CRÉON

C'était après cette dispute. Ton père n'a pas voulu le faire juger. Il s'est engagé dans l'armée argyenne. Et, dès qu'il a été chez les Argyens, la chasse à l'homme a commencé contre ton père, contre ce vieil homme qui ne se décidait pas à mourir, à lâcher son royaume. Les attentats se succédaient et les tueurs que nous prenions finissaient toujours par avouer qu'ils avaient reçu de l'argent de lui. Pas seulement de lui, d'ailleurs. Car c'est cela que je veux que tu saches, les coulisses de ce drame où tu brûles de jouer un rôle, la cuisine. J'ai fait faire hier des funérailles grandioses à Etéocle. Etéocle est un héros et un saint pour Thèbes maintenant. Tout le peuple était là. Les enfants des écoles ont donné tous les sous de leur tirelire pour la couronne ; des vieillards, faussement émus, ont magnifié, avec des trémolos dans la voix, le bon frère, le fils d'Œdipe, le prince royal. Moi aussi, j'ai fait un discours. Et tous les prêtres de Thèbes au grand complet, avec la tête de circonstance. Et les honneurs militaires… Il fallait bien. Tu penses que je ne pouvais tout de même pas m'offrir le luxe d'une crapule dans les deux camps. Mais je vais te dire quelque chose, à toi, quelque chose que je sais seul, quelque chose d'effroyable : Etéocle, ce prix de vertu, ne valait pas plus cher que Polynice. Le bon fils avait essayé, lui aussi, de faire assassiner son père, le prince loyal avait décidé, lui aussi, de vendre Thèbes au plus offrant. Oui, crois-tu que c'est drôle ? Cette trahison pour laquelle le corps de Polynice est en train de pourrir au soleil, j'ai la preuve maintenant qu'Etéocle, qui dort dans son tombeau de marbre, se préparait, lui aussi, à la commettre. C'est un hasard si Polynice a réussi son coup avant lui. Nous avions affaire à deux larrons en foire qui se trompaient l'un l'autre en nous trompant et qui se sont égorgés comme deux petits voyous qu'ils étaient, pour un règlement de comptes… Seulement, il s'est trouvé que j'ai eu besoin de faire un héros de l'un d'eux. Alors, j'ai fait rechercher leurs cadavres au milieu des autres. On les a retrouvés embrassés -pour la première fois de leur vie sans doute. Ils s'étaient embrochés mutuellement, et puis la charge de la cavalerie argyenne leur avait passé dessus. Ils étaient en bouillie, Antigone, méconnaissables. J'ai fait ramasser un des corps, le moins abîmé des deux, pour mes funérailles nationales, et j'ai donné l'ordre de laisser pourrir l'autre où il était. Je ne sais même pas lequel. Et je t'assure que cela m'est bien égal.

Il y a un long silence, ils ne bougent pas, sans se regarder, puis Antigone dit doucement :

ANTIGONE

Pourquoi m'avez-vous raconté cela ?

Créon se lève, remet sa veste.

CRÉON

Valait-il mieux te laisser mourir dans cette pauvre histoire ?

ANTIGONE

Peut-être. Moi, je croyais.

Il y a un silence encore. Créon s'approche d'elle.

CRÉON

Qu'est-ce que tu vas faire maintenant ?

ANTIGONE, se lève comme une somnanbule.

Je vais remonter dans ma chambre.

CRÉON

Ne reste pas trop seule. Va voir Hémon, ce matin. Marie-toi vite.

ANTIGONE, dans un souffle.

Oui.

CRÉON

Tu as toute ta vie devant toi. Notre discussion était bien oiseuse, je t'assure. Tu as ce trésor, toi, encore.

ANTIGONE

Oui.

CRÉON

Rien d'autre ne compte. Et tu allais le gaspiller ! Je te comprends, j'aurais fait comme toi à vingt ans. C'est pour cela que je buvais tes paroles. J'écoutais du fond du temps un petit Créon maigre et pâle comme toi et qui ne pensait qu'à tout donner lui-aussi… Marie-toi vite, Antigone, sois heureuse. La vie n'est pas ce que tu crois. C'est une eau que les jeunes gens laissent couler sans le savoir, entre leurs doigts ouverts. Ferme tes mains, ferme tes mains, vite. Retiens-la. Tu verras, cela deviendra une petite chose dure et simple qu'on grignote, assis au soleil. Ils te diront tout le contraire parce qu'ils ont besoin de ta force et de ton élan. Ne les écoute pas. Ne m'écoute pas quand je ferai mon prochain discours devant le tombeau d'Etéocle. Ce ne sera pas vrai. Rien n'est vrai que ce qu'on ne dit pas… Tu l'apprendras, toi aussi, trop tard, la vie c'est un livre qu'on aime, c'est un enfant qui joue à vos pieds, un outil qu'on tient bien dans sa main, un banc pour se reposer le soir devant sa maison. Tu vas me mépriser encore, mais de découvrir cela, tu verras, c'est la consolation dérisoire de vieillir ; la vie, ce n'est peut-être tout de même que le bonheur.

