Après s'être fait lire Le Mariage de Figaro, Louis XVI se serait écrié: "Cela ne sera jamais joué [...] Cet homme déjoue (= tourne en dérision) tout ce qu'il faut respecter dans un gouvernement"; ainsi s'expliquerait la censure frappant la pièce de Beaumarchais.  Tout au contraire, l'historien Robert Darnton estime que c'est la façon dont elle traite des réalités sexuelles qui aurait été jugée " inappropriée à la scène " et " contraire aux mœurs ". On observera que les deux motifs d'interdiction ne s'excluent pas forcément, mais la difficulté à les départager invite à s'interroger sur l'interférence des thèmes sexuel et politique.  Avant d'aborder cette question, on examinera d'abord l' immoralité supposée de la comédie, puis ses aspects revendicatifs. S'agissant de préciser en quoi réside l'éventuelle immoralité du Mariage de Figaro, faut se souvenir que le XVIIIe siècle est un siècle libertin, et que la pornographie vulgaire ou élégante - fournit une part importante de la production littéraire du temps, sans parler de la peinture. Par ailleurs, les philosophes du siècle des Lumières ont beaucoup prêché la vertu, et ce catéchisme vertueux imprègne le discours officiel sous Louis XVI, comme il imprégnera encore celui de la Révolution: qu'on pense, par exemple, à l'austérité de Robespierre.  On cherchera donc dans Le Mariagece qui a pu servir de prétexte à la censure monarchique pour en interdire la représentation. Beaumarchais écrit dans sa préface qu'il s'était proposé de " ramener au théâtre l'ancienne et franche gaieté ".  C'est à ce type de comique qu'on rattachera la plaisanterie que Fanchette inspire à Bazile.  " Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin […] elle s'emplit " ( I.11 ): gauloiserie ( " gaudriole ", selon le censeur ) mais scabreuse et en tout cas méprisant pour les femmes. Quant au "ton léger de notre plaisanterie actuelle ", selon Beaumarchais c'est le badinage galant du comte Almaviva qui le représente; mais ses sous-entendus frôlent parfois aussi le mauvais goût: ainsi à Suzanne qui proteste contre " l'affreux droit du seigneur ", il réplique: " Qui faisait bien de la peine aux filles" (I.8), laissant entendre par antiphrase qu'au contraire elles en étaient ravies (et peut-être même honorées...) Les premières versions du Mariageont été corrigées par Beaumarchais de leurs aspects ouvertement licencieux ou suggestifs.  Il reste néanmoins dans la version définitive des situations propres à scandaliser les censeurs, non par ce qu'elles montrent mais plutôt par ce qu'elles laissent entendre ou imaginer.  Ainsi l'évocation par Chérubin de l'habillage et du déshabillage de la comtesse par Suzanne avec lui-même en position de voyeur (" ... ah Suzon ! je donnerais...", I-7). Le jeu de cache-cache et de poursuite joué par Suzanne et Chérubin autour du fauteuil à la même scène, les jeux auxquels ce dernier se livre dans "le quartier des femmes": main chaude, colin-maillard (I.10), en dépit de leur apparence enfantine, prennent une connotation un peu trouble à cause de l'ardeur au plaisir dont Beaumarchais a doté le page. L'équivoque s'introduit aussi dans la pièce par la situation oedipienne que constituent aussi bien l'amour de Marceline pour Figaro que les relations de désir réciproques entre la marraine (la comtesse Almaviva) et son filleup- (Chérubin) qui se concrétiseront la nuit suivant la "folle journée" comme on l'apprend par La Mère coupable (II.1). Equivoque également est la scène où Chérubin déguisé en fille trouble et la comtesse et Suzanne par la blancheur de sa peau (II.6), l'effet produit étant redoublé pour le spectateur ou la spectatrice du temps du fait que le rôle était interprété par une actrice.  