I

Préparatifs de voyage

    Monsieur Patissot, né à Paris, après avoir fait, comme beaucoup
d'autres, de mauvaises études au collège Henri IV, était entré dans un
ministère par la protection d'une de ses tantes, qui tenait un débit de
tabac où s'approvisionnait un chef de division.
Il avança très lentement et serait peut-être mort commis de
quatrième classe, sans le paterne hasard qui dirige parfois nos
destinées.
Il a aujourd'hui cinquante-deux ans, et c'est à cet âge seulement
qu'il commence à parcourir, en touriste, toute cette partie de la
France qui s'étend entre les fortifications et la province.
L'histoire de son avancement peut être utile à beaucoup d'employés,
comme le récit de ses promenades servira sans doute à beaucoup de
Parisiens qui les prendront pour itinéraires de leurs propres
excursions, et sauront, par son exemple, éviter certaines mésaventures
qui lui sont advenues.
M. Patissot, en 1854, ne touchait encore que 1.800 francs. Par un
effet singulier de sa nature, il déplaisait à tous ses chefs, qui le
laissaient languir dans l'attente éternelle et désespérée de
l'augmentation, cet idéal de l'employé.
Il travaillait pourtant ; mais il ne savait pas le faire valoir :
et puis il était trop fier, disait-il. Et puis sa fierté consistait à
ne jamais saluer ses supérieurs d'une façon vile et obséquieuse, comme
le faisaient, à son avis, certains de ses collègues qu'il ne voulait
pas nommer. Il ajoutait encore que sa franchise gênait bien des gens,
car il s'élevait, comme tous les autres d'ailleurs, contre les
passe-droits, les injustices, les tours de faveur donnés à des
inconnus, étrangers à la bureaucratie. Mais sa voix indignée ne passait
jamais la porte de la case où il besognait, selon son mot : "Je
besogne... dans les deux sens, monsieur".
Comme employé d'abord, comme Français ensuite, comme homme d'ordre
enfin, il se ralliait, par principe, à tout gouvernement établi, étant
fanatique du pouvoir... autre que celui des chefs.
Chaque fois qu'il en trouvait l'occasion, il se postait sur le
passage de l'empereur afin d'avoir l'honneur de se découvrir : et il
s'en allait tout orgueilleux d'avoir salué le chef de l'État.
A force de contempler le souverain, il fit comme beaucoup : il
l'imita dans la coupe de sa barbe, l'arrangement de ses cheveux, la
forme de sa redingote, sa démarche, son geste - combien d'hommes, dans
chaque pays, semblent des portraits du prince ! - Il avait peut-être
une vague ressemblance avec Napoléon III, mais ses cheveux étaient
noirs - il les teignit. Alors la similitude fut absolue ; et, quand il
rencontrait dans la rue un autre monsieur représentant aussi la figure
impériale, il en était jaloux et le regardait dédaigneusement. Ce
besoin d'imitation devint bientôt son idée fixe, et, ayant entendu un
huissier des Tuileries contrefaire la voix de l'empereur, il en prit à
son tour les intonations et la lenteur calculée.
Il devint aussi tellement pareil à son modèle qu'on les aurait
confondus, et des gens au ministère, des hauts fonctionnaires,
murmuraient, trouvant la chose inconvenante, grossière même ; on en
parla au ministre, qui manda cet employé devant lui. Mais, à sa vue, il
se mit à rire, et répéta deux ou trois fois : "C'est drôle, vraiment
drôle !" On l'entendit, et le lendemain, le supérieur direct de
Patissot proposa son subordonné pour un avancement de trois cents
francs, qu'il obtint immédiatement.
Depuis lors, il marcha d'une façon régulière, grâce à cette faculté
simiesque d'imitation. Même une inquiétude vague, comme le
pressentiment d'une haute fortune suspendue sur sa tête, gagnait ses
chefs, qui lui parlaient avec déférence.
Mais quand la République arriva, ce fut un désastre pour lui. Il se
sentit noyé, fini, et, perdant la tête, cessa de se teindre, se rasa
complètement et fit couper ses cheveux courts, obtenant ainsi un aspect
paterne et doux fort peu compromettant.
Alors, les chefs se vengèrent de la longue intimidation qu'il avait
exercée sur eux, et, devenant tous républicains par instinct de
conservation, ils le persécutèrent dans ses gratifications et
entravèrent son avancement. Lui aussi changea d'opinion ; mais la
République n'étant pas un personnage palpable et vivant à qui l'on peut
ressembler, et les présidents se suivant avec rapidité, il se trouva
plongé dans le plus cruel embarras, dans une détresse épouvantable,
arrêté dans tous ses besoins d'imitation, après l'insuccès d'une
tentative vers son idéal dernier : M. Thiers.
Mais il lui fallait une manifestation nouvelle de sa personnalité.
Il chercha longtemps ; puis, un matin, il se présenta au bureau avec un
chapeau neuf qui portait comme cocarde, au côté droit, une très petite
rosette tricolore. Ses collègues furent stupéfaits ; on en rit toute la
journée, et le lendemain encore, et la semaine, et le mois. Mais la
gravité de son attitude à la fin les déconcerta ; et les chefs encore
une fois furent inquiets. Quel mystère cachait ce signe ? Était-ce une
simple affirmation de patriotisme ? - ou le témoignage de son
ralliement à la République ? - ou peut être la marque secrète de
quelque affiliation puissante ? - Mais alors, pour la porter si
obstinément, il fallait être bien assuré d'une protection occulte et
formidable. Dans tous les cas il était sage de se tenir sur ses gardes,
d'autant plus que son imperturbable sang-froid devant toutes les
plaisanteries augmentait encore les inquiétudes. On le ménagea
derechef, et son courage à la Gribouille le sauva, car il fut enfin
nommé commis principal, le 1er janvier 1880.
Toute sa vie avait été sédentaire. Resté garçon par amour du repos
et de la tranquillité, il exécrait le mouvement et le bruit. Ses
dimanches étaient généralement passés à lire des romans d'aventures et
à régler avec soin des transparents qu'il offrait ensuite à ses
collègues. Il n'avait pris, en son existence, que trois congés, de huit
jours chacun, pour déménager. Mais quelquefois, aux grandes fêtes, il
partait par un train de plaisir à destination de Dieppe ou du Havre,
afin d'élever son âme au spectacle imposant de la mer.
Il était plein de ce bon sens qui confine à la bêtise. Il vivait
depuis longtemps tranquille, avec économie, tempérant par prudence,
chaste d'ailleurs par tempérament, quand une inquiétude horrible
l'envahit. Dans la rue, un soir, tout à coup, un étourdissement le prit
qui lui fit craindre une attaque. S'étant transporté chez un médecin,
il en obtint, moyennant cent sous, cette ordonnance :

    "M. X..., cinquante-deux ans, célibataire,
employé. - Nature sanguine, menace de congestion. - Lotions d'eau
froide, nourriture modérée, beaucoup d'exercice.

"Montellier, D.M.P."

