, et qui ne laisse plus de doute. Le facteur, à ce
toucher, sentit son coeur retourné, comme il le dit plus tard, et la
salive séchée dans sa bouche. Se relevant brusquement, il se mit à
courir sous la futaie vers la maison de M. Renardet.
Il allait au pas gymnastique, son bâton sous le bras, les poings
fermés, la tête en avant ; et son sac de cuir, plein de lettres et de
journaux, lui battait les reins en cadence.
La demeure du maire se trouvait au bout du bois qui lui servait de
parc et trempait tout un coin de ses murailles dans un petit étang que
formait en cet endroit la Brindille.
C'était une grande maison carrée en pierre grise, très ancienne,
qui avait subi des sièges autrefois, et terminée par une tour énorme,
haute de vingt mètres, bâtie dans l'eau. Du haut de cette citadelle, on
surveillait jadis tout le pays. On l'appelait la tour du Renard, sans
qu'on sût au juste pourquoi ; et de cette appellation sans doute était
venu le nom de Renardet que portaient les propriétaires de ce fief
resté dans la même famille depuis plus de deux cents ans, disait-on.
Car les Renardet faisaient partie de cette bourgeoisie presque noble
qu'on rencontrait souvent dans les provinces avant la Révolution.

Le facteur entra d'un élan dans la cuisine où déjeunaient les domestiques, et cria :

- M. le maire est-il levé ? Faut que je lui parle sur l'heure.

On savait Médéric un homme de poids et d'autorité, et on comprit aussitôt qu'une chose grave s'était passée.
M. Renardet, prévenu, ordonna qu'on l'amenât. Le piéton, pâle et
essoufflé, son képi à la main, trouva le maire assis devant une longue
table couverte de papiers épars. C'était un gros et grand homme, lourd
et rouge, fort comme un boeuf, et très aimé dans le pays, bien que
violent à l'excès. Agé à peu près de quarante ans et veuf depuis six
mois, il vivait sur ses terres en gentilhomme des champs. Son
tempérament fougueux lui avait souvent attiré des affaires pénibles
dont le tiraient toujours les magistrats de Roüy-le-Tors, en amis
indulgents et discrets. N'avait-il pas, un jour, jeté du haut de son
siège le conducteur de la diligence parce qu'il avait failli écraser
son chien d'arrêt Micmac ? N'avait-il pas enfoncé les côtes d'un
garde-chasse qui verbalisait contre lui parce qu'il traversait, fusil
au bras, une terre appartenant au voisin ? N'avait-il pas même pris au
collet le sous-préfet qui s'arrêtait dans le village au cours d'une
tournée administrative qualifiée par M. Renardet de tournée
électorale ; car il faisait de l'opposition au gouvernement par
tradition de famille.

Le maire demanda :

- Qu'y a-t-il donc, Médéric ?

- J'ai trouvé une p'tite fille morte sous vot'futaie.

Renardet se dressa, le visage couleur de brique :

- Vous dites... Une petite fille ?

- Oui, m'sien, une p'tite fille, toute nue, sur le dos, avec du sang, morte, bien morte !

Le maire jura :
- Nom de Dieu ; je parie que c'est la petite Roque. On vient de me
prévenir qu'elle n'était pas rentrée hier soir chez sa mère. A quel
endroit l'avez-vous découverte ?

Le facteur expliqua la place, donna des détails, offrit d'y conduire le maire.

Mais Renardet devint brusque :
- Non. Je n'ai pas besoin de vous. Envoyez-moi tout de suite le
garde champêtre, le secrétaire de la mairie et le médecin, et continuez
votre tournée. Vite, vite, allez, et dites-leur de me rejoindre sous la
futaie.

Le piéton, homme de consigne, obéit et se retira, furieux et désolé de ne pas assister aux constatations.
Le maire sortit à son tour, prit son chapeau, un grand chapeau mou,
de feutre gris, à bords très larges, et s'arrêta quelques secondes sur
le seuil de sa demeure. Devant lui s'étendait un vaste gazon où
éclataient trois grandes taches, rouge, bleue et blanche, trois larges
corbeilles de fleurs épanouies, l'une en face de la maison et les
autres sur les côtés. Plus loin se dressaient jusqu'au ciel les
premiers arbres de la futaie, tandis qu'à gauche, par-dessus la
Brindille élargie en étang, on apercevait de longues prairies, tout un
pays vert et plat, coupé par des rigoles et des haies de saules pareils
à des monstres, nains trapus, toujours ébranchés, et portant sur un
tronc énorme et court un plumeau frémissant de branches minces. A
droite, derrière les écuries, les remises, tous les bâtiments qui
dépendaient de la propriété, commençait le village, riche, peuplé
d'éleveurs de boeufs.
Renardet descendit lentement les marches de son perron, et,
tournant à gauche, gagna le bord de l'eau qu'il suivit à pas lents, les
mains derrière le dos. Il allait, le front penché ; et de temps en
temps il regardait autour de lui s'il n'apercevait point les personnes
qu'il avait envoyé quérir. Lorsqu'il fut arrivé sous les arbres, il
s'arrêta, se découvrit et s'essuya le front comme avait fait Médéric ;
car l'ardent soleil de juillet tombait en pluie de feu sur la terre.
Puis le maire se remit en route, s'arrêta encore, revint sur ses pas.
Soudain, se baissant, il trempa son mouchoir dans le ruisseau qui
glissait à ses pieds et l'étendit sur sa tête, sous son chapeau. Des
gouttes d'eau lui coulaient le long des tempes, sur ses oreilles
toujours violettes, sur son cou puissant et rouge et entraient, l'une
après l'autre, sous le col blanc de sa chemise. Comme personne
n'apparaissait encore, il se mit à frapper du pied, puis il appela :
"Ohé ! ohé !" Une voix répondit à droite : "Ohé ! ohé !"
Et le médecin apparut sous les arbres. C'était un petit homme
maigre, ancien chirurgien militaire, qui passait pour très capable aux
environs. Il boitait, ayant été blessé au service, et s'aidait d'une
canne pour marcher.
Puis on aperçut le garde champêtre et le secrétaire de la mairie,
qui, prévenus en même temps, arrivaient ensemble. Ils avaient des
figures effarées et accouraient en soufflant, marchant et trottant tour
à tour pour se hâter, et agitant si fort les bras qu'ils semblaient
accomplir avec eux plus de besogne qu'avec leurs jambes.

Renardet dit au médecin :

- Vous savez de quoi il s'agit ?

- Oui, un enfant mort trouvé dans le bois par Médéric.

- C'est bien. Allons.
Ils se mirent à marcher côte à côte, et suivis des deux hommes.
Leurs pas, sur la mousse, ne faisaient aucun bruit ; leurs yeux
cherchaient, là-bas, devant eux.

Le docteur Labarbe tendit le bras tout à coup :

- Tenez, le voilà !
Très loin, sous les arbres, on apercevait quelque chose de clair.
S'ils n'avaient point su ce que c'était, Ils ne l'auraient pas deviné.
Cela semblait luisant et si blanc qu'on l'eût pris pour un linge
tombé ; car un rayon de soleil glissé entre les branches illuminait la
chair pâle d'une grande raie oblique à travers le ventre. En
approchant, ils distinguaient peu à peu la forme, la tête voilée,
tournée vers l'eau et les deux bras écartés comme par un crucifiement.

- J'ai rudement chaud, dit le maire.

Et, se baissant vers la Brindille, il y trempa de nouveau son mouchoir qu'il replaça encore sur son front.
Le médecin hâtait le pas, intéressé par la découverte. Dès qu'il
fut auprès du cadavre, il se pencha pour l'examiner, sans y toucher. Il
avait mis un pince-nez comme lorsqu'on regarde un objet curieux, et
tournait autour tout doucement.