L'équivoque va dans l'autre sens quand, à la scène 6 de l'acte V, le comte reçoit, de Chérubin, un baiser destiné à la comtesse, d'où ce commentaire satirique d'un pamphlet de 1784 désignant le page comme " greluchon de Madame et mignon du mari ". Signalons pourtant que, chez Molière, dans un jeu de scène bien plus appuyé, on voit un valet, Lubin, caresser et baiser par mégarde, à cause de l'obscurité, la main de son mettre en croyant que c'était celle de Claudine, sa promise ( George Dandin, III-3 ). Ces audaces ( relatives, à nos yeux ) ont pu heurter la sensibilité et la morale bourgeoises pour lesquelles l'amour doit trouver sa finalité dans le mariage, sans pour autant gêner le public de la haute société, infiniment plus libre de moeurs: ainsi le comte d'Artois, frère du roi, pour encourager celui-ci à l'indulgence, disait ne voir que "coucheries' dans la pièce et non une satire politique. Mais, on le sait, les régimes autoritaires peuvent couvrir d'un prétexte moral  la censure des critiques dont ils sont l'objet. Que Le Mariage de Figaro soit critique et revendicatif, Beaumarchais le reconnaît  lui-même dans sa préface: " l'auteur a profité d'une composition légère, ou plutôt a formé son plan de façon à y faire entrer la critique d'une foule d'abus qui désolent la société ".  Reste à mesurer la portée de cette critique. Relevons d'abord les insolences pures tt simples, celles de Figaro, par exemple à la scène 5 de l'acte III: s' il a été long à s'habiller, dit-il au comte, c'est que les domestiques " n'ont point de valets pour les y aider ".  Dans la même scène, assurant qu'il vaut mieux que sa réputation, il ajoute: " y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire autant ? " Suzanne n'est pas en reste, jetant au comte : "Est-ce que les femmes de mon état ont des vapeurs, donc ? C'est un mal de condition, qu'on ne prend que dans les boudoirs" (III.9). Chez Molière, les domestiques souvent ont leur franc-parler, mais l'exemple de Nicole (Le Bourgeois gentilhomme) en montre les limites: elle se moque ouvertement de Monsieur Jourdain, son maître, qui veut jouer à la personne "de qualité", et cela au nom de l'ordre établi qui fixe les conditions sociales. Implicitement, les insolences de Figaro et de Suzanne protestent contre cet ordre, et même s'ils ne veulent ou ne pensent pas à le changer, ceci les constitue en adversaires potentiels des maîtres; cette liberté de ton révèle, sous les complicités occasionnelles (Figaro, le comte) ou même l'affection (Suzanne, la comtesse), un antagonisme latent que l'irritation devant un reproche trop vif ou une remarque trop cynique fait surgir au grand jour. Les institutions sont également critiquées.  La justice est attaquée directement par Figaro: elle est "indulgente aux grands, dure aux petits" (III.5). Elle est aussi caricaturée et ridiculisée tout au long de l'acte III en la personne de Brid' Oison; c'est tout un symbole du fonctionnement de la justice sous l'ancien régime : chargé de " dire le droit ",  il bégaye. La justice royale, c'est-à-dire le privilège exorbitant d'emprisonner sans procès - pour délit d'opinion, par exemple - est l'objet d'une allusion transparente dans le monolo gue de Figaro: " je vois, du fond d'un fiacre, baisser pour moi le pont d'un chàteau-fort, à l'entrée duquel je laisse l'espérance et la liberté " (V-3).  C'est cette " tirade sur les prisons d'Etat ", dit-on, qui irrita le plus Louis XVI et le détermina à interdire la représentation du Mariage. Mais la critique des abus et des privilèges n'est plus tout à fait une nouveauté en 1784 et elle formera le fond des cahiers de doléances en 1789 sans passer pour absolument subversive. Pourtant, dans certains passages, on peut voir le valet se poser en égal et même en concurrent ( et, pourquoi pas, en successeur ) du maître pour remplir les fonctions que le privilège de la naissance réserve à celui-ci.  Figaro ne voit dans la politique telle que l'exercent les Grands que comédie et faire-semblant ( III.5 ) et se déclare capable d'être courtisan aussi bien qu'eux ( II-2 ). Défi plus net encore dans le monologue de l'acte V: " Et vous voulez jouter... ", lance-t-il au comte.  