    Patissot fut atterré, et pendant un mois, dans son bureau, il garda
tout le jour, autour du front, sa serviette mouillée, roulée en manière
de turban, tandis que des gouttes d'eau, sans cesse, tombaient sur ses
expéditions, qu'il lui fallait recommencer. Il relisait à tout instant
l'ordonnance, avec l'espoir, sans doute, d'y trouver un sens inaperçu,
de pénétrer la pensée secrète du médecin, et de découvrir aussi quel
exercice favorable pourrait bien le mettre à l'abri de l'apoplexie.
Alors il consulta ses amis, en leur exhibant le funeste papier.
L'un d'eux lui conseilla la boxe. Il s'enquit aussitôt d'un professeur
et reçut, dès le premier jour, sur le nez, un coup de poing droit qui
le détacha à jamais de ce divertissement salutaire. La canne le fit
râler d'essoufflement, et il fut si bien courbaturé par l'escrime,
qu'il en demeura deux nuits sans dormir. Alors il eut une illumination.
C'était de visiter à pied, chaque dimanche, les environs de Paris et
même certaines parties de la capitale qu'il ne connaissait pas.
Son équipement pour ces voyages occupa son esprit pendant toute une
semaine, et le dimanche, trentième jour de mai, il commença les
préparatifs.
Après avoir lu toutes les réclames les plus baroques, que de
pauvres diables, borgnes ou boiteux, distribuent au coin des rues avec
importunité, il se rendit dans les magasins avec la simple intention de
voir, se réservant d'acheter plus tard.
Il visita d'abord l'établissement d'un bottier soi-disant
américain, demandant qu'on lui montrât de forts souliers pour voyages !
On lui exhiba des espèces d'appareils blindés en cuivre comme des
navires de guerre, hérissés de pointes comme une herse de fer, et qu'on
lui affirma être confectionnés en cuir de bison des Montagnes
Rocheuses. Il fut tellement enthousiasmé qu'il en aurait volontiers
acheté deux paires. Une seule lui suffisait cependant. Il s'en
contenta ; et il partit, la portant sous son bras, qui fut bientôt tout
engourdi.
Il se procura un pantalon de fatigue en velours à côtes, comme ceux
des ouvriers charpentiers ; puis des guêtres de toile à voile passées à
l'huile et montant jusqu'aux genoux.
Il lui fallut encore un sac de soldat pour ses provisions, une
lunette marine afin de reconnaître les villages éloignés, pendus aux
flancs des coteaux ; enfin une carte de l'état-major qui lui
permettrait de se diriger sans demander sa route aux paysans courbés au
milieu des champs.
Puis, pour supporter plus facilement la chaleur, il se résolut à
acquérir un léger vêtement d'alpaga que la célèbre maison Raminau
livrait en première qualité, suivant ses annonces, pour la modique
somme de six francs cinquante centimes.
Il se rendit dans cet établissement, et un grand jeune homme
distingué, avec une chevelure entretenue à la Capoul, des ongles roses
comme ceux des dames, et un sourire toujours aimable, lui fit voir le
vêtement demandé. Il ne répondait pas à la magnificence de l'annonce.
Alors Patissot hésitant, interrogea : "Mais enfin, monsieur, est-ce
d'un bon usage ?" - L'autre détourna les yeux avec un embarras bien
joué comme un honnête homme qui ne veut pas tromper la confiance d'un
client, et, baissant le ton d'un air hésitant : "Mon Dieu, monsieur,
vous comprenez que pour six francs cinquante on ne peut pas livrer un
article pareil à celui-ci, par exemple..." Et il prit un veston
sensiblement mieux que le premier. Après l'avoir examiné, Patissot
s'informa du prix. - "Douze francs cinquante." C'était tentant. Mais,
avant de se décider, il interrogea de nouveau le grand jeune homme, qui
le regardait fixement, en observateur. - "Et... c'est très bon cela ?
vous le garantissez ?" - "Oh ! certainement, monsieur, c'est excellent
et souple ! Il ne faudrait pas, bien entendu, qu'il fût mouillé ! Oh !
pour être bon, c'est bon ; mais vous comprenez bien qu'il y a
marchandise et marchandise. Pour le prix, c'est parfait. Douze francs
cinquante, songez donc, ce n'est rien. Il est bien certain qu'une
jaquette de vingt-cinq francs vaudra mieux. Pour vingt-cinq francs,
vous avez tout ce qu'il y a de supérieur ; aussi fort que le drap, plus
durable même. Quand il a plu, un coup de fer la remet à neuf. Cela ne
change jamais de couleur, ne rougit pas au soleil. C'est en même temps
plus chaud et plus léger." Et il déployait sa marchandise, faisait
miroiter l'étoffe, la froissait, la secouait, la tendait pour faire
valoir l'excellence de la qualité. Il parlait interminablement, avec
conviction, dissipant les hésitations par le geste et par la rhétorique.
Patissot fut convaincu, il acheta. L'aimable vendeur ficela le
paquet, parlant encore, et devant la caisse, près de la porte, il
continuait à vanter avec emphase la valeur de l'acquisition. Quand elle
fut payée, il se tut soudain ; salua d'un "Au plaisir, Monsieur"
qu'accompagnait un sourire d'homme supérieur, et tenant le vantail
ouvert, il regardait partir son client, qui tâchait en vain de le
saluer, ses deux mains étant chargées de paquets.
M. Patissot, rentré chez lui, étudia avec soin son premier
itinéraire et voulut essayer ses souliers, dont les garnitures ferrées
faisaient des sortes de patins. Il glissa sur le plancher, tomba et se
promit de faire attention. Puis il étendit sur des chaises toutes ses
emplettes, qu'il considéra longtemps, et il s'endormit avec cette
pensée : "C'est étrange que je n'aie pas songé plus tôt à faire des
excursions à la campagne !"

Où trouver des cours de français ?

II

Première sortie

    M. Patissot travailla mal, toute la semaine, à son ministère. Il
rêvait à l'excursion projetée pour le dimanche suivant, et un grand
désir de campagne lui était venu tout à coup, un besoin de s'attendrir
devant les arbres, cette soif d'idéal champêtre qui hante au printemps
les Parisiens.

    Il se coucha le samedi de bonne heure, et dès le jour il fut debout.
Sa fenêtre donnait sur une cour étroite et sombre, une sorte de
cheminée où montaient sans cesse toutes les puanteurs des ménages
pauvres. Il leva les yeux aussitôt vers le petit carré de ciel qui
apparaissait entre les toits, et il aperçut un morceau de bleu foncé,
plein de soleil déjà, traversé sans cesse par des vols d'hirondelles
qu'on ne pouvait suivre qu'une seconde. Il se dit que, de là-haut,
elles devraient découvrir la campagne lointaine, la verdure des coteaux
boisés, tout un déploiement d'horizons.
Alors une envie désordonnée lui vint de se perdre dans la fraîcheur
des feuilles. Il s'habilla bien vite, chaussa ses formidables souliers
et demeura très longtemps à sangler ses guêtres dont il n'avait point
l'habitude. Après avoir chargé sur le dos son sac bourré de viande, de
fromages et de bouteilles de vin (car l'exercice assurément lui
creuserait l'estomac), il partit, sa canne à la main.
Il prit un pas de marche bien rythmé (celui des chasseurs,
pensait-il), en sifflotant des airs gaillards qui rendaient plus légère
son allure. Des gens se retournaient pour le voir, un chien jappa ; un
cocher, en passant, lui cria : "Bon voyage, monsieur Dumolet !" Mais
lui s'en fichait carrément, et il allait sans se retourner, toujours
plus vite, faisant, d'un air crâne, le moulinet avec sa canne.
La ville s'éveillait joyeuse, dans la chaleur et la lumière d'une
belle journée de printemps. Les façades des maisons luisaient, les
serins chantaient dans leurs cages, et une gaieté courait les rues,
éclairait les visages, mettait un rire partout, comme un contentement
des choses sous le clair soleil levant.