ANTIGONE, murmure, le regard perdu.

Le bonheur…

CRÉON, a un peu honte soudain.

Un pauvre mot, hein ?

ANTIGONE

Quel sera-t-il, mon bonheur ? Quelle femme heureuse deviendra-t-elle, la petite Antigone ? Quelles pauvretés faudra-t-il qu'elle fasse elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur ? Dites, à qui devra-t-elle mentir, à qui sourire, à qui se vendre ? Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard ?

CRÉON, hausse les épaules.

Tu es folle, tais-toi.

ANTIGONE

Non, je ne me tairai pas ! Je veux savoir comment je m'y prendrais, moi aussi, pour être heureuse. Tout de suite, puisque c'est tout de suite qu'il faut choisir. Vous dites que c'est si beau, la vie. Je veux savoir comment je m'y prendrai pour vivre.

CRÉON

Tu aimes Hémon ?

ANTIGONE

Oui, j'aime Hémon. J'aime un Hémon dur et jeune ; un Hémon exigeant et fidèle, comme moi. Mais si votre vie, votre bonheur doivent passer sur lui avec leur usure, si Hémon ne doit plus pâlir quand je pâlis, s'il ne doit plus me croire morte quand je suis en retard de cinq minutes, s'il ne doit plus se sentir seul au monde et me détester quand je ris sans qu'il sache pourquoi, s'il doit devenir près de moi le monsieur Hémon, s'il doit appendre à dire « oui », lui aussi, alors je n'aime plus Hémon.

CRÉON

Tu ne sais plus ce que tu dis. Tais-toi.

ANTIGONE

Si, je sais ce que je dis, mais c'est vous qui ne m'entendez plus. Je vous parle de trop loin maintenant, d'un royaume où vous ne pouvez plus entrer avec vos rides, votre sagesse, votre ventre. (Elle rit.) Ah ! je ris, Créon, je ris parce que je te vois à quinze ans, tout d'un coup ! C'est le même air d'impuissance et de croire qu'on peut tout. La vie t'a seulement ajouté ces petits plis sur le visage et cette graisse autour de toi.

CRÉON, la secoue.

Te tairas-tu, enfin ?

ANTIGONE

Pourquoi veux-tu me faire taire ? Parce que tu sais que j'ai raison ? Tu crois que je ne lis pas dans tes yeux que tu le sais ? Tu sais que j'ai raison, mais tu ne l'avoueras jamais parce que tu es en train de défendre ton bonheur en ce moment comme un os.

CRÉON

Le tien et le mien, oui, imbécile !

ANTIGONE

Vous me dégoûtez tous, avec votre bonheur ! Avec votre vie qu'il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu'ils trouvent. Et cette petite chance pour tous les jours, si on n'est pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout de suite, -et que ce soit entier- ou alors je refuse ! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d'un petit morceau si j'ai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd'hui et que cela soit aussi beau que quand j'étais petite -ou mourir.

CRÉON

Allez, commence, commence, comme ton père !

ANTIGONE

Comme mon père, oui ! Nous sommes de ceux qui posent les questions jusqu'au bout. Jusqu'à ce qu'il ne reste vraiment plus la plus petite chance d'espoir vivante, la plus petite chance d'espoir à étrangler. Nous sommes de ceux qui lui sautent dessus quand ils le rencontrent, votre espoir, votre cher espoir, votre sale espoir !

CRÉON

Tais-toi ! Si tu te voyais en criant ces mots, tu es laide.

ANTIGONE

Oui, je suis laide ! C'est ignoble, n'est-ce pas, ces cris, ces sursauts, cette lutte de chiffonniers. Papa n'est devenu beau qu'après, quand il a été bien sûr, enfin, qu'il avait tué son père, que c'était bien avec sa mère qu'il avait couché, et que rien , plus rien ne pouvait le sauver. Alors, il s'est calmé tout d'un coup, il a eu comme un sourire, et il est devenu beau. C'était fini. Il n'a plus eu qu'à fermer les yeux pour ne plus vous voir. Ah ! vos têtes, vos pauvres têtes de candidats au bonheur ! C'est vous qui êtes laids, même les plus beaux. Vous avez tous quelque chose de laid au coin de l'oeil ou de la bouche. Tu l'as bien dit tout à l'heure, Créon, la cuisine. Vous avez des têtes de cuisiniers !

CRÉON, lui broie le bras.

Je t'ordonne de te taire maintenant, tu entends ?

ANTIGONE

Tu m'ordonnes, cuisinier ? Tu crois que tu peux m'ordonner quelque chose ?

CRÉON

L'antichambre est pleine de monde. Tu veux donc te perdre ? On va t'entendre.

ANTIGONE

Eh bien, ouvre les portes. Justement, ils vont m'entendre !

CRÉON, qui essaie de lui fermer la bouche de force.

Vas-tu te faire, enfin, bon Dieu ?

ANTIGONE, se débat.

Allons vite, cuisinier ! Appelle tes gardes !

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Agathe

Professeur de langues dans le secondaire, je partage avec vous mes cours de linguistique !