Vous me demandez, Madame, si je
me moque de vous? Vous ne pouvez croire qu'un homme n'ait été
frappé par l'amour? Eh bien, non, je n'ai jamais aimé,
jamais!

    D'où vient cela? Je n'en
sais rien. Jamais je ne me suis trouvé dans cette espèce
d'ivresse du cœur qu'on nomme l'amour! Jamais je n'ai vécu
dans ce rêve, dans cette exaltation, dans cette folie où
nous jette l'image d'une femme. Je n'ai jamais été
poursuivi, hanté, enfiévré, emparadisé
par l'attente ou la possession d'un être devenu tout à
coup pour moi plus désirable que tous les bonheurs, plus
beau que toutes les créatures, plus important que tous
les univers! Je n'ai jamais pleuré, je n'ai jamais souffert
par aucune de vous. Je n'ai point passé les nuits, les
yeux ouverts, en pensant à elle. Je ne connais pas les
réveils qu'illuminent sa pensée et son souvenir.
Je ne connais pas l'énervement affolant de l'espérance
quand elle va venir, et la divine mélancolie du regret,
quand elle s'est enfuie en laissant dans sa chambre une odeur
légère de violette et de chair.

    Je n'ai jamais aimé.

    Moi aussi je me suis demandé
souvent pourquoi cela. Et vraiment, je ne sais trop. J'ai trouvé
des raisons cependant; mais elles touchent à la métaphysique
et vous ne les goûterez peut­être point.

    Je crois que je juge trop les femmes
pour subir beaucoup de leur charme. Je vous demande pardon de
cette parole. Je l'explique. Il y a dans toute créature,
l'être moral et l'être physique. Pour aimer, il me
faudrait rencontrer entre ces deux êtres une harmonie que
je n'ai jamais trouvée. Toujours l'un des deux l'emporte
trop sur l'autre, tantôt le moral, tantôt le physique.

    L'intelligence que nous avons le
droit d'exiger d'une femme, pour l'aimer, n'a rien d'intelligence
virile. C'est plus et c'est moins. Il faut qu'une femme ait l'esprit
ouvert, délicat, sensible, fin, impressionnable. Elle n'a
besoin ni de puissance, ni d'initiative dans la pensée,
mais il est nécessaire qu'elle ait de la bonté, de
l'élégance, de la tendresse, de la coquetterie,
et cette faculté d'assimilation qui la fait pareille, en
peu de temps, à celui qui partage sa vie. Sa plus grande
qualité doit être le tact, ce sens subtil qui est
pour l'esprit ce qu'est le toucher pour le corps. Il lui révèle
mille choses menues, les contours, les angles et les formes dans
l'ordre intellectuel.

    Les jolies femmes, le plus souvent,
n'ont point une intelligence en rapport avec leur personne. Or,
le moindre défaut de concordance me frappe et me blesse
du premier coup. Dans l'amitié, cela n'a point d'importance.
L'amitié est un pacte, où l'on fait la part des
défauts et des qualités. On peut juger un ami et
une amie, tenir compte de ce qu'ils ont de bon, négliger
ce qu'ils ont de mauvais et apprécier exactement leur valeur,
tout en s'abandonnant à une sympathie intime, profonde
et charmante.

    Pour aimer il faut être aveugle,
se livrer entièrement, ne rien voir ne rien raisonner,
ne rien comprendre. Il faut pouvoir adorer les faiblesses autant
que les beautés, renoncer à tout jugement, à
toute réflexion, à toute perspicacité.

    Je suis incapable de cet aveuglement,
et rebelle à la séduction irraisonnée.

    Ce n'est pas tout. J'ai de l'harmonie
une idée tellement haute et subtile que rien, jamais, ne
réalisera mon idéal. Mais vous allez me traiter
de fou! Ecoutez-moi. Une femme, à mon avis, peut avoir
une âme délicieuse et un corps charmant sans que
ce corps et cette âme concordent parfaitement ensemble.
Je veux dire que les gens qui ont le nez fait d'une certaine façon
ne doivent pas penser d'une certaine manière. Les gras
n'ont pas le droit de se servir des mêmes mots et des mêmes
phrases que les maigres. Vous, qui avez les yeux bleus, Madame,
vous ne pouvez pas envisager l'existence, juger les choses et
les événements comme si vous aviez les yeux noirs.
Les nuances de votre regard doivent correspondre fatalement aux
nuances de votre pensée. J'ai pour sentir cela, un flair
de limier. Riez si vous voulez. C'est ainsi.