Cette formule et son contexte condensent tout ce qui, au XVIIIe siècle, constitue la valeur que la bourgeoisie oppose à la naissance; le mérite personnel. " Homme assez ordinaire, du reste ", le comte n'a eu à se donner que " la peine de naître ", alors que l'individu, tout aussi ordinaire mais " perdu dans la foule obscure " où " chacun veut courir ", où " arrive qui peut " ( III-5 ), doit " s'évertuer " pour conquérir une place et un nom, ou bien être "repoussé de partout" ( V-3 ), voire "écrasê" (III-5). Le thème, là non plus, n'est pas absolument neuf; chez Molière, le père de Don Juan fait la leçon à son fils débauché dans une phrase très cornélienne, " la naissance n'est rien où la vertu n'est pas ".  Et chez Marivaux, cinquante ans avant Le Mariage, on trouve la formule: " le mérite vaut bien la naissance ". Le débat est donc dans l'air du temps au XVIIIe siècle, mais les propos de Figaro prennent, avec le juron " morbleu ", une brutalité populaire qui préfigure, toutes proportions gardées, la violence verbale de la presse révolutionnaire.  Le critique Sainte-Beuve, d'ailleurs, au XIXe siècle, à propos du monologue de l'acte V ( qu'il trouve déclamatoire et pédant ) rapprochera Figaro de celui qui " montera le premier sur une chaise au jardin du Palais-Royal " ( = Camille Desmoulins ) en juillet 1789 pour appeler aux armes le peuple de Paris. Mais, si Figaro traduit bien les protestations et les aspirations de la " classe montante ", il n'a pas besoin d'appeler à la rébellion pour être subversif, car "si la société se voit et surtout si elle se voit vue, il y a, par le fait même, contestation des valeurs établies et du régime: l'écrivain lui présente son image, il la somme de l'assumer ou de se changer" (Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?) Les deux thèmes, sexuel et politique, ont été examinés séparément, on va maintenant les envisager dans leur complexe Interdépendance, comme l'invite à le, faire le cadre où se déroule l'intrigue: le mariage, les rapports amoureux entre hommes et femmes de conditions différentes. La forme que les sociétés organisées donnent aux rapports sexuels, le mariage, apparaît dans la comédie sous deux aspects : le couple Airnaviva, en train de se dissoudre; Suzanne et Figaro, sur le point de s'unir. C'est le désir du comte qui menace l'un et l'autre couple Mais, à y regarder de près, le désordre que ce désir apporte à l'ordre établi est une infraction tolérée au sein même de cet ordre : le comte peut être Infidèle à son épouse, la réciproque n'est pas permise. Le comte peut jeter son dévolu sur la future épouse de son valet, sans y mettre de façons (11.1), de par son "droit du seigneur"; mais il n'y a pas, là non plus, symétrie et Figaro ne pourrait pas lever son regard sur l'épouse de son maître. Entre maîtres et domestiques, le désir ne peut aller que du maître à la servante. Ainsi, d'une part, le comte use des privilèges de son rang pour satisfaire le désir qu'il éprouve pour Suzanne: "il y a de l'abus, Monsieur le comte", commente Figaro (1.2), et, dans ce propos, le thème politique (l'abus de pouvoir) se mêle au thème sexuel (il veut abuser de Suzanne). D'autre part, la rivalité amoureuse du comte et de Figaro (en tant qu'horn mes) se double de l'opposition des conditions (maître, valet). La première exacerbe les frustrations du valet "repoussé de partout" et, réciproquement, la revendication sociale de Figaro trouve un argument supplémentaire dans l'abus de pouvoir du grand seigneur. La confrontation des maîtres et des valets habituelle dans la comédie tourne à la contestation par ceux-ci de ceux-là. L'intrigue du Mariage de Figaro fait donc du désir amoureux un révélateur des conflits latents, et ceci par sa nature anarchique, aveugle (théoriquement) aux différences de rang. On peut ainsi prêter au désir un pouvoir subversif dans la mesure où il montrerait l'absurdité des hiérarchies et des conventions. C'est dans le personnage de Chérubin qu'est représenté, à l'état chimiquement pur, ce désir anarchique: Chérubin désire aussi bien la comtesse que la camériste; il désire la comtesse sa marraine et, Indifférent aux différences d'âge, désire Marceline qui pourrait être sa mère ("elle est femme !" 