    Il gagnait la Seine pour prendre l'Hirondelle
qui le déposerait à Saint-Cloud et, au milieu de l'ahurissement des
passants, il suivit la rue de la Chaussée-d'Antin, le boulevard, la rue
Royale, se comparant mentalement au Juif Errant. En remontant sur le
trottoir, les armatures ferrées de ses chaussures encore une fois
glissèrent sur le granit, et lourdement, il s'abattit, avec un bruit
terrible dans son sac. Des passants le relevèrent, et il se remit en
marche plus doucement, jusqu'à la Seine où il attendit une Hirondelle.
Là-bas, très loin, sous les ponts, il la vit apparaître, toute
petite d'abord, puis plus grosse, grandissant toujours, et elle prenait
en son esprit des allures de paquebot, comme s'il allait partir pour un
long voyage, passer les mers, voir des peuples nouveaux et des choses
inconnues. Elle accosta et il prit place. Des gens endimanchés étaient
déjà dessus, avec des toilettes voyantes, des rubans de chapeau
éclatants et de grosses figures écarlates. Patissot se plaça, tout à
l'avant, debout, les jambes écartées à la façon des matelots, pour
faire croire qu'il avait beaucoup navigué. Mais, comme il redoutait les
petits remous des Mouches, il s'arc-boutait sur sa canne, afin de bien maintenir son équilibre.
Après la station du Point-du-Jour, la rivière s'élargissait,
tranquille sous la lumière éclatante ; puis, lorsqu'on eut passé entre
deux îles, le bateau suivit un coteau tournant dont la verdure était
pleine de maisons blanches. Une voix annonça le Bas-Meudon, puis
Sèvres, enfin Saint-Cloud, et Patissot descendit.

    Aussitôt sur le quai, il ouvrit sa carte de l'état-major, pour ne commettre aucune erreur.
C'était, du reste, très clair. Il allait par ce chemin trouver la
Celle, tourner à gauche, obliquer un peu à droite, et gagner, par cette
route, Versailles dont il visiterait le parc avant dîner.
Le chemin montait et Patissot soufflait, écrasé sous le sac, les
jambes meurtries par ses guêtres, et traînant dans la poussière ses
gros souliers, plus lourds que des boulets. Tout à coup, il s'arrêta
avec un geste de désespoir. Dans la précipitation de son départ, il
avait oublié sa lunette marine.
Enfin, voici les bois. Alors, malgré l'effroyable chaleur, malgré
la sueur qui lui coulait du front, et le poids de son harnachement, et
les soubresauts de son sac, il courut, ou plutôt il trotta vers la
verdure, avec de petits bonds, comme les vieux chevaux poussifs.
Il entra sous l'ombre, dans une fraîcheur délicieuse, et un
attendrissement le prit devant les multitudes de petites fleurs
diverses, jaunes, rouges, bleues, violettes, fines, mignonnes, montées
sur de longs fils, épanouies le long des fossés. Des insectes de toutes
couleurs, de toutes les formes trapus, allongés, extraordinaires de
construction, des monstres effroyables et microscopiques, faisaient
péniblement des ascensions de brins d'herbe qui ployaient sous leurs
poids. Et Patissot admira sincèrement la création. Mais, comme il était
exténué, il s'assit.
Alors il voulut manger. Une stupeur le prit devant l'intérieur de
son sac. Une des bouteilles s'était cassée, dans sa chute assurément,
et le liquide, retenu par l'imperméable toile cirée, avait fait une
soupe au vin de ses nombreuses provisions.
Il mangea cependant une tranche de gigot bien essuyée, un morceau
de jambon, des croûtes de pain ramollies et rouges, en se désaltérant
avec du bordeaux fermenté, couvert d'une écume rose désagréable à
l'oeil.

    Et, quand il se fut reposé plusieurs heures, après avoir de nouveau consulté sa carte, il repartit.
Au bout de quelque temps, il se trouva dans un carrefour que rien
ne faisait prévoir. Il regarda le soleil, tâcha de s'orienter,
réfléchit, étudia longtemps toutes les petites lignes croisées qui, sur
le papier, figuraient des routes, et se convainquit bientôt qu'il était
absolument égaré.
Devant lui s'ouvrait une ravissante allée dont le feuillage un peu
grêle laissait pleuvoir partout, sur le sol, des gouttes de soleil qui
illuminaient des marguerites blanches cachées dans les herbes. Elle
était allongée interminablement, et vide, et calme. Seul, un gros
frelon solitaire et bourdonnant la suivait, s'arrêtant parfois sur une
fleur qu'il inclinait, et repartait presque aussitôt pour se reposer
encore un peu plus loin. Son corps énorme semblait en velours brun rayé
de jaune, porté par des ailes transparentes, et démesurément petites.
Patissot l'observait avec un profond intérêt, quand quelque chose remua
sous ses pieds. Il eut peur d'abord, et sauta de côté ; puis, se
penchant avec précaution, il aperçut une grenouille, grosse comme une
noisette, qui faisait des bonds énormes.
Il se baissa pour la prendre, mais elle lui glissa dans les mains.
Alors, avec des précautions infinies, il se traîna vers elle, sur les
genoux, avançant tout doucement, tandis que son sac, sur son dos,
semblait une carapace énorme et lui donnait l'air d'une grosse tortue
en marche. Quand il fut près de l'endroit où la bestiole s'était
arrêtée, il prit ses mesures, jeta ses deux mains en avant, tomba le
nez dans le gazon, se releva avec deux poignées de terre et point de
grenouille. Il eut beau chercher, il ne la retrouva pas.
Dès qu'il se fut remis debout, il aperçut là-bas très loin, deux
personnes qui venaient vers lui en faisant des signes. Une femme
agitait son ombrelle, et un homme, en manches de chemise, portait sa
redingote sur son bras. Puis la femme se mit à courir, appelant :
"Monsieur ! monsieur !" Il s'essuya le front et répondit : "Madame ! -
Monsieur, nous sommes perdus, tout à fait perdus !" Une pudeur
l'empêcha de faire le même aveu et il affirma gravement : "Vous êtes
sur la route de Versailles. - Comment, sur la route de Versailles ?
mais nous allons à Rueil." Il se troubla, puis répondit néanmoins
effrontément : "Madame, je vais vous montrer, avec ma carte
d'état-major, que vous êtes bien sur la route de Versailles." Le mari
s'approchait. Il avait un aspect éperdu, désespéré. La femme, jeune,
jolie, une brunette énergique, s'emporta, dès qu'il fut près d'elle :
"Viens voir ce que tu as fait : nous sommes à Versailles, maintenant.
Tiens, regarde la carte d'état-major que Monsieur aura la bonté de te
montrer. Sauras-tu lire, seulement ? Mon Dieu, mon Dieu ! comme il y a
des gens stupides ! Je t'avais dit pourtant de prendre à droite, mais
tu n'a pas voulu ; tu crois toujours tout savoir." Le pauvre garçon
semblait désolé. Il répondit : "Mais, ma bonne amie, c'est toi..." Elle
ne le laissa pas achever, et lui reprocha toute sa vie, depuis leur
mariage, jusqu'à l'heure présente. Lui, tournait des yeux lamentables
vers les taillis, dont il semblait vouloir pénétrer la profondeur et,
de temps en temps, comme pris de folie, il poussait un cri perçant,
quelque chose comme "tiiit" qui ne semblait nullement étonner sa femme,
mais qui emplissait Patissot de stupéfaction.
La jeune dame, tout à coup, se tournant vers l'employé avec un
sourire : "Si Monsieur veut bien le permettre, nous ferons route avec
lui pour ne pas nous égarer de nouveau et nous exposer à coucher dans
le bois." Ne pouvant refuser, il s'inclina, le coeur torturé
d'inquiétudes, et ne sachant où il allait les conduire.
Ils marchèrent longtemps ; l'homme toujours criait : "tiiit" ; le
soir tomba. Le voile de brume qui couvre la campagne au crépuscule se
déployait lentement, et une poésie flottait, faite de cette sensation
de fraîcheur particulière et charmante qui emplit le bois à l'approche
de la nuit. La petite femme avait pris le bras de Patissot et elle
continuait, de sa bouche rose, à cracher des reproches pour son mari,
qui sans lui répondre, hurlait sans cesse : "tiiit", de plus en plus
fort. Le gros employé, à la fin lui demanda : "Pourquoi criez-vous
comme ça ?" L'autre, avec des larmes dans les yeux, lui répondit :
"C'est mon pauvre chien que j'ai perdu. - Comment ! vous avez perdu
votre chien ? - Oui, nous l'avions élevé à Paris ; il n'était jamais
venu à la campagne, et, quand il a vu des feuilles, il fut tellement
content, qu'il s'est mis à courir comme un fou. Il est entré dans le
bois, et j'ai eu beau l'appeler, il n'est pas revenu. Il va mourir de
faim la dedans... tiiit." La femme haussait les épaules. "Quand on est
aussi bête que toi, on n'a pas de chien !" Mais il s'arrêta, se tâtant
le corps fiévreusement. Elle le regardait : "Eh bien, quoi ! - Je n'ai
pas fait attention que j'avais ma redingote sur mon bras. J'ai perdu
mon portefeuille... Mon argent était dedans." - Cette fois, elle
suffoqua de colère : "Eh bien, va le chercher !" Il répondit
doucement : "Oui, mon amie, où vous retrouverai-je ?" Patissot répondit
hardiment : "Mais à Versailles !" - Et, ayant entendu parler de l'hôtel
des Réservoirs,
il l'indiqua. Le mari se retourna et, courbé vers la terre que son oeil
anxieux parcourait, criant : "tiiit"à tout moment, il s'éloigna. - Il
fut longtemps à disparaître, l'ombre plus épaisse l'enveloppa, et sa
voix encore, de très loin, envoyait son "tiiit" lamentable, plus aigu à
mesure que la nuit se faisait plus noire et que son espoir s'éteignait.
Patissot fut délicieusement ému quand il se trouva seul, sous
l'ombre touffue du bois, à cette heure langoureuse du crépuscule, avec
cette petite femme inconnue qui s'appuyait à son bras. Et, pour la
première fois de sa vie égoïste, il pressentit le charme des poétiques
amours, la douceur des abandons, et la participation de la nature à nos
tendresses qu'elle enveloppe. Il cherchait des mots galants, qu'il ne
trouvait pas, d'ailleurs. Mais une grand'route se montra, des maisons
apparurent à droite ; un homme passa. Patissot, tremblant, demanda le
nom du pays. "Bougival. - Comment ! Bougival ? vous êtes sûr ? -
Parbleu ! j'en suis."
La femme riait comme une petite folle. - L'idée de son mari perdu
la rendait malade de rire. - On dîna au bord de l'eau, dans un
restaurant champêtre. Elle fut charmante, enjouée, racontant mille
histoires drôles, qui tournaient un peu la cervelle de son voisin. -
Puis, au départ, elle s'écria : "Mais j'y pense, je n'ai pas le sou,
puisque mon mari a perdu son portefeuille." - Patissot s'empressa,
ouvrit sa bourse, offrit de prêter ce qu'il faudrait, tira un louis,
s'imaginant qu'il ne pourrait présenter moins. Elle ne disait rien,
mais elle tendit la main, prit l'argent, prononça un "merci" grave
qu'un sourire suivit bientôt, noua en minaudant son chapeau devant la
glace, ne permit pas qu'on l'accompagnât, maintenant qu'elle savait où
aller, et partit finalement comme un oiseau qui s'envole, tandis que
Patissot, très morne, faisait mentalement le compte des dépenses de la
journée.