Il dit sans se redresser :
- Viol et assassinat que nous allons constater tout à l'heure.
Cette fillette est d'ailleurs presque une femme, voyez sa gorge.

Les deux seins, assez forts déjà, s'affaissaient sur sa poitrine, amollis par la mort.
Le médecin ôta légèrement le mouchoir qui couvrait la face. Elle
apparut noire, affreuse, la langue sortie, les yeux saillants. Il
reprit :

- Parbleu, on l'a étranglée une fois l'affaire faite.

Il palpait le cou :
- Etranglée avec les mains sans laisser d'ailleurs aucune trace
particulière, ni marque d'ongle ni empreinte de doigt. Très bien. C'est
la petite Poque, en effet.

Il replaça délicatement le mouchoir :

- Je n'ai rien à faire ; elle est morte depuis douze heures au moins. Il faut prévenir le parquet.

Renardet, debout, les mains derrière le dos, regardait d'un oeil fixe le petit corps étalé sur l'herbe. Il murmura :

- Quel misérable ! Il faudrait retrouver les vêtements.

Le médecin tâtait les mains, les bras, les jambes. Il dit :

- Elle venait sans doute de prendre un bain. Ils doivent être au bord de l'eau.

Le maire ordonna :
- Toi, Principe (c'était le secrétaire de la mairie), tu vas me
chercher ces hardes-là le long du ruisseau. Toi, Maxime (c'était le
garde champêtre), tu vas courir à Roüy-le-Tors et me ramener le juge
d'instruction avec la gendarmerie. Il faut qu'ils soient ici dans une
heure. Tu entends.

Les deux hommes s'éloignèrent vivement ; et Renardet dit au docteur :

- Quel gredin a bien pu faire un pareil coup dans ce pays-ci ?

Le médecin murmura :
- Qui sait ? Tout le monde est capable de ça. Tout le monde en
particulier et personne en général. N'importe, ça doit être quelque
rôdeur, quelque ouvrier sans travail. Depuis que nous sommes en
république, on ne rencontre que ça sur les routes.

Tous deux étaient bonapartistes.

Le maire reprit :

- Oui, ça ne peut être qu'un étranger, un passant, un vagabond sans feu ni lieu...

Le médecin ajouta avec une apparence de sourire :
- Et sans femme. N'ayant ni bon souper ni bon gîte, il s'est
procuré le reste. On ne sait pas ce qu'il y a d'hommes sur la terre
capables d'un forfait à un moment donné. Saviez-vous que cette petite
avait disparu ? Et du bout de sa canne, il touchait l'un après l'autre
les doigts roidis de la morte, appuyant dessus comme sur les touches
d'un piano.
- Oui. La mère est venue me chercher hier, vers neuf heures du
soir, l'enfant n'étant pas rentrée à sept heures pour souper. Nous
l'avons appelée jusqu'à minuit sur les routes ; mais nous n'avons point
pensé à la futaie. Il fallait le jour, du reste, pour opérer des
recherches vraiment utiles.

- Voulez-vous un cigare ? dit le médecin.

- Merci, je n'ai pas envie de fumer. Ça me fait quelque chose de voir ça.
Ils restaient debout tous les deux en face de ce frêle corps
d'adolescente, si pâle, sur la mousse sombre. Une grosse mouche à
ventre bleu qui se promenait le long d'une cuisse, s'arrêta sur les
taches de sang, repartit, remontant toujours, parcourant le flanc de sa
marche vive et saccadée, grimpa sur un sein, puis redescendit pour
explorer l'autre, cherchant quelque chose à boire sur cette morte. Les
deux hommes regardaient ce point noir errant.

Le médecin dit :
- Comme c'est joli, une mouche sur la peau. Les dames du dernier
siècle avaient bien raison de s'en coller sur la figure. Pourquoi
a-t-on perdu cet usage-là ?

Le maire semblait ne point l'entendre, perdu dans ses réflexions.
Mais, tout d'un coup, il se retourna, car un bruit l'avait
surpris ; une femme en bonnet et en tablier bleu accourait sous les
arbres. C'était la mère, la Roque. Dès qu'elle aperçut Renardet, elle
se mit à hurler : "Ma p'tite, oùs qu'est ma p'tite ?" tellement affolée
qu'elle ne regardait point par terre. Elle la vit tout à coup, s'arrêta
net, joignit les mains et leva ses deux bras en poussant une clameur
aiguë et déchirante, une clameur de bête mutilée.
Puis elle s'élança vers le corps, tomba à genoux et enleva, comme
si elle l'eût arraché, le mouchoir qui couvrait la face. Quand elle vit
cette figure affreuse, noire et convulsée, elle se redressa d'une
secousse, puis s'abattit le visage contre terre, en jetant dans
l'épaisseur de la mousse des cris affreux et continus.
Son grand corps maigre sur qui ses vêtements collaient, secoué de
convulsions, palpitait. On voyait ses chevilles osseuses et ses mollets
secs enveloppés de gros bas bleus frissonner horriblement ; et elle
creusait le sol de ses doigts crochus comme pour y faire un trou et s'y
cacher. Le médecin, ému, murmura : "Pauvre vieille !" Renardet eut dans
le ventre un bruit singulier ; puis il poussa une sorte d'éternuement
bruyant qui lui sortit en même temps par le nez et par la bouche ; et,
tirant son mouchoir de sa poche, il se mit à pleurer dedans, toussant,
sanglotant et se mouchant avec bruit. Il balbutiait :

- Cré... cré... cré... cré nom de Dieu de cochon qui a fait ça... Je... Je voudrais le voir guillotiner...

Mais Principe reparut, l'air désolé et les mains vides. Il murmura :

- Je ne trouve rien, m'sieu le maire, rien de rien nulle part.

L'autre, effaré, répondit d'une voix grasse, noyée dans les larmes :

- Qu'est-ce que tu ne trouves pas ?

- Les hardes de la petite.

- Eh bien !... eh bien !... cherche encore... et... et... trouve-les... ou... tu auras affaire à moi.
L'homme, sachant qu'on ne résistait pas au maire, repartit d'un pas
découragé en jetant sur le cadavre un coup d'oeil oblique et craintif.
Des voix lointaines s'élevaient sous les arbres, une rumeur
confuse, le bruit d'une foule qui approchait ; car Médéric, dans sa
tournée, avait semé la nouvelle de porte en porte. Les gens du pays,
stupéfaits d'abord, avaient causé de ça dans la rue, d'un seuil à
l'autre ; puis ils s'étaient réunis ; ils avaient jasé, discuté,
commenté l'événement pendant quelques minutes ; et maintenant ils s'en
venaient pour voir.
Ils arrivaient par groupes, un peu hésitants et inquiets, par
crainte de la première émotion. Quand ils aperçurent le corps, ils
s'arrêtèrent, n'osant plus avancer et parlant bas. Puis ils
s'enhardirent, firent quelques pas, s'arrêtèrent encore, avancèrent de
nouveau, et ils formèrent bientôt autour de la morte, de sa mère, du
médecin et de Renardet, un cercle épais, agité et bruyant qui se
resserrait sous les poussées subites des derniers venus. Bientôt ils
touchèrent le cadavre. Quelques-uns même se baissèrent pour le palper.
Le médecin les écarta. Mais le maire, sortant brusquement de sa
torpeur, devint furieux et, saisissant la canne du docteur Labarbe, il
se jeta sur ses administrés en balbutiant :

- Foutez-moi le camp... foutez-moi le camp... tas de brutes... foutez-moi le camp...

En une seconde le cordon de curieux s'élargit de deux cents mètres.