1.7). Habillé avec les vêtements de son sexe, il séduit la comtesse et Suzanne, il les séduit encore habillé en fille (11.6). Si l'on revient au cas de Figaro maintenant, il est évident que le seul moyen de rétablir la symétrie par rapport au désir du comte serait de lui prendre sa femme. Audace que l'on trouve réalisée symboliquement dans l'Asinaria de Plaute où l'esclave domine le maître en se mettant à califourchon sur son dos et obtient un baiser de son amante. Ce fantasme de possession se retrouve plus tard dans Germinal de Zola où les mineurs en grève rêvent la révolution comme un "grand rut l... l où les pauvres efffenqueraient les femmes et videraient les caves des riches". L'hypothèse d'une telle réalité n'est présente que fugitivement dans Le Mariage, quand, à la question de Brid' Oison: "Qui~l a donc pris la femme de l'autre ?" Figaro répond: "Aucun n'a eu cette joie-là." Certes, mais nous comprenons, en lisant par exemple le récit des amours à sens unique de Rousseau dans les Confessions, que l'audace de Beaumarchais ne pouvait aller jusque là. Néanmoins la comédie que Figaro joue à Suzanne en feignant de déclarer sa flamme à la comtesse ("Ah ! Madame, je vous adore." V.8), réalise "la contestation ludique des rapports l... l de subordination existant dans la réalité". De la même façon, la comtesse rétablirait la symétrie par rapport au comte en cédant au désir qu'elle éprouve pour Chérubin. Ceci n'arrive pas dans la pièce; mais, à la place, nous voyons la coalition des femmes : la comtesse, Suzanne, Marceline, triompher du comte. Dernier aspect du Mariage où interfèrent le sexuel et le politique. Le "droit" des hommes à déshonorer "les jouets de [leurs] passions" (Marceline, 111.16), le droit de "propriété" qu'Ils s'arrogent sur leurs épouses (le mot est employé deux fois par Beaumarchais dans sa préface à propos de Suzanne) ne s'expliquent que parce que "les plus forts ont fait la loi" (Vaudeville, deuxième couplet). La coalition des femmes l'emporte sur "les plus forts"; par l'intrigue et, par là, elles montrent leur capacité politique: "Nous, les hommes croyons valoir quelque chose en politique, et nous ne sommes que des enfants", reconnaît le comte (11.19). Cette galanterie masculine qui n'implique paj pour autant la défense de la cause des femmes, Figaro en montrera la portée réelle en la réduisant au cliché misogyne de l'éternel féminin : "0 douze ou quinze mille fois spirituelles femelles" (V.8), cliché que Molière déjà avait mis dans la bouche d'un personnage ridicule et odieux de L'Ecole des femmes ("adroite femelle", 1.1). Loin de les séparer, Le Mariage de Figaro montre l'intrication des thèmes du sexe et de la politique et les réunit dans une même revendication - au demeurant., assez mesurée, surtout si on la compare aux utopies délirantes du Marquis de Sade: "Tous les hommes ont l... l un droit de jouissance égal sur toutes les femmes". Quant aux femmes, "je veux que les lois leur permettent de se livrer à autant d'hommes que bon leur semblera". "Il y aura donc des maisons destinées au libertinage des femmes, et, comme celles des hommes sous la protection du gouvernement, là, leur seront fournis tous les individus de l'un et l'autre sexe qu'elles pourront désirer, [...] Il n'y a rien de si barbare et de si ridicule que d'avoir attaché l'honneur et la vertu des femmes à la résistance qu'elles mettent à des désirs qu'elles ont reçus de la nature et qu'échauffent sans cesse ceux qui ont la barbarie de les blâmer." (Français encore un effort si vous voulez être républicains 1795).

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Agathe

Professeur de langues dans le secondaire, je partage avec vous mes cours de linguistique !