    J'ai cru aimer, pourtant, pendant
une heure, un jour. J'avais subi niaisement l'influence des circonstances
environnantes. Je m'étais laissé séduire
par le mirage d'une aurore. Voulez-vous que je vous raconte cette
courte histoire?

    J'avais rencontré, un soir,
une jolie petite personne exaltée qui voulut, par une fantaisie
poétique, passer une nuit avec moi, dans un bateau sur
une rivière. J'aurais préféré une
chambre et un lit - j'acceptai cependant le fleuve et le canot.

    C'était au mois de juin.
Mon amie choisit une nuit de lune afin de pouvoir se mieux monter
la tête.

    Nous avons dîné dans
une auberge, sur la rive, puis vers dix heures on s'embarqua.
Je trouvais l'aventure fort bête, mais comme ma compagne
me plaisait, je ne me fâchai pas trop. Je m'assis sur le
banc, en face d'elle, je pris les rames et nous partîmes.

    Je ne pouvais nier que le spectacle
ne fût charmant. Nous suivions une île boisée,
pleine de rossignols; et le courant nous emportait vite sur la
rivière couverte de frissons d'argent. Les crapauds jetaient
leur cri monotone et clair; les grenouilles s'égosillaient
dans les herbes des bords, et le glissement de l'eau qui coule
faisait autour de nous une sorte de bruit confus, presque insaisissable,
inquiétant, et nous donnait une vague sensation de peur
mystérieuse.

    Le charme doux des nuits tièdes
et des fleuves luisants sous la lune nous pénétrait.
Il faisait bon vivre et flotter ainsi et rêver et sentir
près de soi une jeune femme attendrie et belle.

    J'étais un peu ému,
un peu troublé, un peu grisé par la clarté
pâle du soir et par la pensée de ma voisine.

    "Asseyez-vous près de
moi", dit-elle. J'obéis. Elle reprit: "Dites­moi
des vers." Je trouvai que c'était trop; je refusai;
elle insista. Elle voulait décidément le grand jeu,
tout l'orchestre du sentiment, depuis la Lune jusqu'à la
Rime. Je finis par céder et je lui récitai, par
moquerie, une délicieuse pièce de Louis Bouilhet,
dont voici les dernières strophes:

    Je déteste surtout ce
barde à l'œil humide

Qui regarde une étoile
en murmurant un nom

Et pour qui la nature immense
serait vide,

S'il ne portait en croupe ou
Lisette ou Ninon.

Ces gens-là sont charmants
qui se donnent la peine,

Afin qu'on s'intéresse
à ce pauvre univers,

D'attacher les jupons aux arbres
de la plaine

Et la cornette blanche au front
des coteaux verts.

Certe ils n'ont pas compris les
musiques divines,

Eternelle nature aux frémissantes
voix,

Ceux qui ne vont pas seuls par
les creuses ravines

Et rêvent d'une femme ou
bruit que font les bois.

    Je m'attendais à des reproches.
Pas du tout. Elle murmura: "Comme c'est vrai." Je demeurai
stupéfait. Avait-elle compris?

    Notre barque, peu à peu,
s'était approchée de la berge et engagée
sous un saule qui l'arrêta. J'enlaçai la taille de
ma compagne, et tout doucement, j'approchai mes lèvres
de son cou. Mais elle me repoussa d'un mouvement brusque et irrité:
"Finissez donc! Etes-vous grossier!"

    J'essayai de l'attirer. Elle se
débattit, saisit l'arbre et faillit nous jeter à
l'eau. Je jugeai prudent de cesser mes poursuites. Elle dit: "Je
vous ferai plutôt chavirer. Je suis si bien. Je rêve.
C'est si bon." Puis elle ajouta avec une malice dans l'accent:
"Avez-vous donc oublié déjà les vers
que vous venez de me réciter?" C'était juste.
Je me tus.