La Roque s'était relevée, retournée, assise, et elle pleurait maintenant dans ses mains jointes sur sa face.
Dans la foule, on discutait la chose ; et des yeux avides de
garçons fouillaient ce jeune corps découvert. Renardet s'en aperçut,
et, enlevant brusquement sa veste de toile, il la jeta sur la fillette
qui disparut tout entière sous le vaste vêtement.
Les curieux se rapprochaient doucement ; la futaie s'emplissait de
monde ; une rumeur continue de voix montait sous le feuillage touffu
des grands arbres.
Le maire, en manches de chemise, restait debout, sa canne à la
main, dans une attitude de combat. Il semblait exaspéré par cette
curiosité du peuple et répétait :

- Si un de vous approche, je lui casse la tête comme à un chien.
Les paysans avaient grand-peur de lui ; ils se tinrent au large. Le
docteur Labarbe, qui fumait, s'assit à côté de la Roque, et il lui
parla, cherchant à la distraire. La vieille femme aussitôt ôta ses
mains de son visage et elle répondit avec un flux de mots larmoyants,
vidant sa douleur dans l'abondance de sa parole. Elle raconta toute sa
vie, son mariage, la mort de son homme, piqueur de boeufs, tué d'un
coup de corne, l'enfance de sa fille, son existence misérable de veuve
sans ressources avec la petite. Elle n'avait que ça, sa petite Louise ;
et on l'avait tuée ; on l'avait tuée dans ce bois. Tout d'un coup, elle
voulut la revoir, et, se traînant sur les genoux jusqu'au cadavre, elle
souleva par un coin le vêtement qui le couvrait ; Puis elle le laissa
retomber et se remit à hurler. La foule se taisait, regardant avidement
tous le, gestes de la mère. Mais, soudain, un grand remous eut lieu ;
on cria : "Les gendarmes, les gendarmes !"
Deux gendarmes apparaissaient au loin, arrivant au grand trot,
escortant leur capitaine et un petit monsieur à favoris roux qui
dansait comme un singe sur une haute jument blanche.
Le garde champêtre avait justement trouvé M. Putoin, le juge
d'instruction, au moment où il enfourchait son cheval pour faire sa
promenade de tous les jours, car il posait pour le beau cavalier, à la
grande joie des officiers.
Il mit pied à terre avec le capitaine et serra les mains du maire
et du docteur en jetant un regard de fouine sur la veste de toile que
gonflait le corps couché dessous. Quand il fut bien au courant des
faits, il fit d'abord écarter le public que les gendarmes chassèrent de
la futaie, mais qui reparut bientôt dans la prairie, et forma haie, une
grande haie de têtes excitées et remuantes tout le long de la
Brindille, de l'autre côté du ruisseau. Le médecin, à son tour, donna
les explications que Renardet écrivait au crayon sur son agenda. Toutes
les constatations furent faites, enregistrées et commentées sans amener
aucune découverte. Principe aussi était revenu sans avoir trouvé trace
des vêtements.
Cette disparition surprenait tout le monde, personne ne pouvant
l'expliquer que par un vol ; et, comme ces guenilles ne valaient pas
vingt sous, ce vol même était inadmissible.
Le juge d'instruction, le maire, le capitaine et le docteur s
étaient mis eux-mêmes à chercher deux par deux, écartant les moindres
branches le long de l'eau.

Renardet disait au juge :
- Comment se fait-il que ce misérable ait caché ou emporté les
hardes et ait laissé ainsi le corps en plein air, en pleine vue ?"

L'autre, sournois et perspicace, répondit :
- Hé ! hé ! Une ruse peut-être ? Ce crime a été commis ou par une
brute ou par un madré coquin. Dans tous les cas, nous arriverons bien à
le découvrir.
Un roulement de voiture leur fit tourner la tête. C'étaient le
substitut, le médecin et le greffier du tribunal qui arrivaient à leur
tour. On recommença les recherches tout en causant avec animation.

Renardet dit tout à coup :

- Savez-vous que je vous garde à déjeuner ?
Tout le monde accepta avec des sourires, et le juge d'instruction,
trouvant qu'on s'était assez occupé, pour ce jour-là, de la petite
Roque, se tourna vers le maire :

- Je peux faire porter chez vous le corps, n'est-ce pas Vous avez bien une chambre pour me le garder jusqu'à ce soir.

L'autre se troubla, balbutiant :
- Oui, non... non... A vrai dire, j'aime mieux qu'il n'entre pas
chez moi à cause... à cause de mes domestiques... qui... qui parlent
déjà de revenants dans... dans ma tour, dans la tour du Renard... Vous
savez je ne pourrais plus en garder un seul... Non... J'aime mieux ne
pas l'avoir chez moi.

Le magistrat se mit à sourire :
- Bon... Je vais le faire emporter tout de suite à Roüy, pour
l'examen légal. Et se tournant vers le substitut : "Je peux me servir
de votre voiture, n'est-ce pas ?

- Oui, parfaitement."
Tout le monde revint vers le cadavre. La Roque, maintenant assise à
côté de sa fille, lui tenait la main, et elle regardait devant elle,
d'un oeil vague et hébété.
Les deux médecins essayèrent de l'emmener pour qu'elle ne vît pas
enlever la petite ; mais elle comprit tout de suite ce qu'on allait
faire, et, se jetant sur le corps, elle le saisit à pleins bras.
Couchée dessus, elle criait :

- Vous ne l'aurez pas, c'est à moi, c'est à moi à c't'heure. On me l'a tuée ; j'veux la garder, vous l'aurez pas !"

Tous les hommes, troublés et indécis, restaient debout autour d'elle. Renardet se mit à genoux pour lui parler.
- Ecoutez, la Roque, il le faut, pour savoir celui qui l'a tuée ;
sans ça on ne saurait pas ; il faut bien qu'on le cherche pour le
punir. On vous la rendra quand on l'aura trouvé, je vous le promets.

Cette raison ébranla la femme et une haine s'éveillant dans son regard affolé :

- Alors on le prendra ? dit-elle.

- Oui, je vous le promets.
Elle se releva, décidée à laisser faire ces gens ; mais le
capitaine ayant murmuré : "C'est surprenant qu'on ne retrouve pas ses
vêtements", une idée nouvelle qu'elle n'avait pas encore eue, entra
brusquement dans sa tête de paysanne et elle se demanda : "Oùs qu'é
sont ses hardes ; c'est à mé. Je les veux. Oùs qu'on les a mises ?"
On lui expliqua comment elles demeuraient introuvables ; alors elle
les réclama avec une obstination désespérée, pleurant et gémissant :
"C'est à mé, je les veux ; oùs qu'é sont, je les veux ? "
Plus on tentait de la calmer, plus elle sanglotait, s'obstinait.
Elle ne demandait plus le corps, elle voulait les vêtements, les
vêtements de sa fille, autant peut-être par inconsciente cupidité de
misérable pour qui une pièce d'argent représente une fortune, que par
tendresse maternelle. Et quand le petit corps, roulé en des couvertures
qu'on était allé chercher chez Renardet, disparut dans la voiture, la
vieille, debout sous les arbres, soutenue par le maire et le capitaine,
criait :
- J'ai pu rien, pu rien, pu rien au monde, pu rien, pas seulement
son p'tit bonnet, son p'tit bonnet ; j'ai pu rien, pu rien, pas
seulement son p'tit bonnet.
Le curé venait d'arriver ; un tout jeune prêtre déjà gras. Il se
chargea d'emmener la Roque, et ils s'en allèrent ensemble vers le
village. La douleur de la mère s'atténuait sous la parole sacrée de
l'ecclésiastique qui lui promettait mille compensations. Mais elle
repétait sans cesse

- Si j'avais seulement son p'tit bonnet... s'obstinant à cette idée qui dominait à présent toutes les autres.

Renardet cria de loin :

- Vous déjeunez avec nous, monsieur l'abbé. Dans une heure.