    Il n'alla pas au ministère le lendemain, tant il avait la migraine.

Comment progresser en cours de français ?

III

Chez un ami

    Pendant toute la semaine, Patissot raconta son aventure, et il
dépeignait poétiquement les lieux qu'il avait traversés, s'indignant de
rencontrer si peu d'enthousiasme autour de lui. Seul, un vieil
expéditionnaire toujours taciturne, M. Boivin, surnommé Boileau, lui
prêtait une attention soutenue. Il habitait lui-même la campagne, avait
un petit jardin qu'il cultivait avec soin ; il se contentait de peu, et
était parfaitement heureux, disait-on. Patissot, maintenant, comprenait
ses goûts, et la concordance de leurs aspirations les rendit tout de
suite amis. Le père Boivin, pour cimenter cette sympathie naissante,
l'invita à déjeuner pour le dimanche suivant dans sa petite maison de
Colombes.
Patissot prit le train de huit heures et, après de nombreuses
recherches, découvrit, juste au milieu de la ville, une espèce de
ruelle obscure, un cloaque fangeux entre deux hautes murailles et, tout
au bout, une porte pourrie, fermée avec une ficelle enroulée à deux
clous. Il ouvrit et se trouva face à face avec un être innommable qui
devait cependant être une femme. La poitrine semblait enveloppée de
torchons sales, des jupons en loques pendaient autour des hanches, et,
dans ses cheveux embroussaillés, des plumes de pigeon voltigeaient.
Elle regardait le visiteur d'un air furieux avec ses petits yeux gris ;
puis, après un moment de silence, elle demanda :

    "Qu'est-ce que vous désirez ?

    - M. Boivin.

    - C'est ici. Qu'est-ce que vous lui voulez, à M. Boivin ?

    Patissot, troublé, hésitait.

    - Mais il m'attend.

    Elle eut l'air encore plus féroce et reprit :

    - Ah ! c'est vous qui venez pour le déjeuner ?

    Il balbutia un "oui" tremblant. Alors, se tournant vers la maison, elle cria d'une voix rageuse :

    - Boivin, voilà ton homme !"
Le petit père Boivin aussitôt parut sur le seuil d'une sorte de
baraque en plâtre, couverte en zinc, avec un rez-de-chaussée seulement,
et qui ressemblait à une chaufferette. Il avait un pantalon de coutil
blanc maculé de taches de café et un panama crasseux. Après avoir serré
les mains de Patissot, il l'emmena dans ce qu'il appelait son jardin :
c'était, au bout d'un nouveau couloir fangeux, un petit carré de terre
grand comme un mouchoir et entouré de maisons, si hautes, que le soleil
y donnait seulement pendant deux ou trois heures par jour. Des pensées,
des oeillets, des ravenelles, quelques rosiers, agonisaient au fond de
ce puits sans air et chauffé comme un four par la réverbération des
toits.

    - Je n'ai pas d'arbres, disait Boivin, mais les murs des voisins m'en tiennent lieu, et j'ai de l'ombre comme dans un bois.

    Puis, prenant Patissot par un bouton :
- Vous allez me rendre un service. Vous avez vu la bourgeoise :
elle n'est pas commode, hein ! Mais vous n'êtes pas au bout, attendez
le déjeuner. Figurez-vous que, pour m'empêcher de sortir, elle ne me
donne pas mes habits de bureau, et ne me laisse que des hardes trop
usées pour la ville. Aujourd'hui j'ai des effets propres ; je lui ai
dit que nous dînions ensemble. C'est entendu. Mais je ne peux pas
arroser, de peur de tacher mon pantalon. Si je tache mon pantalon, tout
est perdu ! J'ai compté sur vous n'est-ce pas ?
Patissot y consentit, ôta sa redingote, retroussa ses manches et se
mit à fatiguer à tour de bras une espèce de pompe qui sifflait,
soufflait, râlait comme un poitrinaire, pour lâcher un filet d'eau
pareil à l'écoulement d'une fontaine Wallace. Il fallut dix minutes
pour emplir un arrosoir. Patissot était en nage. Le père Boivin le
guidait :

    - Ici, à cette plante... encore un peu... Assez ! A cette autre.
Mais l'arrosoir, percé, coulait, et les pieds de Patissot
recevaient plus d'eau que les fleurs ; le bas de son pantalon, trempé,
s'imprégnait de boue. Et vingt fois de suite, il recommença, retrempa
ses pieds, ressua en faisant geindre le volant de la pompe ; et, quand,
exténué, il voulait s'arrêter, le père Boivin, suppliant, le tirait par
le bras.

