Partie 1
(source : Il Popolo Veneto)
Entre Ismène
ISMÈNE
Tu es déjà levée ? Je viens de ta chambre.
ANTIGONE
Oui, je suis déjà levée.
LA NOURRICE
Toutes les deux alors !… Toutes les deux vous allez devenir folles et vous lever avant les servantes ? Vous croyez que c'est bon d'être debout le matin à jeun, que c'est convenable pour des princesses ? Vous n'êtes seulement pas couvertes. Vous allez voir que vous allez encore me prendre mal.
ANTIGONE
Laisse-nous, nourrice. Il ne fait pas froid, je t'assure ; c'est déjà l'été. Va nous faire du café. (Elle s'est assise, soudain fatiguée) Je voudrais bien un peu de café, s'il te plaît, nounou. Cela me ferait du bien.
LA NOURRICE
Ma colombe ! La tête lui tourne d'être sans rien et je suis là comme une idiote au lieu de lui donner quelque chose de chaud.
Elle sort vite
ISMÈNE
Tu es malade ?
ANTIGONE
Ce n'est rien. Un peu de fatigue. (Elle sourit) C'est parce que je me suis levée tôt.
ISMÈNE
Moi non plus, je n'ai pas dormi.
ANTIGONE, sourit encore.
Il faut que tu dormes. Tu serais moins belle demain.
ISMÈNE
Ne te moque pas.
ANTIGONE
Je ne me moque pas. Cela me rassure ce matin, que tu sois belle. Quand j'étais petite, j'étais si malheureuse, tu te souviens ? Je te barbouillais de terre, je te mettais des vers dans le cou. Une fois, je t'ai attachée à un arbre et je t'ai coupé tes cheveux, tes beaux cheveux… (Elle caresse les cheveux d'Ismène) Comme cela doit être facile de ne pas penser de bêtises avec toutes ces belles mèches lisses et bien ordonnées autour de la tête !
ISMÈNE, soudain.
Pourquoi parles-tu d'autre chose ?
ANTIGONE, doucement, sans cesser de lui caresser les cheveux.
Je ne parle pas d'autre chose…
ISMÈNE
Tu sais, j'ai bien pensé, Antigone.
ANTIGONE
Oui.
ISMÈNE
J'ai bien pensé toute la nuit. Tu es folle.
ANTIGONE
Oui.
ISMÈNE
Nous ne pouvons pas.
ANTIGONE, après un silence, de sa petite voix.
Pourquoi ?
ISMÈNE
Il nous ferait mourir.
ANTIGONE
Bien sûr. A chacun son rôle. Lui, il doit nous faire mourir, et nous, nous devons aller enterrer notre frère. C'est comme ça que ça a été distribué. Qu'est-ce que tu veux que nous y fassions ?
ISMÈNE
Je ne veux pas mourir.
ANTIGONE, doucement.
Moi aussi j'aurais bien voulu ne pas mourir.
ISMÈNE
Ecoute, j'ai bien réfléchi toute la nuit. Je suis l'aînée. Je réfléchis plus que toi. Toi, c'est ce qui te passe par la tête tout de suite, et tant pis si c'est une bêtise. Moi, je suis plus pondérée. Je réfléchis.
ANTIGONE
Il y a des fois où il ne faut pas trop réfléchir.
ISMÈNE
Si, Antigone. D'abord c'est horrible, bien sûr, et j'ai pitié moi aussi de mon frère, mais je comprends un peu notre oncle.
ANTIGONE
Moi, je ne veux pas comprendre un peu.
ISMÈNE
Il est le roi, il faut qu'il donne l'exemple.
ANTIGONE
Moi, je ne suis pas le roi. Il ne faut pas que je donne l'exemple, moi… Ce qui lui passe par la tête, la petite Antigone, la sale bête, l'entêtée, la mauvaise, et puis on la met dans un coin ou dans un trou. Et c'est bien fait pour elle. Elle n'avait qu'à ne pas désobéir.
Partie 2
En quête de cour de francais pour apprendre à ne plus faire de fautes ?
ISMÈNE
Allez ! Allez !… Tes sourcils joints, ton regard droit devant toi et te voilà lancée sans écouter personne. Ecoute-moi. J'ai raison plus souvent que toi.
ANTIGONE
Je ne veux pas avoir raison.
ISMÈNE
Essaie de comprendre au moins !
ANTIGONE
Comprendre… Vous n'avez que ce mot-là dans la bouche, tous, depuis que je suis toute petite. Il fallait comprendre qu'on ne peut pas toucher à l'eau, à la belle et fuyante eau froide parce que cela mouille les dalles, à la terre parce que cela tache les robes. Il fallait comprendre qu'on ne doit pas manger tout à la fois, donner tout ce qu'on a dans ses poches au mendiant qu'on rencontre, courir, courir dans le vent jusqu'à ce qu'on tombe par terre et boire quand on a chaud et se baigner quand il est trop tôt ou trop tard, mais pas juste quand on en a envie ! Comprendre. Toujours comprendre. Moi, je ne veux pas comprendre. Je comprendrai quand je serai vieille. (Elle achève doucement.) Si je deviens vieille. Pas maintenant.