Le prêtre tourna la tête et répondit :
- Volontiers, monsieur le maire. Je serai chez vous à midi. Et tout
le monde se dirigea vers la maison dont on apercevait à travers les
branches la façade grise et la grande tour plantée au bord de la
Brindille.
Le repas dura longtemps ; on parlait du crime. Tout le monde se
trouva du même avis ; il avait été accompli par quelque rôdeur, passant
là par hasard, pendant que la petite prenait un bain.
Puis les magistrats retournèrent à Roüy, en annonçant qu'ils
reviendraient le lendemain de bonne heure ; le médecin et le curé
rentrèrent chez eux, tandis que Renardet après une longue promenade par
les prairies, s'en revint sous la futaie où il se promena jusqu'à la
nuit, à pas lents, les mains derrière le dos.
Il se coucha de fort bonne heure et il dormait encore le lendemain
quand le juge d'instruction pénétra dans sa chambre. Il se frottait les
mains ; il avait l'air content ; il dit :

- Ah ! ah ! vous dormez encore ! Eh bien ! mon cher, nous avons du nouveau ce matin.

- Quoi donc ?
- Oh ! quelque chose de singulier. Vous vous rappelez bien comme la
mère réclamait, hier, un souvenir de sa fille, son petit bonnet,
surtout. Eh bien ! en ouvrant sa porte, ce matin, elle a trouvé, sur le
seuil, les deux petits sabots de l'enfant. Cela prouve que le crime a
été commis par quelqu'un du pays, par quelqu'un qui a eu pitié d'elle.
Voilà en outre le facteur Médéric qui m'apporte le dé, le couteau et
l'étui à aiguilles de la morte. Donc l'homme, en emportant les
vêtements pour les cacher, a laissé tomber les objets contenus dans la
poche. Pour moi, j'attache surtout de l'importance au fait des sabots
qui indique une certaine culture morale et une faculté
d'attendrissement chez l'assassin. Nous allons donc, si vous le voulez
bien, passer en revue ensemble les principaux habitants de votre pays.

Le maire s'était levé. Il sonna afin qu'on lui apportât de l'eau chaude pour sa barbe. Il disait :

- Volontiers ; mais ce sera assez long, et nous pouvons commencer tout de suite.

M. Putoin s'était assis à cheval sur une chaise, continuant, même dans les appartements, sa manie d'équitation.
M. Renardet, à présent, se couvrait le menton de mousse blanche en
se regardant dans la glace ; puis il aiguisa son rasoir sur le cuir et
il reprit :
- Le principal habitant de Carvelin s'appelle Joseph Renardet,
maire, riche propriétaire, homme bourru qui bat les gardes et les
cochers...

Le juge d'instruction se mit à rire :

- Cela suffit ; passons au suivant...
- Le second en importance est M. Pelledent, adjoint, éleveur de
boeufs, également riche propriétaire, paysan madré, très sournois, très
retors en toute question d'argent, mais incapable, à mon avis, d'avoir
commis un tel forfait.

M. Putoin dit :

- Passons.
Alors, tout en se rasant et se lavant, Renardet continua
l'inspection morale de tous les habitants de Carvelin. Après deux
heures de discussion, leurs soupçons s'étaient arrêtés sur trois
individus assez suspects : un braconnier nommé Cavalle, un pêcheur de
traites et d'écrevisses nommé Paquet, et un piqueur de boeufs nommé
Clovis.

Où trouver des cours de français ?

Partie II

Les recherches durèrent tout l'été ; on ne découvrit pas le
criminel. Ceux qu'on soupçonna et qu'on arrêta prouvèrent facilement
leur innocence, et le parquet dut renoncer à la poursuite du coupable.
Mais cet assassinat semblait avoir ému le pays entier d'une façon
singulière. Il était resté aux âmes des habitants une inquiétude, une
vague peur, une sensation d'effroi mystérieux, venue non seulement de
l'impossibilité de découvrir aucune trace, mais aussi et surtout de
cette étrange trouvaille des sabots devant la porte de la Roque, le
lendemain. La certitude que le meurtrier avait assisté aux
constatations, qu'il vivait encore dans le village, sans doute, hantait
les esprits, les obsédait, paraissait planer sur le pays comme une
incessante menace.
La futaie, d'ailleurs, était devenue un endroit redouté, évité,
qu'on croyait hanté. Autrefois, les habitants venaient s'y promener
chaque dimanche dans l'après-midi. Ils s'asseyaient sur la mousse au
pied des grands arbres énormes, ou bien s'en allaient le long de l'eau
en guettant les truites qui filaient sous les herbes. Les garçons
louaient aux boules, aux quilles, au bouchon, à la balle, en certaines
places où ils avaient découvert, aplani et battu le sol ; et les
filles, par rangs de quatre ou cinq, se promenaient en se tenant par le
bras, piaillant de leurs voix criardes des romances qui grattaient
l'oreille, dont les notes fausses troublaient l'air tranquille et
agaçaient les nerfs des dents ainsi que des gouttes de vinaigre.
Maintenant personne n'allait plus sous la voûte épaisse et haute, comme
si on se fût attendu à y trouver toujours quelque cadavre couché.
L'automne vint, les feuilles tombèrent. Elles tombaient jour et
nuit, descendaient en tournoyant, rondes et légères, le long des grands
arbres ; et on commençait à voir le ciel à travers les branches.
Quelquefois, quand un coup de vent passait sur les cimes, la pluie
lente et continue s'épaississait brusquement, devenait une averse
vaguement bruissante qui couvrait la mousse d'un épais tapis jaune,
criant un peu sous les pas. Et le murmure presque insaisissable, le
murmure flottant, incessant, doux et triste de cette chute, semblait
une plainte, et ces feuilles, tombant toujours, semblaient des larmes,
de grandes larmes versées par les grands arbres tristes qui pleuraient
jour et nuit sur la fin de l'année, sur la fin des aurores tièdes et
des doux crépuscules, sur la fin des brises chaudes et des clairs
soleils, et aussi peut-être sur le crime qu'ils avaient vu commettre
sous leur ombre, sur l'enfant violée et tuée à leur pied. Ils
pleuraient dans le silence du bois désert et vide, du bois abandonné et
redouté, où devait errer, seule, l'âme, la petite âme de la petite
morte. La Brindille, grossie par les orages, coulait plus vite, jaune
et colère, entre ses berges sèches, entre deux haies de saules maigres
et nus.
Et voilà que Renardet, tout à coup, revint se promener sous la
futaie. Chaque jour, à la nuit tombante, il sortait de sa maison,
descendait à pas lents son perron, et s'en allait sous les arbres d'un
air songeur, les mains dans les poches. Il marchait longtemps sur la
mousse humide et molle, tandis qu'une légion de corbeaux, accourue de
tous les voisinages pour coucher dans les grandes cimes, se déroulait à
travers l'espace, à la façon d'un immense voile de deuil flottant au
vent, en poussant des clameurs violentes et sinistres.
Quelquefois, ils se posaient, criblant de taches noires les
branches emmêlées sur le ciel rouge, sur le ciel sanglant des
crépuscules d'automne. Puis, tout à coup, ils repartaient en croassant
affreusement et en déployant de nouveau au-dessus du bois le long
feston sombre de leur vol. Ils s'abattaient enfin sur les faites les
plus hauts et cessaient peu à peu leurs rumeurs, tandis que la nuit
grandissante mêlait leurs plumes noires au noir de l'espace.
Renardet errait encore au pied des arbres, lentement ; puis, quand
les ténèbres opaques ne lui permettaient plus de marcher, il rentrait,
tombait comme une masse dans son fauteuil, devant la cheminée claire,
en tendant au foyer ses pieds humides qui fumaient longtemps contre la
flamme.