    - Encore un arrosoir, un seul, et c'est fini.
Pour le remercier, il lui fit don d'une rose ; mais d'une rose
tellement épanouie qu'au contact de la redingote de Patissot elle
s'effeuilla complètement, laissant à sa boutonnière une sorte de poire
verdâtre qui l'étonna beaucoup. Il n'osa rien dire, par discrétion.
Boivin fit semblant de ne pas voir.

    Mais la voix éloignée de Mme Boivin se fit entendre :

    - Viendrez-vous à la fin ? Quand on vous dit que c'est prêt !

    Ils se dirigèrent vers la chauffrette, aussi tremblants que deux coupables.
Si le jardin se trouvait à l'ombre, la maison, par contre, était en
plein soleil, et aucune chaleur d'étuve n'égalait celle de ses
appartements.
Trois assiettes, flanquées de couverts en étain mal lavés, se
collaient sur la graisse ancienne d'une table de sapin, au milieu de
laquelle un vase en terre contenait des filaments de vieux bouilli
réchauffés dans un liquide quelconque, où nageaient des pommes de terre
tachetées. On s'assit. On mangea.
Une grande carafe pleine d'eau légèrement teintée de rouge tirait
l'oeil de Patissot. Boivin, un peu confus, dit à sa femme :

    - Dis donc, ma chérie, pour l'occasion, ne vas-tu pas nous donner un peu de vin pur ?

    Elle le dévisagea furieusement :
- Pour que vous vous grisiez tous les deux, n'est-ce pas, et que
vous restiez à crier chez moi toute la journée ? Merci de l'occasion !
Il se tut. Après le ragoût, elle apporta un autre plat de pommes de
terre accommodées avec un peu de lard tout à fait rance ; quand ce
nouveau mets fut achevé, toujours en silence, elle déclara.

    - C'est tout. Filez maintenant.

    Boivin la contemplait, stupéfait.

    - Mais le pigeon ? le pigeon que tu plumais ce matin ?

    Elle mit ses mains sur ses hanches.
- Vous n'en avez pas assez peut-être ? Parce que tu amènes des
gens, ce n'est pas une raison pour dévorer tout ce qu'il y a dans la
maison. Qu'est-ce que je mangerai, moi, ce soir, Monsieur ?
Les deux hommes se levèrent, sortirent devant la porte, et le petit
père Boivin, dit Boileau, coula dans l'oreille de Patissot :

    - Attendez-moi une minute et nous filons !

    Puis il passa dans la pièce à côté pour compléter sa toilette ; alors Patissot entendit ce dialogue :

    - Donne-moi vingt sous, ma chérie ?

    - Qu'est-ce que tu veux faire avec vingt sous ?

    - Mais on ne sait pas ce qui peut arriver ; il est toujours bon d'avoir de l'argent.

    Elle hurla, pour être entendue du dehors :
- Non, Monsieur, je ne te les donnerai pas ; puisque cet homme a
déjeuné chez toi, c'est bien le moins qu'il paye tes dépenses de la
journée.
Le père Boivin revint prendre Patissot ; mais celui-ci, voulant
être poli, s'inclina devant la maîtresse du logis, et balbutia :

    - Madame... remerciement... gracieux accueil...

    Elle répondit :

    - C'est bon, - mais n'allez pas me le ramener soûl, parce que vous auriez affaire à moi - vous savez !

    Et ils partirent.
On gagna le bord de la Seine, en face d'une île plantée de
peupliers. Boivin, regardant la rivière avec tendresse, serra le bras
de son voisin.

    - Hein ! dans huit jours, on y sera, monsieur Patissot.

    - Où sera-t-on, monsieur Boivin ?

    - Mais... à la pêche : elle ouvre le quinze.
Patissot eut un petit frémissement, comme lorsqu'on rencontre pour
la première fois la femme qui ravagea votre âme. Il répondit :

    - Ah ! ... vous êtes pêcheur, monsieur Boivin ?

    - Si je suis pêcheur, Monsieur ! Mais c'est ma passion, la pêche !
Alors Patissot l'interrogea avec un profond intérêt. Boivin lui
nomma tous les poissons qui folâtraient sous cette eau noire... Et
Patissot croyait les voir. Boivin énuméra les hameçons, les appâts, les
lieux, les temps convenables pour chaque espèce... Et Patissot se
sentait devenir plus pêcheur que Boivin lui-même. Ils convinrent que,
le dimanche suivant, ils feraient l'ouverture ensemble, pour
l'instruction de Patissot, qui se félicitait d'avoir découvert un
initiateur aussi expérimenté.
On s'arrêta pour dîner devant une sorte de bouge obscur que
fréquentaient les mariniers et toute la crapule des environs. Devant la
porte, le père Boivin eut soin de dire :

    - Ça n'a pas d'apparence, mais on y est fort bien.
Ils se mirent à table. Dès le second verre d'argenteuil, Patissot
comprit pourquoi Mme Boivin ne servait que de l'abondance à son mari :
le petit bonhomme perdait la tête ; il pérorait, se leva, voulut faire
des tours de force, se mêla, en pacificateur, à la querelle de deux
ivrognes qui se battaient ; et il aurait été assommé avec Patissot sans
l'intervention du patron. Au café, il était ivre à ne pouvoir marcher,
malgré les efforts de son ami pour l'empêcher de boire ; et, quand ils
partirent, Patissot le soutenait par les bras.
Ils s'enfoncèrent dans la nuit à travers la plaine, perdirent le
sentier, errèrent longtemps ; puis, tout à coup, se trouvèrent au
milieu d'une forêt de pieux, qui leur arrivaient à la hauteur du nez.
C'était une vigne avec ses échalas. Ils circulèrent longtemps au
travers, vacillants, affolés, revenant sur leurs pas sans parvenir à
trouver le bout. A la fin, le petit père Boivin, dit Boileau, s'abattit
sur un bâton qui lui déchira la figure et, sans s'émouvoir autrement,
il demeura assis par terre, poussant de tout son gosier, avec une
obstination d'ivrogne, des "la-i-tou" prolongés et retentissants,
pendant que Patissot, éperdu, criait aux quatre points cardinaux :

    - Holà, quelqu'un ! Holà, quelqu'un !

    Un paysan attardé les secourut et les remit dans leur chemin.
Mais l'approche de la maison Boivin épouvantait Patissot. Enfin, on
parvint à la porte, qui s'ouvrit brusquement devant eux, et, pareille
aux antiques furies, Mme Boivin parut, une chandelle à la main. Dès
qu'elle aperçut son mari, elle s'élança vers Patissot en vociférant :

    - Ah ! canaille ! je savais bien que vous alliez le soûler.
Le pauvre bonhomme eut une peur folle, lâcha son ami qui s'écroula
dans la boue huileuse de la ruelle, et s'enfuit à toutes jambes jusqu'à
la gare.