ISMÈNE
Il est plus fort que nous, Antigone. Il est le roi. Et ils pensent tous comme lui dans la ville. Ils sont des milliers et des milliers autour de nous, grouillant dans toutes les rues de Thèbes.
ANTIGONE
Je ne t'écoute pas.
ISMÈNE
Ils nous hueront. Ils nous prendront avec leurs mille bras, leurs mille visages et leur unique regard. Ils nous cracheront à la figure. Et il faudra avancer dans leur haine sur la charrette avec leur odeur et leurs rires jusqu'au supplice. Et là, il y aura les gardes avec leurs têtes d'imbéciles, congestionnés sur leurs cols raides, leurs grosses mains lavées, leur regard de bœuf -qu'on sent qu'on pourra toujours crier, essayer de leur faire comprendre, qu'ils vont comme des nègres et qu'ils feront tout ce qu'on leur a dit scrupuleusement, sans savoir si c'est bien ou mal… Et souffrir ? Il faudra souffrir, sentir que la douleur monte, qu'elle est arrivée au point où l'on ne peut plus la supporter ; qu'il faudrait qu'elle s'arrête, mais qu'elle continue pourtant et monte encore, comme une voix aiguë… Oh ! je ne peux pas, je ne peux pas…
ANTIGONE
Comme tu as bien tout pensé !
ISMÈNE
Toute la nuit. Pas toi ?
ANTIGONE
Si, bien sûr.
ISMÈNE
Moi, tu sais, je ne suis pas très courageuse.
ANTIGONE, doucement.
Moi non plus. Mais qu'est-ce que cela fait ?
Il y a un silence, Ismène demande soudain :
ISMÈNE
Tu n'as donc pas envie de vivre, toi ?
ANTIGONE, murmure.
Pas envie de vivre… (Et plus doucement encore, si c'est possible.) Qui se levait la première, le matin, rien que pour sentir l'air froid sur sa peau nue ? Qui se couchait la dernière, seulement quand elle n'en pouvait plus de fatigue, pour vivre encore un peu plus la nuit ? Qui pleurait déjà toute petite, en pensant qu'il y avait tant de petites bêtes, tant de brins d'herbe dans le près et qu'on ne pouvait pas tous les prendre ?
ISMÈNE, a un élan soudain vers elle.
Ma petite sœur…
ANTIGONE, se redresse et crie.
Ah, non ! Laisse-moi ! Ne me caresse pas ! Ne nous mettons pas à pleurnicher ensemble, maintenant. Tu as bien réfléchi, tu dis ? Tu penses que toute la ville hurlante contre toi, tu penses que la douleur et la peur de mourir c'est assez ?
ISMÈNE, baisse la tête.
Oui
ANTIGONE
Sers-toi de ces prétextes.
ISMÈNE, se jette contre elle.
Antigone ! Je t'en supplie ! C'est bon pour les hommes de croire aux idées et de mourir pour elles. Toi, tu es une fille.
ANTIGONE, les dents serrées.
Une fille, oui. Ai-je assez pleuré d'être une fille !
ISMÈNE
Ton bonheur est là devant toi et tu n'as qu'à le prendre. Tu es fiancée, tu es jeune, tu es belle…
ANTIGONE, sourdement.
Non, je ne suis pas belle.
ISMÈNE
Pas belle comme nous, mais autrement. Tu sais bien que c'est sur toi que se retournent les petits voyous dans la rue ; que c'est toi que les petites filles regardent passer, soudain muettes, sans pouvoir te quitter des yeux jusqu'à ce que tu aies tourné le coin.
ANTIGONE, a un imperceptible sourire.
Des voyous, des petites filles…
Partie 3
ISMÈNE, après un temps.
Et Hémon, Antigone ?
ANTIGONE, fermée.
Je parlerai tout à l'heure à Hémon : Hémon sera tout à l'heure une affaire réglée.
ISMÈNE
Tu es folle.
ANTIGONE, sourit.
Tu m'as toujours dit que j'étais folle, pour tout, depuis toujours. Va te recoucher, Ismène… Il fait jour maintenant, tu vois, et, de toute façon, je ne pourrai rien faire. Mon frère mort est maintenant entouré d'une garde exactement comme s'il avait réussi à se faire roi. Va te recoucher. Tu es toute pâle de fatigue.
ISMÈNE
Et toi ?
ANTIGONE
Je n'ai pas envie de dormir… Mais je te promets que je ne bougerai pas d'ici avant ton réveil. Nourrice va m'apporter à manger. Va dormir encore. Le soleil se lève seulement. Tu as les yeux tout petits de sommeil. Va…
ISMÈNE
Je te convaincrai, n'est-ce pas ? Je te convaincrai ? Tu me laisseras te parler encore ?
ANTIGONE, un peu lasse.
Je te laisserai me parler, oui. Je vous laisserai tous me parler. Va dormir maintenant, je t'en prie. Tu serais moins belle demain. (Elle la regarde sortir avec un petit sourire triste, puis elle tombe soudain lasse sur une chaise.) Pauvre Ismène !