Or, un matin, une grande nouvelle courut dans le pays. le maire faisait abattre sa futaie.
Vingt bûcherons travaillaient déjà. Ils avaient commencé par le
coin le plus proche de la maison, et ils allaient vite en présence du
maître.
D'abord, les ébrancheurs grimpaient le long du tronc. Liés à lui
par un collier de corde, ils l'enlacent d'abord de leurs bras, puis,
levant une jambe, ils le frappent fortement d'un coup de pointe d'acier
fixée à leur semelle. La pointe entre dans le bois, y reste enfoncée,
et l'homme s'élève dessus comme sur une marche pour frapper de l'autre
pied avec l'autre pointe sur laquelle il se soutiendra de nouveau en
recommençant avec la première.
Et, à chaque montée, il porte plus haut le collier de corde qui
l'attache à l'arbre ; sur ses reins, pend et brille la hachette
d'acier. Il grimpe toujours doucement comme une bête parasite attaquant
un géant, il monte lourdement le long de l'immense colonne,
l'embrassant et l'éperonnant pour aller le décapiter.
Dès qu'il arrive aux premières branches, il s'arrête, détache de
son flanc la serpe aiguë et il frappe. Il frappe avec lenteur, avec
méthode, entaillant le membre tout près du tronc ; et, soudain, la
branche craque, fléchit, s'incline, s'arrache et s'abat en frôlant dans
sa chute les arbres voisins. Puis elle s'écrase sur le sol avec un
grand bruit de bois brisé, et toutes ses menues branchettes palpitent
longtemps.
Le sol se couvrait de débris que d'autres hommes taillaient à leur
tour, liaient en fagots et empilaient en tas, tandis que les arbres
restés encore debout semblaient des poteaux démesurés, des pieux
gigantesques amputés et rasés par l'acier tranchant des serpes.
Et, quand l'ébrancheur avait fini sa besogne, il laissait au sommet
du fût droit et mince le collier de corde qu'il y avait porté, il
redescendait ensuite à coups d'éperon le long du tronc découronné que
les bûcherons alors attaquaient par la base en frappant à grands coups
qui retentissaient dans tout le reste de la futaie.
Quand la blessure du pied semblait assez profonde, quelques hommes
tiraient, en poussant un cri cadencé, sur la corde fixée au sommet, et
l'immense mât soudain craquait et tombait sur le sol avec le bruit
sourd et la secousse d'un coup de canon lointain.

Et le bois diminuait chaque jour, perdant ses arbres abattus comme une armée perd ses soldats.
Renardet ne s'en allait plus ; il restait là du matin au soir,
contemplant, immobile et les mains derrière le dos, la mort lente de sa
futaie. Quand un arbre était tombé, il posait le pied dessus, ainsi que
sur un cadavre. Puis il levait les yeux sur le suivant avec une sorte
d'impatience secrète et calme, comme s'il eût attendu, espéré, quelque
chose à la fin du massacre.

Cependant, on approchait du lieu où la petite Roque avait été trouvée. On y parvint enfin, un soir, à l'heure du crépuscule.
Comme il faisait sombre, le ciel étant couvert, les bûcherons
voulurent arrêter leur travail, remettant au lendemain la chute d'un
hêtre énorme, mais le maître s'y opposa, et exigea qu'à l'heure même on
ébranchât et abattit ce colosse qui avait ombragé le crime.
Quand l'ébrancheur l'eut mis à nu, eut terminé sa toilette de
condamné, quand les bûcherons en eurent sapé la base, cinq hommes
commencèrent à tirer sur la corde attachée au faîte.
L'arbre résista ; son tronc puissant bien qu'entaillé jusqu'au
milieu était rigide comme du fer. Les ouvriers, tous ensemble, avec une
sorte de saut régulier, tendaient la corde en se couchant jusqu'à
terre, et ils poussaient un cri de gorge essoufflé qui montrait et
réglait leur effort.
Deux bûcherons, debout contre le géant, demeuraient la hache au
poing, pareils à deux bourreaux prêts à frapper encore, et Renardet,
immobile, la main sur l'écorce, attendait la chute avec une émotion
inquiète et nerveuse. Un des hommes lui dit :

- Vous êtes trop près, monsieur le maire ; quand il tombera, ça pourrait vous blesser.
Il ne répondit pas et ne recula point ; il semblait prêt à saisir
lui-même à pleins bras le hêtre pour le terrasser comme un lutteur.
Ce fut tout à coup, dans le pied de la haute colonne de bois, un
déchirement qui sembla courir jusqu'au sommet comme une secousse
douloureuse ; et elle s'inclina un peu, prête à tomber, mais résistant
encore. Les hommes, excités, roidirent leurs bras, donnèrent un effort
plus grand ; et comme l'arbre, brisé, croulait, soudain Renardet fit un
pas en avant, puis s'arrêta, les épaules soulevées pour recevoir le
choc irrésistible, le choc mortel qui l'écraserait sur le sol.

Mais le hêtre, ayant un peu dévié, lui frôla seulement les reins, le rejetant sur la face à cinq mètres de là.
Les ouvriers s'élancèrent pour le relever ; il s'était déjà soulevé
lui-même sur les genoux, étourdi, les yeux égarés, et passant la main
sur son front, comme s'il se réveillait d'un accès de folie.
Quand il se fut remis sur ses pieds, les hommes, surpris,
l'interrogèrent, ne comprenant point ce qu'il avait fait. Il répondit,
en balbutiant, qu'il avait eu un moment d'égarement, ou, plutôt, une
seconde de retour à l'enfance, qu'il s'était imaginé avoir le temps de
passer sous l'arbre, comme les gamins passent en courant devant les
voitures au trot, qu'il avait joué au danger, que, depuis huit jours,
il sentait cette envie grandir en lui, en se demandant, chaque fois
qu'un arbre craquait pour tomber, si on pourrait passer dessous sans
être touché. C'était une bêtise, il l'avouait ; mais tout le monde a de
ces minutes d'insanité et de ces tentations d'une stupidité puérile.

Où trouver des cours de français ?

Il s'expliquait lentement, cherchant ses mots, la voix sourde ; puis il s'en alla en disant :

- A demain, mes amis, à demain.
Dès qu'il fut rentré dans sa chambre, il s'assit devant sa table,
que sa lampe, coiffée d'un abat-jour, éclairait vivement, et, prenant
son front entre ses mains, il se mit à pleurer.
Il pleura longtemps, puis s'essuya les yeux, releva la tête et
regarda sa pendule. Il n'était pas encore six heures. Il pensa : "J'ai
le temps avant le dîner" et il alla fermer sa porte à clef. Il revint
alors s'asseoir devant sa table ; il fit sortir le tiroir du milieu,
prit dedans un revolver et le posa sur ses papiers, en pleine clarté.
L'acier de l'arme luisait, jetait des reflets pareils à des flammes.
Renardet le contempla quelque temps avec l'oeil trouble d'un homme
ivre ; puis il se leva et se mit à marcher. Il allait d'un bout à
l'autre de l'appartement, et de temps en temps s'arrêtait pour repartir
aussitôt. Soudain, il ouvrit la porte de son cabinet de toilette,
trempa une serviette dans la cruche à eau et se mouilla le front, comme
il avait fait le matin du crime. Puis il se remit à marcher. Chaque
fois qu'il passait devant sa table, l'arme brillante attirait son
regard, sollicitait sa main ; mais il guettait la pendule et pensait :
"J'ai encore le temps."
La demie de six heures sonna. Il prit alors le revolver, ouvrit la
bouche toute grande avec une affreuse grimace, et enfonça le canon
dedans comme s'il eût voulu l'avaler. Il resta ainsi quelques secondes,
immobile, le doigt sur la gâchette, puis, brusquement secoué par un
frisson d'horreur, il cracha le pistolet sur le tapis.

Et il retomba sur son fauteuil en sanglotant :

- Je ne peux pas. Je n'ose pas ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Comment faire pour avoir le courage de me tuer !