IV

Pêche à la ligne

    La veille du jour où il devait, pour la première fois de sa vie,
lancer un hameçon dans une rivière, M. Patissot se procura, contre la
somme de 80 centimes, le Parfait pêcheur à la ligne.
Il apprit, dans cet ouvrage, mille choses utiles, mais il fut
particulièrement frappé par le style, et il retint le passage suivant :
"En un mot, voulez-vous, sans soins, sans documents, sans
préceptes, voulez-vous réussir et pêcher avec succès à droite, à gauche
ou devant vous, en descendant ou en remontant, avec cette allure de
conquête qui n'admet pas de difficulté ? Eh bien ! pêchez avant,
pendant et après l'orage, quand le ciel s'entr'ouvre et se zèbre de
lignes de feu, quand la terre s'émeut par les roulements prolongés du
tonnerre : alors, soit avidité, soit terreur, tous les poissons agités,
turbulents, confondent leurs habitudes dans une sorte de galop
universel.
"Dans cette confusion, suivez ou négligez tous les diagnostics des
chances favorables, allez à la pêche, vous marchez à la victoire !"
Puis, afin de pouvoir captiver en même temps des poissons de toutes
grosseurs, il acheta trois instruments perfectionnés, cannes pour la
ville, lignes sur le fleuve, se déployant démesurément au moyen d'une
simple secousse. Pour le goujon, il eut des hameçons n° 15, du n° 12
pour la brème et il comptait bien, avec le n° 7, emplir son panier de
carpes et de barbillons. Il n'acheta pas de vers de vase qu'il était
sûr de trouver partout, mais il s'approvisionna d'asticots. Il en avait
un grand pot tout plein ; et le soir, il les contempla. Les hideuses
bêtes, répandant une puanteur immonde, grouillaient dans leur bain de
son, comme elles font dans les viandes pourries ; et Patissot voulut
s'exercer d'avance à les accrocher aux hameçons. Il en prit une avec
répugnance ; mais, à peine l'eût-il posée sur la pointe aiguë de
l'acier courbé qu'elle creva et se vida complètement. Il recommença
vingt fois de suite sans plus de succès, et il aurait peut-être
continué toute la nuit s'il n'eût craint d'épuiser toute sa provision
de vermine.
Il partit par le premier train. La gare était pleine de gens armés
de cannes à pêche. Les unes, comme celles de Patissot, semblaient de
simples bambous ; mais les autres, d'un seul morceau, montaient dans
l'air en s'amincissant. C'était comme une forêt de fines baguettes qui
se heurtaient à tout moment, se mêlaient, semblaient se battre comme
des épées, ou se balancer comme des mâts au-dessus d'un océan de
chapeaux de paille à larges bords.
Quand la locomotive se mit en marche, on en voyait sortir de toutes
les portières, et les impériales, d'un bout à l'autre du convoi, en
étant hérissées, le train avait l'air d'une longue chenille qui se
déroulait par la plaine.
On descendit à Courbevoie, et la diligence de Bezons fut emportée
d'assaut. Un amoncellement de pêcheurs se tassa sur le toit, et comme
ils tenaient leurs lignes à la main, la guimbarde prit tout à coup
l'aspect d'un gros porc-épic.
Tout le long de la route on voyait des hommes se diriger dans le
même sens, comme pour un immense pèlerinage vers une Jérusalem
inconnue. Ils portaient leurs longs bâtons effilés, rappelant ceux des
anciens fidèles revenus de Palestine, et une boîte en fer-blanc leur
battait le dos. Ils se hâtaient.
A Bezons, le fleuve apparut. Sur ses deux bords, une file de
personnes, des hommes en redingote, d'autres en coutil, d'autres en
blouse, des femmes, des enfants, même des jeunes filles prêtes à
marier, pêchaient.
Patissot se rendit au barrage, où son ami Boivin l'attendait.
L'accueil de ce dernier fut froid. Il venait de faire connaissance avec
un gros monsieur de cinquante ans environ, qui paraissait très fort, et
dont la figure était brûlée du soleil. Tous les trois ayant loué un
grand bateau, allèrent s'accrocher presque sous la chute du barrage,
dans les remous où l'on prend le plus de poisson.
Boivin fut tout de suite prêt, et ayant amorcé sa ligne il la
lança, puis il demeura immobile, fixant le petit flotteur avec une
attention extraordinaire. Mais de temps en temps il retirait son fil de
l'eau pour le jeter un peu plus loin. Le gros monsieur, quant il eut
envoyé dans la rivière ses hameçons bien appâtés, posa la ligne à son
côté, bourra sa pipe, l'alluma, se croisa les bras, et, sans un coup
d'oeil au bouchon, il regarda l'eau couler. Patissot recommença à
crever des asticots. Au bout de cinq minutes, il interpella Boivin :
"Monsieur Boivin, vous seriez bien aimable de mettre ces bêtes à mon
hameçon. J'ai beau essayer, je n'arrive pas." Boivin releva la tête :
"Je vous prierai de ne pas me déranger, monsieur Patissot ; nous ne
sommes pas ici pour nous amuser." Cependant il amorça la ligne, que
Patissot lança imitant avec soin tous les mouvements de son ami.
La barque contre la chute d'eau dansait follement ; des vagues la
secouaient, de brusques retours de courant la faisaient virer comme une
toupie, quoiqu'elle fût amarrée par les deux bouts ; et Patissot, tout
absorbé par la pêche, éprouvait un malaise vague, une lourdeur de tête,
un étourdissement étrange.
On ne prenait rien cependant : le petit père Boivin, très nerveux,
avait des gestes secs, des hochements de front désespérés ; Patissot en
souffrait comme d'un désastre ; seul le gros monsieur, toujours
immobile, fumait tranquillement, sans s'occuper de sa ligne. A la fin,
Patissot, navré, se tourna vers lui, et, d'une voix triste :

    - Ça ne mord pas ?

    L'autre répondit simplement :

    - Parbleu !

    Patissot, étonné, le considéra.

    - En prenez-vous quelquefois beaucoup ?

    - Jamais !

    - Comment, jamais ?

    Le gros homme, tout en fumant comme une cheminée de fabrique, lâcha ces mots, qui révolutionnèrent son voisin :
- Ça me gênerait rudement si ça mordait. Je ne viens pas pour
pêcher, moi, je viens parce qu'on est très bien ici : on est secoué
comme en mer ; si je prends une ligne, c'est pour faire comme les
autres.
M. Patissot, au contraire, ne se trouvait plus bien du tout. Son
malaise, vague d'abord, augmentant toujours, prit une forme enfin. On
était, en effet, secoué comme en mer, et il souffrait du mal des
paquebots.
Après la première atteinte un peu calmée, il proposa de s'en
aller ; mais Boivin, furieux, faillit lui sauter à la face. Cependant,
le gros homme, pris de pitié, ramena la barque d'autorité, et, lorsque
les étourdissements de Patissot furent dissipés, on s'occupa de
déjeuner.

    Deux restaurants se présentaient.
L'un tout petit, avec un aspect de guinguette, était fréquenté par
le fretin des pêcheurs. L'autre, qui portait le nom de "Chalet des
Tilleuls", ressemblait à une villa bourgeoise et avait pour clientèle
l'aristocratie de la ligne. Les deux patrons, ennemis de naissance, se
regardaient haineusement par-dessus un grand terrain qui les séparait,
et où s'élevait la maison blanche du garde-pêche et du barragiste. Ces
autorités, d'ailleurs, tenaient l'une pour la guinguette, l'autre pour
les Tilleuls, et les dissentiments intérieurs de ces trois maisons
isolées reproduisaient l'histoire de tout l'humanité.
Boivin, qui connaissait la guinguette y voulait aller : "On y est
très bien servi, et ça n'est pas cher ; vous verrez. Du reste, monsieur
Patissot, ne vous attendez pas à me griser comme vous avez fait
dimanche dernier ; ma femme était furieuse, savez-vous, et elle a juré
qu'elle ne vous pardonnerait jamais !"
Le gros monsieur déclara qu'il ne mangerait qu'aux Tilleuls, parce
que c'était, affirmait-il une maison excellente, où l'on faisait la
cuisine comme dans les meilleurs restaurants de Paris. "Faites comme
vous voudrez, déclara Boivin ; moi, je vais où j'ai mes habitudes." Et
il partit. Patissot, mécontent de son ami, suivit le gros monsieur.
Ils déjeunèrent en tête-à-tête, échangèrent leurs manières de voir,
se communiquèrent leurs impressions et reconnurent qu'ils étaient faits
pour s'entendre.

