Émile n’apprendra jamais rien par cœur, pas même des fables, pas même
celles de la Fontaine, toutes naïves, toutes charmantes qu’elles sont ;
car les mots des fables ne sont pas plus les fables que les mots de
l’histoire ne sont l’histoire. Comment peut-on s’aveugler assez pour
appeler les fables la morale des enfants, sans songer que l’apologue,
en les amusant, les abuse ; que, séduits par le mensonge, ils laissent
échapper la vérité, et que ce qu’on fait pour leur rendre l’instruction
agréable les empêche d’en profiter ? Les fables peuvent instruire les
hommes ; mais il faut dire la vérité nue aux enfants : sitôt qu’on la
couvre d’un voile, ils ne se donnent plus la peine de le lever.

On
fait apprendre les fables de la Fontaine à tous les enfants, et il n’y
en a pas un seul qui les entende. Quand ils les entendraient, ce serait
encore pis ; car la morale en est tellement mêlée et si
disproportionnée à leur âge, qu’elle les porterait plus au vice qu’à la
vertu. Ce sont encore là, direz-vous, des paradoxes. Soit ; mais voyons
si ce sont des vérités.

Je dis qu’un enfant n’entend point les
fables qu’on lui fait apprendre, parce que quelque effort qu’on fasse
pour les rendre simples, l’instruction qu’on en veut tirer force d’y
faire entrer des idées qu’il ne peut saisir, et que le tour même de la
poésie, en les lui rendant plus faciles à retenir, les lui rend plus
difficiles à concevoir, en sorte qu’on achète l’agrément aux dépens de
la clarté.

[...]

Passons maintenant à la morale. Je demande si
c’est à des enfants de dix ans qu’il faut apprendre qu’il y a des
hommes qui flattent et mentent pour leur profit ? On pourrait tout au
plus leur apprendre qu’il y a des railleurs qui persiflent les petits
garçons, et se moquent en secret de leur sotte vanité ; mais le fromage
gâte tout ; on leur apprend moins à ne pas le laisser tomber de leur
bec qu’à le faire tomber du bec d’un autre. C’est ici mon second
paradoxe, et ce n’est pas le moins important.

Suivez les enfants
apprenant leurs fables, et vous verrez que, quand ils sont en état d’en
faire l’application, ils en font presque toujours une contraire à
l’intention de l’auteur, et qu’au lieu de s’observer sur le défaut dont
on les veut guérir ou préserver, ils penchent à aimer le vice avec
lequel on tire parti des défauts des autres. Dans la fable précédente,
les enfants se moquent du corbeau, mais ils s’affectionnent tous au
renard ; dans la fable qui suit, vous croyez leur donner la cigale pour
exemple ; et point du tout, c’est la fourmi qu’ils choisiront. On
n’aime point à s’humilier : ils prendront toujours le beau rôle ; c’est
le choix de l’amour-propre, c’est un choix très naturel. Or, quelle
horrible leçon pour l’enfance ! Le plus odieux de tous les montres
serait un enfant avare et dur, qui saurait ce qu’on lui demande et ce
qu’il refuse. La fourmi fait plus encore, elle lui apprend à railler
dans ses refus.

Dans toutes les fables où le lion est un des
personnages, comme c’est d’ordinaire le plus brillant, l’enfant ne
manque point de se faire lion ; et quand il préside à quelque partage,
bien instruit par son modèle, il a grand soin de s’emparer de tout.
Mais, quand le moucheron terrasse le lion, c’est une autre affaire ;
alors l’enfant n’est plus lion, il est moucheron. Il apprend à tuer un
jour à coups d’aiguillon ceux qu’il n’oserait attaquer de pied ferme.

Dans
la fable du loup maigre et du chien gras, au lieu d’une leçon de
modération qu’on prétend lui donner, il en prend une de licence. Je
n’oublierai jamais d’avoir vu beaucoup pleurer une petite fille qu’on
avait désolée avec cette fable, tout en lui prêchant toujours la
docilité. On eut peine à savoir la cause de ses pleurs ; on la sut
enfin. La pauvre enfant s’ennuyait d’être à la chaîne, elle se sentait
le cou pelé ; elle pleurait de n’être pas loup.

Ainsi donc la
morale de la première fable citée est pour l’enfant une leçon de la
plus basse flatterie ; celle de la seconde, une leçon d’inhumanité ;
celle de la troisième, une leçon d’injustice ; celle de la quatrième,
une leçon de satire ; celle de la cinquième, une leçon d’indépendance.
Cette dernière leçon, pour être superflue à mon élève, n’en est pas
plus convenable aux vôtres. Quand vous leur donnez des préceptes qui se
contredisent, quel fruit espérez-vous de vos soins ? Mais peut-être, à
cela près, toute cette morale qui me sert d’objection contre les fables
fournit-elle autant de raisons de les conserver. Il faut une morale en
paroles et une en actions dans la société, et ces deux morales ne se
ressemblent point. La première est dans le catéchisme, où on la laisse
; l’autre est dans les fables de la Fontaine pour les enfants, et dans
ses contes pour les mères. Le même auteur suffit à tout.

Composons,
monsieur de la Fontaine. Je promets, quant à moi, de vous lire avec
choix, de vous aimer, de m’instruire dans vos fables ; car j’espère ne
pas me tromper sur leur objet ; mais, pour mon élève, permettez que je
ne lui en laisse pas étudier une seule jusqu’à ce que vous m’ayez
prouvé qu’il est bon pour lui d’apprendre des choses dont il ne
comprendra pas le quart ; que, dans celles qu’il pourra comprendre, il
ne prendra jamais le change, et qu’au lieu de se corriger sur la dupe,
il ne se formera pas sur le fripon.

Extrait de Rousseau, Émile ou de l'éducation

Rousseau condamne la lecture de la fable. Pour lui, ce sont une école de vice. La séduction qu'exerce la fiction écarte de la vérité. Les dimensions plaisantes et édifiantes ne sont pas conciliables.

Il distingue la portée des fables en fonction de l'âge : il en condamne la lecture chez les enfants. Ils n'ont pas accès à la portée morale de la fable. La séduction nuit à la clarté de la morale. Autre problème : la morale qui se dégage des fables n'est pas adaptée aux enfants, car elle renvoie à une image réaliste du monde qui peut aller à l'encontre de certaines valeurs ( Exemple : le plus fort qui domine sur les plus faibles ). Les personnages séduisants pour les enfants ne sont pas les plus vertueux, mais les plus malins.

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Agathe

Professeur de langues dans le secondaire, je partage avec vous mes cours de linguistique !