On frappait à la porte ; il se dressa, affolé. Un domestique disait :

- Le dîner de Monsieur est prêt.

Il répondit :

- C'est bien. Je descends.
Alors il ramassa l'arme, l'enferma de nouveau dans le tiroir, puis
se regarda dans la glace de la cheminée pour voir si son visage ne lui
semblait pas trop convulsé. Il était rouge, comme toujours, un peu plus
rouge peut-être. Voilà tout. Il descendit et se mit à table.
Il mangea lentement, en homme qui veut faire traîner le repas, qui
ne veut point se retrouver seul avec lui-même. Puis il fuma plusieurs
pipes dans la salle pendant qu'on desservait. Puis il remonta dans sa
chambre.
Dès qu'il s'y fut enfermé, il regarda sous son lit, ouvrit toutes
ses armoires, explora tous les coins, fouilla tous les meubles. Il
alluma ensuite les bougies de sa cheminée, et, tournant plusieurs fois
sur lui-même, parcourant de l'oeil tout l'appartement avec une angoisse
d'épouvante qui lui crispait la face, car il savait bien qu'il allait
la voir, comme toutes les nuits, la petite Roque, la petite fille qu'il
avait violée, puis étranglée.
Toutes les nuits, l'odieuse vision recommençait. C'était d'abord
dans ses oreilles une sorte de ronflement comme le bruit d'une machine
à battre ou le passage lointain d'un train sur un pont. Il commençait
alors à haleter, à étouffer, et il lui fallait déboutonner son col de
chemise et sa ceinture. Il marchait pour faire circuler le sang, il
essayait de lire, il essayait de chanter ; c'était en vain ; sa pensée,
malgré lui, retournait au jour du meurtre, et le lui faisait
recommencer dans ses détails les plus secrets, avec toutes ses émotions
les plus violentes de la première minute à la dernière.
Il avait senti, en se levant, ce matin-là, le matin de l'horrible
jour, un peu d'étourdissement et de migraine qu'il attribuait à la
chaleur, de sorte qu'il était resté dans sa chambre jusqu'à l'appel du
déjeuner. Après le repas, il avait fait la sieste ; puis il était sorti
vers la fin de l'après-midi pour respirer la brise fraîche et calmante
sous les arbres de sa futaie.
Mais, dès qu'il fut dehors, l'air lourd et brûlant de la plaine
l'oppressa davantage. Le soleil, encore haut dans le ciel, versait sur
la terre calcinée, sèche et assoiffée, des flots de lumière ardente.
Aucun souffle de vent ne remuait les feuilles. Toutes les bêtes, les
oiseaux, les sauterelles elles-mêmes se taisaient. Renardet gagna les
grands arbres et se mit à marcher sur la mousse où la Brindille
évaporait un peu de fraîcheur sous l'immense toiture de branches. Mais
il se sentait mal à l'aise. Il lui semblait qu'une main inconnue,
invisible, lui serrait le cou ; et il ne songeait presque à rien, ayant
d'ordinaire peu d'idées dans la tête. Seule, une pensée vague le
hantait depuis trois mois, la pensée de se remarier. Il souffrait de
vivre seul, il en souffrait moralement et physiquement. Habitué depuis
dix ans à sentir une femme près de lui, accoutumé à sa présence de tous
les instants, à son étreinte quotidienne, il avait besoin, un besoin
impérieux et confus de son contact incessant et de son baiser régulier.
Depuis la mort de Mme Renardet, il souffrait sans cesse sans bien
comprendre pourquoi, il souffrait de ne plus sentir sa robe frôler ses
jambes tout le jour, et de ne plus pouvoir se calmer et s'affaiblir
entre ses bras surtout. Il était veuf depuis six mois à peine et il
cherchait déjà dans les environs quelle jeune fille ou quelle veuve il
pourrait épouser lorsque son deuil serait fini.
Il avait une âme chaste, mais logée dans un corps puissant
d'hercule, et des images charnelles commençaient à troubler son sommeil
et ses veilles. Il les chassait ; elles revenaient ; et il murmurait
par moment en souriant de lui-même :

- Me voici comme saint Antoine.
Ayant eu ce matin-là plusieurs de ces visions obsédantes, le désir
lui vint tout à coup de se baigner dans la Brindille pour se rafraîchir
et apaiser l'ardeur de son sang.
Il connaissait un peu plus loin un endroit large et profond où les
gens du pays venaient se tremper quelquefois en été. Il y alla.
Des saules épais cachaient ce bassin clair où le courant se
reposait, sommeillait un peu avant de repartir. Renardet, en
approchant, crut entendre un léger bruit, un faible clapotement qui
n'était point celui du ruisseau sur les berges. Il écarta doucement les
feuilles et regarda. Une fillette, toute nue, toute blanche à travers
l'onde transparente, battait l'eau des deux mains, en dansant un peu
dedans, et tournant sur elle-même avec des gestes gentils. Ce n'était
plus une enfant, ce n'était pas encore une femme ; elle était grasse et
formée tout en gardant un air de gamine précoce, poussée vite, presque
mure. Il ne bougeait plus, perclus de surprise, d'angoisse, le souffle
coupé par une émotion bizarre et poignante. Il demeurait là, le coeur
battant comme si un de ses rêves sensuels venait de se réaliser, comme
si une fée impure eût fait apparaître devant lui cet être troublant et
trop jeune, cette petite Vénus paysanne, née dans les bouillons du
ruisselet, comme l'autre, la grande, dans les vagues de la mer.
Soudain l'enfant sortit du bain, et, sans le voir, s'en vint vers
lui pour chercher ses hardes et se rhabiller. A mesure qu'elle
approchait à petits pas hésitants, par crainte des cailloux pointus, il
se sentait poussé vers elle par une force irrésistible, par un
emportement bestial qui soulevait toute sa chair, affolait son âme et
le faisait trembler des pieds à la tète.
Elle resta debout, quelques secondes, derrière le saule qui le
cachait. Alors, perdant toute raison, il ouvrit les branches, se rua
sur elle et la saisit dans ses bras. Elle tomba, trop effarée pour
résister, trop épouvantée pour appeler, et il la posséda sans
comprendre ce qu'il faisait. Il se réveilla de son crime, comme on se
réveille d'un cauchemar. L'enfant commençait à pleurer.

Il dit :

- Tais-toi, tais-toi donc. Je te donnerai de l'argent. Mais elle n'écoutait pas ; elle sanglotait.

Il reprit :

- Mais tais-toi donc. Tais-toi donc. Tais-toi donc. Elle hurla en se tordant pour s'échapper.
Il comprit brusquement qu'il était perdu ; et il la saisit par le
cou pour arrêter dans sa bouche ces clameurs déchirantes et terribles.
Comme elle continuait à se débattre avec la force exaspérée d'un être
qui veut fuir la mort, il ferma ses mains de colosse sur la petite
gorge gonflée de cris, et il l'eut étranglée en quelques instants, tant
il serrait furieusement, sans qu'il songeât à la tuer, mais seulement
pour la faire taire.