Après le repas, on se remit à pêcher, mais les deux nouveaux amis
partirent ensemble le long de la berge, s'arrêtèrent contre le pont du
chemin de fer et jetèrent leurs lignes à l'eau, tout en causant. Ça
continuait à ne pas mordre ; Patissot maintenant en prenait son parti.
Une famille s'approcha. Le père, avec des favoris de magistrat,
tenait une ligne démesurée ; trois enfants du sexe mâle, de tailles
différentes, portaient des bambous de longueurs diverses, selon leur
âge, et la mère, très forte, manoeuvrait avec grâce une charmante canne
à pêche ornée d'une faveur à la poignée. Le père salua : "L'endroit
est-il bon, Messieurs ?" Patissot allait parler, quand son voisin
répondit : "Excellent !" - Toute la famille sourit et s'installa autour
des deux pêcheurs. Alors Patissot fut saisi d'une envie folle de
prendre un poisson, un seul, n'importe lequel, gros comme une mouche,
pour inspirer de la considération à tout le monde ; et il se mit à
manoeuvrer sa ligne comme il avait vu Boivin le faire dans la matinée.
Il laissait le flotteur suivre le courant jusqu'au bout du fil, donnait
une secousse, tirait les hameçons de la rivière ; puis, leur faisant
décrire en l'air un large cercle, il les rejetait à l'eau quelques
mètres plus haut. Il avait même, pensait-il, attrapé le chic pour faire
ce mouvement avec élégance, quand sa ligne, qu'il venait d'enlever d'un
coup de poignet rapide, se trouva arrêtée quelque part derrière lui. Il
fit un effort ; un grand cri éclata dans son dos, et il aperçut,
décrivant dans le ciel une courbe de météore, et accroché à l'un de ses
hameçons, un magnifique chapeau de femme, chargé de fleurs, qu'il
déposa, toujours au bout de sa ficelle, juste au beau milieu du fleuve.
Il se retourna effaré, lâchant sa ligne, qui suivit le chapeau,
filant avec le courant, pendant que le gros monsieur, son nouvel ami,
renversé sur le dos, riait à pleine gorge. La dame, décoiffée et
stupéfaite, suffoquait de colère ; le mari se fâcha tout à fait, et il
réclamait le prix du chapeau, que Patissot paya bien le triple de sa
valeur.

    Puis la famille partit avec dignité.
Patissot prit une autre canne, et, jusqu'au soir, il baigna des
asticots. Son voisin dormait tranquillement sur l'herbe. Il se réveilla
vers sept heures.

    - Allons-nous-en ! dit-il.
Alors Patissot retira sa ligne, poussa un cri, tomba d'étonnement
sur le derrière, au bout du fil, un tout petit poisson se balançait.
Quand on le considéra de plus près, on vit qu'il était accroché par le
milieu du ventre ; un hameçon l'avait happé au passage en sortant de
l'eau.

    Ce fut un triomphe, une joie démesurée. Patissot voulut qu'on le fît frire pour lui tout seul.
Pendant le dîner, l'intimité s'accrut avec sa nouvelle
connaissance. Il apprit que ce particulier habitait Argenteuil,
canotait à la voile depuis trente ans sans découragement, et il accepta
à déjeuner chez lui pour le dimanche suivant, avec la promesse d'une
bonne partie de canot dans le Plongeon, clipper de son ami.

    La conversation l'intéressa si fort qu'il en oublia sa pêche.
La pensée lui en vint seulement après le café, et il exigea qu'on
la lui apportât. C'était, au milieu de l'assiette, une sorte
d'allumette jaunâtre et tordue. Il la mangea cependant avec orgueil,
et, le soir, sur l'omnibus, il racontait à ses voisins qu'il avait pris
dans la journée quatorze livres de friture.

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V

Deux hommes célèbres

    M. Patissot avait promis à son ami le canotier qu'il passerait avec
lui la journée du dimanche suivant. Une circonstance imprévue dérangea
ses projets. Il rencontra un soir, sur le boulevard, un de ses cousins
qu'il voyait fort rarement. C'était un journaliste aimable, très lancé
dans tous les mondes, et qui proposa son concours à Patissot pour lui
montrer bien des choses intéressantes.

    - Que faites-vous dimanche, par exemple ?

    - Je vais à Argenteuil, canoter.
- Allons donc, c'est assommant, votre canotage ; c'est ça qui ne
change jamais. Tenez, je vous emmène avec moi. Je vous ferai connaître
deux hommes illustres et visiter deux maisons d'artistes.

    - Mais on m'a ordonné d'aller à la campagne !
- C'est à la campagne que nous irons. Je ferai, en passant, une
visite à Meissonier, dans sa propriété de Poissy ; puis nous gagnerons
à pied Médan, où habite Zola, à qui j'ai mission de demander son
prochain roman pour notre journal.

    Patissot, délirant de joie, accepta.
Il acheta même une redingote neuve, la sienne étant un peu usée,
afin de se présenter convenablement, et il avait une peur horrible de
dire des bêtises, soit au peintre, soit à l'homme de lettres, comme
tous les gens qui parlent des arts qu'ils n'ont jamais pratiqués.
Il communiqua ses craintes à son cousin, qui se mit à rire, en lui
répondant : "Bah ! faites seulement des compliments, rien que des
compliments, toujours des compliments ; ça fait passer les bêtises
quand on en dit. Vous connaissez les tableaux de Meissonier ?

    - Je crois bien.

    - Vous avez lu les Rougon-Macquart ?

    - D'un bout à l'autre.
- Ça suffit. Nommez un tableau de temps en temps, citez un roman
par-ci, par-là, et ajoutez : Superbe ! ! ! Extraordinaire ! ! !
Délicieux d'exécution ! ! ! Étrangement puissant, etc. De cette façon
on s'en tire toujours. Je sais bien que ces deux hommes-là sont
rudement blasés sur tout ; mais, voyez-vous, les louanges, ça fait
toujours plaisir à un artiste."

    Le dimanche matin, ils partirent pour Poissy.
A quelques pas de la gare, au bout de la place de l'église, ils
trouvèrent la propriété de Meissonier. Après avoir passé sous une porte
basse peinte en rouge et que continue un magnifique berceau de vignes,
le journaliste s'arrêta et, se tournant vers son compagnon :

    - Comment vous figurez-vous Meissonier ?
Patissot hésitait. Enfin il se décida : "Un petit homme, très
soigné, rasé, d'allure militaire." - L'autre sourit : "C'est bien.
Venez." Un bâtiment en forme de chalet, fort bizarre, apparaissait à
gauche ; et, à droite, presque en face, un peu en contre-bas, la maison
principale. C'était une construction singulière où il y avait de tout,
de la forteresse gothique, du manoir, de la villa, de la chaumière, de
l'hôtel, de la cathédrale, de la mosquée, de la pyramide, du gâteau de
Savoie, de l'oriental et l'occidental. Un style supérieurement
compliqué, à rendre fou un architecte classique, quelque chose de
fantastique et de joli cependant, inventé par le peintre et exécuté
sous ses ordres.
Ils entrèrent ; des malles encombraient un petit salon. Un homme
parut, vêtu d'une vareuse et petit. Mais ce qui frappait en lui,
c'était sa barbe, une barbe de prophète, invraisemblable, un fleuve, un
ruissellement, un Niagara de barbe. Il salua le journaliste ! "Je vous
demande pardon, cher Monsieur ; je suis arrivé hier seulement, et tout
est encore bouleversé chez moi. Asseyez-vous." - L'autre refusa,
s'excusant : "Mon cher maître, je n'étais venu qu'en passant, vous
présenter mes hommages." Patissot, très troublé, s'inclinait à chaque
parole de son ami, comme par un mouvement automatique, et il murmura,
en bégayant un peu : "Quelle su-su-perbe propriété !" Le peintre,
flatté, sourit et proposa de la visiter.
Il les mena d'abord dans un petit pavillon d'aspect féodal, où se
trouvait son ancien atelier, donnant sur une terrasse. Puis ils
traversèrent un salon, une salle à manger, un vestibule pleins
d'oeuvres d'art merveilleuses, de tapisseries adorables de Beauvais,
des Gobelins et des Flandres. Mais le luxe bizarre d'ornementation du
dehors devenait, au dedans, un luxe d'escaliers prodigieux. Escalier
d'honneur magnifique, escalier dérobé dans une tour, escalier de
service dans une autre, escalier partout ! Patissot, par hasard, ouvre
une porte et recule stupéfait. C'était un temple, cet endroit dont les
gens respectables ne prononcent le nom qu'en anglais, un sanctuaire
original et charmant, d'un goût exquis, orné comme une pagode, et dont
la décoration avait assurément coûté de grands efforts de pensée.
Ils visitèrent ensuite le parc, compliqué, mouvementé, torturé,
plein de vieux arbres. Mais le journaliste voulut absolument prendre
congé, et, remerciant beaucoup, quitta le maître. Ils rencontrèrent, en
sortant, un jardinier ; Patissot lui demanda : "Y a-t-il longtemps que
M. Meissonier possède cela ?" Le bonhomme répondit : "Oh, monsieur,
faudrait s'expliquer. Il a bien acheté la terre en 1846, mais la
maison ! ! ! il l'a démolie et reconstruite déjà cinq ou six fois
depuis... Je suis sûr qu'il y a deux millions là dedans, Monsieur !"
Et Patissot, en s'en allant, fut pris d'une immense considération
pour cet homme, non pas tant à cause de ses grands succès, de sa gloire
et de son talent, mais parce qu'il mettait tant d'argent pour une
fantaisie, tandis que les bourgeois ordinaires se privent de toute
fantaisie pour amasser de l'argent !