LA NOURRICE, entre.
Tiens, te voilà un bon café et des tartines, mon pigeon. Mange.
ANTIGONE
Je n'ai pas très faim, nourrice.
LA NOURRICE
Je te les ai grillées moi-même et beurrées comme tu les aimes.
ANTIGONE
Tu es gentille, nounou. Je vais seulement boire un peu.
LA NOURRICE
Où as-tu mal ?
ANTIGONE
Nulle part, nounou. Mais fais-moi tout de même bien chaud comme lorsque j'étais malade… Nounou plus forte que la fièvre, nounou plus forte que le cauchemar, plus forte que l'ombre de l'armoire qui ricane et se transforme d'heure en heure sur le mur, plus forte que les mille insectes du silence qui rongent quelque chose, quelque part dans la nuit, plus forte que la nuit elle-même avec son hululement de folle qu'on n'entend pas ; nounou plus forte que la mort. Donne-moi ta main comme lorsque tu restais à côté de mon lit.
LA NOURRICE
Qu'est-ce que tu as, ma petite colombe ?
ANTIGONE
Rien, nounou. Je suis seulement encore un peu petite pour tout cela. Mais il n'y a que toi qui dois le savoir.
LA NOURRICE
Trop petite pourquoi, ma mésange ?
ANTIGONE
Pour rien, nounou. Et puis, tu es là. Je tiens ta bonne main rugueuse qui sauve de tout, toujours, je le sais bien. Peut-être qu'elle va me sauver encore. Tu es si puissante, nounou.
LA NOURRICE
Qu'est-ce que tu veux que je fasse, ma tourterelle ?
ANTIGONE
Rien, nounou. Seulement ta main comme cela sur ma joue. (Elle reste un moment les yeux fermés.) Voilà, je n'ai plus peur. Ni du méchant ogre, ni du marchand de sable, ni de Taoutaou qui passe et emmène les enfants… (Un silence encore, elle continue d'un autre ton.) Nounou, tu sais, Douce, ma chienne…
LA NOURRICE
Oui.
Partie 4
ANTIGONE
Tu vas me promettre que tu ne la gronderas plus jamais.
LA NOURRICE
Une bête qui salit tout avec ses pattes ! Ça ne devrait pas entrer dans les maisons !
ANTIGONE
Même si elle salit tout. Promets, nourrice.
LA NOURRICE
Alors il faudra que je la laisse tout abîmer sans rien dire ?
ANTIGONE
Oui, nounou.
LA NOURRICE
Ah ! ça serait un peu fort !
ANTIGONE
S'il te plaît, nounou. Tu l'aimes bien, Douce, avec sa bonne grosse tête. Et puis, au fond, tu aimes bien frotter aussi. Tu serais très malheureuse si tout restait propre toujours. Alors je te le demande : ne la gronde pas.
LA NOURRICE
Et si elle pisse sur mes tapis ?
ANTIGONE
Promets que tu ne la gronderas tout de même pas. Je t'en prie, dis, je t'en prie, nounou…
LA NOURRICE
Tu profites de ce que tu câlines… C'est bon. C'est bon. On essuiera sans rien dire. Tu me fais tourner en bourrique.
ANTIGONE
Et puis, promets-moi aussi que tu lui parleras, que tu lui parleras souvent.
LA NOURRICE, hausse les épaules
A-t-on vu ça ? Parler aux bêtes !
ANTIGONE
Et justement pas comme à une bête. Comme à une vraie personne, comme tu m'entends faire…
LA NOURRICE
Ah, ça non ! A mon âge, faire l'idiote ! Mais pourquoi veux-tu que toute la maison lui parle comme toi, à cette bête ?
ANTIGONE, doucement.
Si moi, pour une raison ou pour une autre, je ne pouvais plus lui parler…
LA NOURRICE, qui ne comprend pas.
Plus lui parler, plus lui parler ? Pourquoi ?
ANTIGONE, détourne un peu la tête et puis elle ajoute, la voix dure.
Et puis, si elle était trop triste, si elle avait trop l'air d'attendre tout de même, -le nez sous la porte comme lorsque je suis sortie, -il vaudrait peut-être mieux la faire tuer, nounou, sans qu'elle ait mal.
LA NOURRICE
La faire tuer, ma mignonne ? Faire tuer ta chienne ? Mais tu es folle ce matin !
ANTIGONE
Non, nounou. (Hémon paraît). Voilà Hémon. Laisse-nous, nourrice. Et n'oublie pas ce que tu m'as juré.
La nourrice sort.
Pour terminer, voici un tableau récapitulatif des principales œuvres de Jean Anouilh :
Date | Titre |
---|---|
1937 | Le Voyageur Sans Bagage |
1938 | Le Bal des Voleurs |
1940 | Léocadia |
1944 | Antigone |
1948 | Ardèle ou la Marguerite |
1953 | L'Alouette |
1955 | Ornifle et le Courant d'Air |
1959 | Becket ou l'Honneur de Dieu |
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Salut , j’ ai besoin d’ infirmation sur la scène tragique au XVII siecle … merci
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