Puis il se dressa, éperdu d'horreur.
Elle gisait devant lui, sanglante et la face noire. Il allait se
sauver, quand surgit dans son âme bouleversée l'instinct mystérieux et
confus qui guide tous les êtres en danger.
Il faillit jeter le corps à l'eau ; mais une autre impulsion le
poussa vers les hardes dont il fit un mince paquet. Alors, comme il
avait de la ficelle dans ses poches, il le lia et le cacha dans un trou
profond du ruisseau, sous un tronc d'arbre dont le pied baignait dans
la Brindille.
Puis il s'en alla, à grands pas, gagna les prairies, fit un immense
détour pour se montrer à des paysans qui habitaient fort loin de là, de
l'autre côté du pays, et il rentra pour dîner à l'heure ordinaire en
racontant à ses domestiques tout le parcours de sa promenade.
Il dormit pourtant cette nuit-là ; il dormit d'un épais sommeil de
brute, comme doivent dormir quelquefois les condamnés à mort. Il
n'ouvrit les yeux qu'aux premières lueurs du jour, et il attendit,
torturé par la peur du forfait découvert, l'heure ordinaire de son
réveil.
Puis il dut assister à toutes les constatations. Il le fit a la
façon des somnambules, dans une hallucination qui lui montrait les
choses et les hommes à travers une sorte de songe, dans un nuage
d'ivresse, dans ce doute d'irréalité qui trouble l'esprit aux heures
des grandes catastrophes. Seul le cri déchirant de la Roque lui
traversa le coeur. A ce moment il faillit se jeter aux genoux de la
vieille femme en criant : "C'est moi." Mais il se contint. Il alla
pourtant, durant la nuit, repêcher les sabots de la morte, pour les
porter sur le seuil de sa mère.
Tant que dura l'enquête, tant qu'il dut guider et égarer la
justice, il fut calme, maître de lui, rusé et souriant. Il discutait
paisiblement avec les magistrats toutes les suppositions qui leur
passaient par l'esprit, combattait leurs opinions, démolissait leurs
raisonnements. Il prenait même un certain plaisir âcre et douloureux à
troubler leurs perquisitions, à embrouiller leurs idées, à innocenter
ceux qu'ils suspectaient.
Mais à partir du jour où les recherches furent abandonnées, il
devint peu à peu nerveux, plus excitable encore qu'autrefois, bien
qu'il maîtrisât ses colères. Les bruits soudains le faisaient sauter de
peur ; il frémissait pour la moindre chose, tressaillait parfois des
pieds à la tête quand une mouche se posait sur son front. Alors un
besoin impérieux de mouvement l'envahit, le força à des courses
prodigieuses, le tint debout des nuits entières, marchant à travers sa
chambre.
Ce n'était point qu'il fût harcelé par des remords. Sa nature
brutale ne se prêtait à aucune nuance de sentiment ou de crainte
morale. Homme d'énergie et même de violence, né pour faire la guerre,
ravager les pays conquis et massacrer les vaincus, plein d'instincts
sauvages de chasseur et de batailleur, il ne comptait guère la vie
humaine. Bien qu'il respectât l'Eglise, par politique, il ne croyait ni
à Dieu, ni au diable, n'attendant par conséquent, dans une autre vie,
ni châtiment, ni récompense de ses actes en celle-ci. Il gardait pour
toute croyance une vague philosophie faite de toutes les idées des
encyclopédistes du siècle dernier ; et il considérait la religion comme
une sanction morale de la loi, l'une et l'autre ayant été inventas par
les hommes pour régler les rapports sociaux.
Tuer quelqu'un en duel, ou à la guerre, ou dans une querelle, ou
par accident, ou par vengeance, ou même par forfanterie, lui eût semblé
une chose amusante et crâne, et n'eût pas laissé plus de traces en son
esprit que le coup de fusil tiré sur un lièvre ; mais il avait ressenti
une notion profonde du meurtre de cette enfant. il l'avait commis
d'abord dans l'affolement d'une ivresse irrésistible, dans une espèce
de tempête sensuelle emportant sa raison. Et il avait gardé au coeur,
gardé dans sa chair, gardé sur ses lèvres, gardé jusque dans ses doigts
d'assassin une sorte d'amour bestial, en même temps qu'une horreur
épouvantée pour cette fillette surprise par lui et tuée lâchement. A
tout instant sa pensée revenait à cette scène horrible ; et bien qu'il
s'efforçât de chasser cette image, qu'il l'écartât avec terreur, avec
dégoût, il la sentait rôder dans son esprit, tourner autour de lui,
attendant sans cesse le moment de réapparaître.
Alors il eut peur des soirs, peur de l'ombre tombant autour de lui.
Il ne savait pas encore pourquoi les ténèbres lui semblaient
effrayantes ; mais il les redoutait d'instinct ; il les sentait
peuplées de terreurs. Le jour clair ne se prête point aux épouvantes.
On y voit les choses et les êtres ; aussi n'y rencontre-t-on que les
choses et les êtres naturels qui peuvent se montrer dans la clarté.
Mais la nuit, la nuit opaque, plus épaisse que des murailles, et vide,
la nuit infinie, si noire, si vaste, où l'on peut frôler
d'épouvantables choses, la nuit où l'on sent errer, rôder l'effroi
mystérieux, lui paraissait cacher un danger inconnu, proche et
menaçant ! Lequel ?
Il le sut bientôt. Comme il était dans son fauteuil, assez tard, un
soir qu'il ne dormait pas, il crut voir remuer le rideau de sa fenêtre.
Il attendit, inquiet, le coeur battant ; la draperie ne bougeait
point ; puis soudain, elle s'agita de nouveau ; du moins il pensa
qu'elle s'agitait. Il n'osait point se lever ; il n'osait plus
respirer ; et pourtant il était brave ; il s'était battu souvent et il
aurait aimé découvrir chez lui des voleurs.
Etait-il vrai qu'il remuait, ce rideau ? Il se le demandait,
craignant d'être trompé par ses yeux. C'était si peu de chose,
d'ailleurs, un léger frisson de l'étoffe, une sorte de tremblement des
plis, à peine une ondulation comme celle que produit le vent. Renardet
demeurait les yeux fixes, le cou tendu ; et brusquement il se leva,
honteux de sa peur, fit quatre pas, saisit la draperie à deux mains et
l'écarta largement. Il ne vit rien d'abord que les vitres noires,
noires comme des plaques d'encre luisante. La nuit, la grande nuit
impénétrable s'étendait par-derrière jusqu'à l'invisible horizon. Il
restait debout en face de cette ombre illimitée ; et tout à coup il y
aperçut une lueur, une lueur mouvante, qui semblait éloignée. Alors il
approcha son visage du carreau, pensant qu'un pêcheur d'écrevisses
braconnait sans doute dans la Brindille, car il était minuit passé, et
cette lueur rampait au bord de l'eau, sous la futaie. Comme il ne
distinguait pas encore, Renardet enferma ses yeux entre ses mains ; et
brusquement cette lueur devint une clarté, et il aperçut la petite
Roque nue et sanglante sur la mousse.
Il recula crispé d'horreur, heurta son siège et tomba sur le dos.
Il y resta quelques minutes l'âme en détresse, puis il s'assit et se
mit à réfléchir. Il avait eu une hallucination, voilà tout ; une
hallucination venue de ce qu'un maraudeur de nuit marchait au bord de
l'eau avec son fanal. Quoi d'étonnant d'ailleurs à ce que le souvenir
de son crime était en lui, parfois, la vision de la morte.
S'étant relevé, il but un verre d'eau, puis s'assit. Il songeait :
"Que vais-je faire, si cela recommence ?" Et cela recommencerait, il le
sentait, il en était sûr. Déjà la fenêtre sollicitait son regard,
l'appelait, l'attirait. Pour ne plus la voir, il tourna sa chaise ;
puis il prit un livre et essaya de lire ; mais il lui sembla entendre
bientôt s'agiter quelque chose derrière lui, et il fit brusquement
pivoter sur un pied son fauteuil. Le rideau remuait encore ; certes, il
avait remué, cette fois ; il n'en pouvait plus douter ; il s'élança et
le saisit d'une main si brutale qu'il le jeta bas avec sa galerie ;
puis il colla avidement sa face contre la vitre. Il ne vit rien. Tout
était noir au dehors ; et il respira avec la joie d'un homme dont on
vient de sauver la vie.
Donc il retourna s'asseoir ; mais presque aussitôt le désir le
reprit de regarder de nouveau par la fenêtre. Depuis que le rideau
était tombé, elle faisait une sorte de trou sombre attirant,
redoutable, sur la campagne obscure. Pour ne point céder à cette
dangereuse tentation, il se dévêtit, souffla ses lumières, se coucha et
ferma les yeux.
Immobile, sur le dos, la peau chaude et moite, il attendait le
sommeil. Une grande lumière tout à coup traversa ses paupières. Il les
ouvrit, croyant sa demeure en feu. Tout était noir, et il se mit sur
son coude pour tâcher de distinguer sa fenêtre qui l'attirait toujours,
invinciblement. A force de chercher à voir, il aperçut quelques
étoiles ; et il se leva, traversa sa chambre à tâtons, trouva les
carreaux avec ses mains étendues, appliqua son front dessus. Là-bas,
sous les arbres, le corps de la fillette luisait comme du phosphore,
éclairant l'ombre autour de lui !

