Dès qu'Ismène est sortie, Créon entre par une autre porte avec son page.

CRÉON

Un garde, dis-tu ? Un de ceux qui gardent le cadavre ? Fais-le entrer.

Le garde entre. C'est une brute. Pour le moment, il est vert de peur.

LE GARDE, se présente, au garde à vous.

Garde Jonas, de la Deuxième Compagnie.

CRÉON

Qu'est-ce que tu veux ?

LE GARDE

Voilà, chef. On a tiré au sort pour savoir celui qui viendrait. Et le sort est tombé sur moi. Alors, voilà, chef. Je suis venu parce qu'on a pensé qu'il valait mieux qu'il n'y en ait qu'un qui explique, et puis parce qu'on ne pouvait pas abandonner le poste tous les trois. On est les trois du piquet de garde, chef, autour du cadavre.

CRÉON

Qu'as-tu à me dire ?

LE GARDE

On est trois, chef. Je ne suis pas tout seul. Les autres, c'est Durand et le garde de première classe Boudousse.

CRÉON

Pourquoi n'est-ce pas le première classe qui est venu ?

LE GARDE

N'est-ce pas, chef ? Je l'ai dit tout de suite, moi. C'est le première classe qui doit y aller. Quand il n'y a pas de gradé, c'est le première classe qui est responsable. Mais les autres, ils ont dit non et ils ont voulu tirer au sort. Faut-il que j'aille chercher le première classe, chef ?

CRÉON

Non. Parle, toi, puisque tu es là.

LE GARDE

J'ai dix-sept ans de service. Je suis engagé volontaire, la médaille, deux citations. Je suis bien noté, chef. Moi, je suis "service". Je ne connais que ce qui est commandé. Mes supérieurs, ils disent toujours : « Avec Jonas, on est tranquille. »

CRÉON

C'est bon. Parle. De quoi as-tu peur ?

LE GARDE

Régulièrement, ça aurait dû être le première classe. Moi, je suis proposé première classe, mais je ne suis pas encore promu. Je devais être promu en juin.

CRÉON

Vas-tu parler, enfin ? S'il est arrivé quelque chose, vous êtes tous les trois responsables. Ne cherche plus qui devrait être là.

LE GARDE

Hé bien, voilà, chef : le cadavre… On a veilllé, pourtant ! On avait la relève de deux heures, la plus dure. Vous savez ce que c'est, au moment où la nuit va finir. Ce plomb entre les yeux, la nuque qui tire, et puis toutes ces ombres qui bougent et le brouillard du petit matin qui se lève… Ah ! ils ont bien choisi leur heure !… On était là, on parlait, on battait la semelle… On ne dormait pas, chef, ça, on peut vous le jurer tous les trois qu'on ne dormait pas ! D'ailleurs, avec le froid qu'il faisait… Tout d'un coup, moi je regarde le cadavre… On était à deux pas, mais moi je le regardais de temps en temps tout de même… Je suis comme ça, moi, chef, je suis méticuleux. C'est pour ça que mes supérieurs, ils disent : « Avec Jonas… » (Un geste de Créon l'arrête, il crie soudain.) C'est moi qui l'ai vu le premier, chef ! Les autres vous le diront, c'est moi qui ai donné le premier l'alarme.

CRÉON

L'alarme ? Pourquoi ?

LE GARDE

Le cadavre, chef. Quelqu'un l'avait recouvert. Oh ! pas grand-chose. Ils n'avaient pas eu le temps, avec nous à côté. Seulement un peu de terre… Mais assez tout de même pour le cacher aux vautours.

CRÉON, va à lui.

Tu es sûr que ce n'est pas une bête en grattant ?

LE GARDE

Non, chef. On a d'abord espéré ça, nous aussi. Mais la terre était jetée sur lui. Selon les rites. C'est quelqu'un qui savait ce qu'il faisait.

CRÉON

Qui a osé ? Qui a été assez fou pour braver ma loi ? As-tu relevé des traces ?

LE GARDE

Rien, chef. Rien qu'un pas plus léger qu'un passage d'oiseau. Après, en cherchant mieux, le garde Durand a trouvé plus loin une pelle, une petite pelle d'enfant toute vieille, toute rouillée. On a pensé que ça ne pouvait pas être un enfant qui avait fait le coup. Le première classe l'a gardée tout de même pour l'enquête.

CRÉON, rêve un peu.

Un enfant… L'opposition brisée qui sourd et mine déjà partout. Les amis de Polynice avec leur or bloqué dans Thèbes, les chefs de la plèbe puant l'ail, soudainement alliés aux princes, et les prêtres essayant de pêcher quelque chose au milieu de tout cela... Un enfant ! Ils ont dû penser que ce serait plus touchant. Je le vois d'ici, leur enfant, avec sa gueule de tueur appointé et la petite pelle soigneusement enveloppée dans du papier sous sa veste. A moins qu'ils n'aient dressé un vrai enfant, avec des phrases… Une innocence inestimable pour le parti. Un vrai petit garçon pâle qui crachera devant mes fusils. Un précieux sang bien frais sur mes mains, double aubaine. (Il va à l'homme.) Mais ils ont des complices, et dans ma garde, peut-être. Ecoute bien, toi…

LE GARDE

Chef, on a fait tout ce qu'on devait faire ! Durand s'est assis une demi-heure parce qu'il avait mal aux pieds, mais moi, chef, je suis resté tout le temps debout. Le première classe vous le dira.

CRÉON

A qui avez-vous déjà parlé de cette affaire ?

LE GARDE

A personne, chef. On a tout de suite tiré au sort, et je suis venu.

CRÉON

Ecoute bien. Votre garde est doublée. Renvoyez la relève. Voilà l'ordre. Je ne veux que vous près du cadavre. Et pas un mot. Vous êtes tous coupables d'une négligence, vous serez punis de toute façon, mais si tu parles, si le bruit court dans la ville qu'on a recouvert le cadavre de Polynice, vous mourrez tous les trois.

LE GARDE, gueule.

On n'a pas parlé, chef, je vous le jure ! Mais, moi, j'étais ici, et peut-être que les autres, ils l'ont déjà dit à la relève… (Il sue à grosses gouttes, il bafouille.) Chef, j'ai deux enfants,. Il y en a un qui est tout petit. Vous témoignerez pour moi que j'étais ici, chef, devant le conseil de guerre. J'étais ici, moi, avec vous ! J'ai un témoin ! Si on a parlé, ça sera les autres, ça ne sera pas moi ! J'ai un témoin, moi !

CRÉON

Va vite. Si personne ne sait, tu vivras. (Le garde sort en courant. Créon reste un instant muet. Soudain, il murmure.) Un enfant… (Il a pris le petit page par l'épaule.) Viens, petit. Il faut que nous allions raconter tout cela maintenant… Et puis, la jolie besogne commencera. Tu mourrais, toi, pour moi ? Tu crois que tu irais avec ta petite pelle ? (Le petit le regarde. Il sort avec lui, lui caressant la tête.) Oui, bien sûr, tu irais tout de suite, toi aussi… (On l'entend soupirer encore en sortant.) Un enfant…

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Agathe

Professeur de langues dans le secondaire, je partage avec vous mes cours de linguistique !