    Elle reprit: "Allons, ramez."
Et je m'emparai de nouveau des avirons. Je commençais à
trouver longue la nuit et ridicule mon attitude. Ma compagne me
demanda: "Voulez-vous me faire une promesse?

    - Oui. Laquelle?

    - Celle de demeurer tranquille,
convenable et discret si je vous permets...

    - Quoi? dites.

    - Voilà. Je voudrais rester
couchée sur le dos, au fond de la barque à côté
de vous, en regardant les étoiles."

    Je m'écriai: "J'en suis."

    Elle reprit: "Vous ne me comprenez
pas. Nous allons nous étendre côte à côte.
Mais je vous défends de me toucher, de m'embrasser, enfin
de... de... me... caresser."


Je promis. Elle annonça:
"Si vous remuez, je chavire."

    Et nous voici couchés côte
à côte, les yeux au ciel, allant au fil de l'eau.
Les vagues mouvements du canot nous berçaient. Les légers
bruits de la nuit nous arrivaient maintenant plus distincts dans
le fond de l'embarcation, nous faisaient parfois tressaillir.
Et je sentais grandir en moi une étrange et poignante émotion,
un attendrissement infini quelque chose comme un besoin d'ouvrir
mes bras pour étreindre et d'ouvrir mon cœur pour
aimer, de me donner, de donner mes pensées mon corps, ma
vie, tout mon être à quelqu'un!

    Ma compagne murmura, comme dans
un songe: "Où sommes­nous? Où allons-nous?
Il me semble que je quitte la terre? Comme c'est doux! Oh! si
vous m'aimiez... un peu!!!"

    Mon cœur se mit à battre.
Je ne pus répondre; il me sembla que je l'aimais. Je n'avais
plus aucun désir violent. J'étais bien ainsi, à
côté d'elle, et cela me suffisait.

    Et nous sommes restés longtemps,
longtemps sans bouger. Nous nous étions pris la main; une
force délicieuse nous immobilisait: une force inconnue,
supérieure, une Alliance, chaste, intime, absolue de nos
êtres voisins qui s'appartenaient, sans se toucher! Qu'était
cela? Le sais-je? L'amour, peut-être?

    Le jour naissait peu à peu.
Il était trois heures du matin. Lentement une grande clarté
envahissait le ciel. Le canot heurta quelque chose. Je me dressai.
Nous avions abordé un petit îlot.

    Mais je demeurai ravi, en extase.
En face de nous toute l'étendue du firmament s'illuminait
rouge, rose, violette, tachetée de nuages embrasés
pareils à des fumées d'or. Le fleuve était
de pourpre et trois maisons sur une côte semblaient brûler.

    Je me penchai vers ma compagne.
J'allais lui dire: "Regardez donc." Mais je me tus,
éperdu, et je ne vis plus qu'elle. Elle aussi était
rose d'un rose de chair sur qui aurait coulé un peu de
la couleur du ciel. Ses cheveux étaient roses, ses yeux
roses, ses dents roses, sa robe, ses dentelles, son sourire, tout
était rose. Et je crus vraiment, tant je fus affolé,
que j'avais l'aurore devant moi.

    Elle se relevait tout doucement,
me tendant ses lèvres; et j'allais vers elles frémissant,
délirant, sentant bien que j'allais baiser le ciel, baiser
le bonheur, baiser le rêve devenu femme, baiser l'idéal
descendu dans la chair humaine.

    Elle me dit: "Vous avez une
chenille dans les cheveux!" C'était pour cela qu'elle
souriait!

    Il me sembla que je recevais un
coup de massue sur la tête. Et je me sentis triste soudain
comme si j'avais perdu tout espoir dans la vie.

    C'est tout Madame. C'est puéril,
niais, stupide. Mais je crois depuis ce jour que je n'aimerai
jamais. Pourtant... qui sait?

    Le jeune homme sur qui cette lettre
fut trouvée a été repêché hier
dans la Seine, entre Bougival et Marly. Un marinier obligeant,
qui l'avait fouillé pour savoir son nom, apporta ce papier.

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Agathe

Professeur de langues dans le secondaire, je partage avec vous mes cours de linguistique !