Renardet poussa un cri et se sauva vers son lit, où il resta jusqu'au matin, la tête cachée sous l'oreiller.
A partir de ce moment, sa vie devint intolérable. Il passait ses
jours dans la terreur des nuits ; et chaque nuit, la vision
recommençait. A peine enfermé dans sa chambre, il essayait de lutter ;
mais en vain. Une force irrésistible le soulevait et le poussait à sa
vitre, comme pour appeler le fantôme et il le voyait aussitôt, couché
d'abord au lieu du crime, couché les bras ouverts, les jambes ouvertes,
tel que le corps avait été trouvé. Puis la morte se levait et s'en
venait, à petits pas, ainsi que l'enfant avait fait en sortant de la
rivière. Elle s'en venait, doucement, tout droit en passant sur le
gazon et sur la corbeille de fleurs desséchées ; puis elle s'élevait
dans l'air, vers la fenêtre de Renardet. Elle venait vers lui, comme
elle était venue le jour du crime, vers le meurtrier. Et l'homme
reculait devant l'apparition, il reculait jusqu'à son lit et
s'affaissait dessus, sachant bien que la petite était entrée et qu'elle
se tenait maintenant derrière le rideau qui remuerait tout à l'heure.
Et jusqu'au jour il le regardait, ce rideau, d'un oeil fixe,
s'attendant sans cesse à voir sortir sa victime. Mais elle ne se
montrait plus ; elle restait là, sous l'étoffe agitée parfois d'un
tremblement. Et Renardet, les doigts crispés sur ses draps, les serrait
ainsi qu'il avait serré la gorge de la petite Roque. Il écoutait sonner
les heures ; il entendait battre dans le silence le balancier de sa
pendule et les coups profonds de son coeur. Et il souffrait, le
misérable, plus qu'aucun homme n'avait jamais souffert.
Puis, dès qu'une ligne blanche apparaissait au plafond, annonçant
le jour prochain, il se sentait délivré, seul enfin, seul dans sa
chambre ; et il se recouchait. Il dormait alors quelques heures, d'un
sommeil inquiet et fiévreux, où il recommençait souvent en rêve
l'épouvantable vision de ses veilles.
Quand il descendait plus tard pour le déjeuner de midi, il se
sentait courbaturé comme après de prodigieuses fatigues ; et il
mangeait à peine, hanté toujours par la crainte de celle qu'il
reverrait la nuit suivante.
Il savait bien pourtant que ce n'était pas une apparition, que les
morts ne reviennent point, et que son âme malade, son âme obsédée par
une pensée unique, par un souvenir inoubliable, était la seule cause de
son supplice, la seule évocatrice de la morte ressuscitée par elle,
appelée par elle et dressée aussi par elle devant ses yeux où restait
empreinte l'image ineffaçable. Mais il savait aussi qu'il ne guérirait
pas, qu'il n'échapperait jamais à la persécution sauvage de sa
mémoire ; et il se résolut à mourir, plutôt que de supporter plus
longtemps ces tortures.
Alors il chercha comment il se tuerait. Il voulait quelque chose de
simple et de naturel, qui ne laisserait pas croire à un suicide. Car il
tenait à sa réputation, au nom légué par ses pères ; et si on
soupçonnait la cause de sa mort, on songerait sans doute au crime
inexpliqué, à l'introuvable meurtrier, et on ne tarderait point à
l'accuser du forfait.
Une idée étrange lui était venue, celle de se faire écraser par
l'arbre au pied duquel il avait assassiné la petite Roque. Il se décida
donc à faire abattre sa futaie et à simuler un accident. Mais le hêtre
refusa de lui casser les reins.

Rentré chez lui, en proie à un désespoir éperdu, il avait saisi son revolver, et puis il n'avait pas osé tirer.
L'heure du dîner sonna ; il avait mangé, puis était remonté. Et il
ne savait pas ce qu'il allait faire. Il se sentait lâche maintenant
qu'il avait échappé une première fois. Tout à l'heure il était prêt,
fortifié, décidé, maître de son courage et de sa résolution ; à
présent, il était faible et il avait peur de la mort, autant que de la
morte.
Il balbutiait : "Je n'oserai plus, je n'oserai plus" ; et il
regardait avec terreur, tantôt l'arme sur sa table, tantôt le rideau
qui cachait sa fenêtre. Il lui semblait aussi que quelque chose
d'horrible aurait lieu sitôt que sa vie cesserait ! Quelque chose ?
Quoi ? Leur rencontre peut-être ? Elle le guettait, elle l'attendait,
l'appelait, et c'était pour le prendre à son tour, pour l'attirer dans
sa vengeance et le décider à mourir qu'elle se montrait ainsi tous les
soirs.
Il se mit à pleurer comme un enfant, répétant : "Je n'oserai plus."
Puis il tomba sur les genoux, et balbutia : "Mon Dieu, mon Dieu." Sans
croire à Dieu, pourtant. Et il n'osait plus, en effet, regarder sa
fenêtre où il savait blottie l'apparition, ni sa table où luisait son
revolver.

Quand il se fut relevé, il dit tout haut :

- Ça ne peut pas durer, il faut en finir.
Le son de sa voix dans la chambre silencieuse lui fit passer un
frisson de peur le long des membres ; mais comme il ne se décidait à
prendre aucune résolution ; comme il sentait bien que le doigt de sa
main refuserait toujours de presser la gâchette de l'arme, il retourna
cacher sa tête sous les couvertures de son lit, et il réfléchit.
Il lui fallait trouver quelque chose qui le forcerait à mourir,
inventer une ruse contre lui-même qui ne lui laisserait plus aucune
hésitation, aucun retard, aucun regret possibles. Il enviait les
condamnés qu'on mène à l'échafaud au milieu des soldats. Oh ! s'il
pouvait prier quelqu'un de tirer ; s'il pouvait, avouant l'état de son
âme, avouant son crime à un ami sûr qui ne le divulguerait jamais,
obtenir de lui la mort. Mais à qui demander ce service terrible ? A
qui ? Il cherchait parmi les gens qu'il connaissait. Le médecin ? Non.
Il raconterait cela plus tard, sans doute ? Et tout à coup, une bizarre
pensée traversa son esprit. Il allait écrire au juge d'instruction,
qu'il connaissait intimement, pour se dénoncer lui-même. Il lui dirait
tout, dans cette lettre, et le crime, et les tortures qu'il endurait,
et sa résolution de mourir, et ses hésitations, et le moyen qu'il
employait pour forcer son courage défaillant. Il le supplierait au nom
de leur vieille amitié de détruire sa lettre dès qu'il aurait appris
que le coupable s'était fait justice. Renardet pouvait compter sur ce
magistrat, il le savait sûr, discret, incapable même d'une parole
légère. C'était un d

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Agathe

Professeur de langues dans le secondaire, je partage avec vous mes cours de linguistique !