Albert Camus, Le premier homme

En y réfléchissant plus tard, Jacques nota ce qui ne l’avait pas frappé d’abord, que sa mère s’habillait un peu plus coquettement, mettait des tabliers de couleur claire et même qu’on lui voyait un soupçon de rouge aux joues. C’était aussi l’époque où les femmes commencèrent à se couper les cheveux, qu’elles portaient longs jusque-là. Jacques d’ailleurs aimait à regarder sa mère ou sa grand-mère quand elles procédaient à la cérémonie de leur coiffure. Une serviette sur les épaules, la bouche pleine d’épingle, elles peignaient longuement les longs cheveux blancs ou bruns, puis les relevaient, tiraient des bandeaux plats très serrés jusqu’au chignon sur la nuque, qu’elles criblaient alors d’épingles, retirées une à une de leur bouche, aux lèvres écartées et aux dents serrées et plantées une à une dans l’épaisse masse du chignon. La nouvelle mode paraissait à la fois ridicule et coupable à la grand-mère qui, sous-estimant la force réelle de la mode, assurait sans se soucier de la logique que seules les femmes qui «faisaient la vie» consentiraient à se ridiculiser ainsi. La mère de Jacques se l’était tenu pour dit, et pourtant, un an après, à peu près à l’époque des visites d’Antoine, elle était rentrée, un soir, les cheveux coupés, rajeunie et fraîche, et déclarant avec une fausse gaieté derrière laquelle perçait l’inquiétude qu’elle avait voulu faire une surprise.
C’était une surprise pour la grand-mère, en effet, qui, la toisant et contemplant l’irrémédiable désastre, s’était borné à lui dire, devant son fils, que maintenant elle avait l’air d’une putain. Puis elle s’était retournée dans la cuisine. Catherine Cormery avait cessé de sourire, et toute la misère et la lassitude du monde s’étaient peintes sur son visage. Puis elle avait rencontré le regard fixe de son fils, avait essayé de sourire encore, mais ses lèvres tremblaient et elle s’était précipitée en pleurant dans sa chambre, sur le lit qui restait le seul abri de son repos, de sa solitude et de ses chagrins. Jacques, interdit, s’était approché d’elle. Elle avait enfoui son visage dans l’oreiller, les boucles courtes qui découvraient la nuque et le dos maigre secoués de sanglots. «Maman, maman», avait dit Jacques en la touchant timidement de la main. «Tu es très belle comme ça.» Mais elle n’avait pas entendu et, de sa main, lui avait demandé de la laisser. Il avait reculé jusqu’au pas de la porte et lui aussi, appuyé contre le chambranle, s’était mis à pleurer d’impuissance et d’amour.

 

Réponse de notre équipe pédagogique :

I. Regard du petit garçon sur les femmes

Le paragraphe est écrit du point de vue de Jacques. Parfois le style y est enfantin (« et même qu’on lui voyait…).

Verbes qui soulignent l’acte d’observation, le regard, le souci du détail. (noter, frapper, regarder)

Noter aussi que le regard de Jacques est emprunt d’une forte affectivité pour sa mère et d’une curiosité toute enfantine pour les femmes : il « aimait à regarder sa mère ou sa grand mère»… Les gestes peuvent paraître futiles mais ils sont chargés de toute une symbolique pour l’enfant qui les observe.

Il y a de la sensualité dans les gestes féminins, ce qui n’échappe pas au regard de Jacques. C’est comme un moment d’intimité dévoilé au lecteur. Le vocabulaire est explicite : « … retirées une à une de leur bouche, aux lèvres écartées… ». L’univers féminin est fait de gestes lents et cérémonieux. Jacques y assiste en silence. Il y a dans ce paragraphe deux mondes qui se rencontrent : celui des femmes (mère + grand mère unies par les mêmes gestes) et celui de l’enfance. Plus tard, ces deux mondes seront séparés lorsque l’enfant deviendra adulte. Il y a donc une pointe de mélancolie dans ces premières lignes.

II. Conflit de génération : vitalité contre vieillesse

L’univers unifié de la mère et de la grand mère éclate : la mode est un terrain sur lequel les générations ne peuvent s’entendre. Là encore, le point de vue de l’enfant est important : lorsque la grand mère conspue la mode elle le fait sans souci de la logique et c’est d’abord ce qui frappe Jacques qui ne fait pas encore la différence entre ce qui vient de la raison et ce qui vient des mœurs, des usages (cette indistinction est propre au monde de l’enfance). Pour lui, toutes les femmes sont belles lorsqu’elles sont à la mode. Même les pires d’entre elles, les prostituées, deviennent des « femmes qui font la vie ». Or la vie est associée au mouvement, à ce qui bouge, ce qui ne stagne pas : la mode par exemple. La grand mère représente la mort, le silence, l’immobilité. Le contraire de la vie.

La grand mère mortifère ne peut rien contre la force de la mode : la mère finit par rentrer un soir avec une nouvelle coupe de cheveux. Noter les adjectifs ou les noms qui rappellent la vitalité, la jeunesse : rajeunie, fraîche, gaieté…

La fin du paragraphe est plus grave car elle décrit le point de vue de la grand mère : les femmes qui font la vie sont clairement désignées comme des « putains » et la nouvelle coupe de cheveux est un « désastre irrémédiable ». La gravité s’oppose à la légèreté, à la vie, à l’insouciance. On comprend déjà que Jacques est bien plus proche de sa mère que de sa grand-mère.

III. Amour transfiguré dans les yeux du fils

La vie vient de recevoir un coup mortel. Plus question de fraîcheur ni de gaieté : les sourires cessent pour laisser place à « la misère et la lassitude du monde ». On a l’impression que la véritable nature du monde, son essence est non pas la beauté ou la légèreté, mais le grave, le noir, la finitude, le malheur. La mère de Jacques était artificiellement joyeuse. La mode la fait échapper un moment à la douleur de vivre.

Cette douleur est réelle : le lit de la mère n’est pas le lieu de l’amour mais celui du « repos » de la « solitude » et des « chagrins ». C’est une femme seule.
La nouvelle coupe de cheveux devient presque ridicule : on voit une nuque découverte, un dos maigre. Il n’est plus question de beauté.

Et pourtant, lorsque la scène est vue par les yeux de jacques, de l’enfant, elle prend un éclairage tout à fait différent : l’amour qu’il porte à sa mère la rend, à ses yeux, encore plus belle dans le malheur. « maman, maman, tu es très belle comme ça ».
Paroles touchantes car spontanées et naïves. Mais triste aussi car on ne reste pas toujours un enfant et la beauté qu’on perçoit à cet âge finit par disparaître complètement.

Le monde des adultes semble opposé à celui de l’enfance. La mère repousse son fils qui lui dit pourtant qu’il l’aime et qu’elle est belle. Pourquoi ? Car le fils a une vision faussée de la vie, de sa dureté, de ce qu’est l’amour. L’amour filial n’est pas l’amour d’un homme adulte pour une femme adulte, il est lourd d’une autre charge affective.
Jacques est donc impuissant dans le monde des adultes malgré la force avec laquelle il aime sa mère. (noter la dernière phrase du texte).

Conclusion

Texte initiatique : comment un enfant découvre l’univers féminin, comment il découvre les deux grandes puissances opposées que sont la mort et la vie ou la mort et l’amour, comment il découvre que l’enfance est un paradis où tout est amour et beauté même au-delà des apparences.

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Agathe

Professeur de langues dans le secondaire, je partage avec vous mes cours de linguistique !