Après avoir traversé Poissy, ils prirent, à pied, la route de
Médan. Le chemin suit d'abord la Seine, peuplée d'îles charmantes en
cet endroit, puis remonte pour traverser le joli village de Villaines,
redescend un peu, et pénètre enfin au pays habité par l'auteur des Rougon-Macquart.
Une église ancienne et coquette, flanquée de deux tourelles, se
présenta d'abord sur la gauche. Ils firent encore quelques pas, et un
paysan qui passait leur indiqua la porte du romancier.
Avant d'entrer, ils examinèrent l'habitation. Une grande
construction carrée et neuve, très haute, semblait avoir accouché,
comme la montagne de la fable, d'une toute petite maison blanche
blottie à son pied. Cette dernière maison, la demeure primitive, a été
bâtie par l'ancien propriétaire. La tour fut édifiée par Zola.
Ils sonnèrent. Un chien énorme, croisement de montagnard et de
terre-neuve, se mit à hurler si terriblement que Patissot éprouvait un
vague désir de retourner sur ses pas. Mais un domestique, accourant,
calma Bertrand, ouvrit la porte et reçut la carte du journaliste pour la porter à son maître.

    "Pourvu qu'il nous reçoive ! murmurait Patissot ; ça m'ennuierait rudement d'être venu jusqu'ici sans le voir."

    Son compagnon souriait :

    - Ne craignez rien ; j'ai mon idée pour entrer.

    Mais le domestique, qui revenait, les pria simplement de le suivre.
Ils pénétrèrent dans la construction neuve, et Patissot, fort ému,
soufflait en gravissant un escalier de forme ancienne, qui les
conduisit au second étage.
Il cherchait en même temps à se figurer cet homme dont le nom
sonore et glorieux résonne en ce moment à tous les coins du monde, au
milieu de la haine exaspérée des uns, de l'indignation vraie ou feinte
des gens du monde, du mépris envieux de quelques confrères, du respect
de toute une foule de lecteurs, et de l'admiration frénétique d'un
grand nombre ; et il s'attendait à voir apparaître une sorte de géant
barbu, d'aspect terrible, avec une voix retentissante, et d'abord peu
engageant.
La porte s'ouvrit sur une pièce démesurément grande et haute qu'un
vitrage, donnant sur la plaine, éclairait dans toute sa largeur. Des
tapisseries anciennes couvraient les murs ; à gauche, une cheminée
monumentale, flanquée de deux bonshommes de pierre, auraient pu brûler
un chêne centenaire en un jour ; et une table immense, chargée de
livres, de papiers et de journaux, occupait le milieu de cet
appartement tellement vaste et grandiose qu'il accaparait l'oeil tout
d'abord, et que l'attention ne se portait qu'ensuite vers l'homme,
étendu, quand ils entrèrent, sur un divan oriental où vingt personnes
auraient dormi.
Il fit quelques pas vers eux, salua, désigna de la main deux sièges
et se remit sur son divan, une jambe repliée sous lui. Un livre à son
côté gisait, et il maniait de la main droite un couteau à papier en
ivoire dont il contemplait le bout de temps en temps, d'un seul oeil,
en fermant l'autre avec une obstination de myope.
Pendant que le journaliste expliquait l'intention de sa visite, et
que l'écrivain l'écoutait sans répondre encore, en le regardant
fixement par moments, Patissot, de plus en plus gêné, considérait cette
célébrité.
Agé de quarante ans à peine, il était de taille moyenne, assez gros
et d'aspect bonhomme. Sa tête (très semblable à celles qu'on retrouve
dans beaucoup de tableaux italiens du XVIe
siècle), sans être belle au sens plastique du mot, présentait un grand
caractère de puissance et d'intelligence. Les cheveux courts se
redressaient sur le front très développé. Un nez droit s'arrêtait,
coupé net, comme par un coup de ciseau, trop brusque, au-dessus de la
lèvre supérieure, qu'ombrageait une moustache assez épaisse ; et le
menton entier était couvert de barbe taillée près de la peau. Le regard
noir, souvent ironique, pénétrait ; et l'on sentait que là derrière une
pensée toujours active travaillait, perçant les gens, interprétant les
paroles, analysant les gestes, dénudant le coeur. Cette tête ronde et
forte était bien celle de son nom, rapide et court, aux deux syllabes
bondissantes dans le retentissement des deux voyelles.
Quand le journaliste eut terminé son boniment, l'écrivain lui
répondit qu'il ne voulait point s'engager ; qu'il verrait cependant
plus tard ; que son plan même n'était point encore suffisamment arrêté.
Puis il se tut. C'était un congé, et les deux hommes, un peu confus, se
levèrent. Mais un désir envahit Patissot : il voulait que ce personnage
si connu lui dît un mot, un mot quelconque, qu'il pourrait répéter à
ses collègues ; et, s'enhardissant, il balbutia : "Oh ! Monsieur, si
vous saviez combien j'apprécie vos ouvrages !" L'autre s'inclina, mais
ne répondit rien. Patissot devenait téméraire, il reprit : "C'est un
bien grand honneur pour moi de vous parler aujourd'hui." L'écrivain
salua encore, mais d'un air roide et impatienté. Patissot s'en aperçut,
et, perdant la tête, il ajouta en se retirant : "Quelle su-su-superbe
propriété !"
Alors le propriétaire s'éveilla dans le coeur indifférent de
l'homme de lettres qui, souriant, ouvrit le vitrage pour montrer
l'étendue de la perspective. Un horizon démesuré s'élargissait de tous
les côtés, c'était Triel, Pisse-Fontaine, Chanteloup, toutes les
hauteurs de l'Hautrie, et la Seine, à perte de vue. Les deux visiteurs
en extase félicitaient ; et la maison leur fut ouverte. Ils virent
tout, jusqu'à la cuisine élégante dont les murs et le plafond même,
recouverts en faïence à dessins bleus, excitent l'étonnement des
paysans.
"Comment avez-vous acheté cette demeure ?" demanda le journaliste.
Et le romancier raconta que, cherchant une bicoque à louer pour un été
il avait trouvé la petite maison, adossée à la nouvelle, qu'on voulait
vendre quelques milliers de francs, une bagatelle, presque rien. Il
acheta séance tenante.

    - Mais tout ce q

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Agathe

Professeur de langues dans le secondaire, je partage avec vous mes cours de linguistique !