En dépit de la menace qu’a été le général Boulanger, en dépit des attentats anarchistes, en dépit de l’Affaire Dreyfus, la République n’est pas remise en cause. Qui plus est, l’Affaire Dreyfus a permis aux Radicaux puis au « Bloc des Gauches » de s’installer au pouvoir. Mais si la France a conscience d’être une nation, elle ne cesse pas d’être obsédée par l’Alsace et la Lorraine qui lui ont été enlevés alors que naissait la troisième République. Que la France regarde ce que l’on appelle alors la Ligne Bleue des Vosges, n’empêche pas le développement. Elle est encore un pays essentiellement rural. Mais, à la campagne comme dans les villes, nul ne doute ni ne remet en cause le progrès. L'électricité s’est répandue comme le réseau de chemin de fer. On se téléphone par l’intermédiaire d’une opératrice. Dans les villes, on commence de ne plus compter les automobiles. L’augmentation de la consommation de pain, de viande, de vin, de sucre, de café ou même de tissu démontre ce que sont les progrès des revenus. La stabilité financière est à l’ordre du jour. On ne sait pas ce qu’est une dévaluation et le franc est stable, unité de mesure aussi intangible que peut l’être un mètre ou un kilogramme. Les Français voyagent peu. On se contente, lorsqu’on le peut, de quelques semaines à la campagne. Sans doute n’y a-t-il rien de commun entre la vie de la grande bourgeoisie qui se mêle à l’aristocratie, qui a ses rites sociaux et mondains, et la vie de labeur qui est celle des régions industrielles. Mais il vaut mieux encore, lorsque Raymond Poincaré est porté à la magistrature suprême en 1913, être ouvrier dans un atelier ou une usine, qu’ouvrier agricole ou travailleur à domicile. Modérée et radicale, la France est, au bout du compte, sereine et sûre d’elle-même. Quand bien même la guerre n’éclaterait pas, elle serait prête à reconnaître qu’elle vit une « belle époque ». Lorsque la guerre éclate et que les affiches de l’ordre de mobilisation générale apparaissent sur les murs de France, le 2 août 1914, le pays réalise aussitôt l’« Union sacrée ». Les Français de tous les horizons politiques se mettent au service de la patrie quand bien même ils pourraient pour certains d’entre eux comme des vaincus de la République, qu’ils soient catholiques, qu’ils ne parviennent pas à admettre la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat qui n’a pas dix ans, qu’ils soient même princes, « Orléans ou Bonaparte », assurés que le pays ne leur proposera plus un trône. Seule l’extrême-gauche, parce qu’elle est internationaliste, demeure pacifiste. Sûre de son bon droit, la France veut croire que la guerre sera brève. Elle croit, qui plus est, dans la détermination de Joffre. La France est à ce point certaine que la guerre ne peut qu’être courte, qu’elle ne prend au début de celle-ci, que des dispositions financières provisoires. Elle tarde à accompagner la mobilisation des armées d’une mobilisation économique. On se satisfait de l’expédient que sont les Bons du trésor, on s’épargne, jusqu’en mai 1916, de mettre en place des impôts nouveaux pour financer la guerre. Contrairement à tout ce que l’on a espéré, la guerre dure. Guerre de position, guerre de tranchées, guerre d’usure, elle ébranle les certitudes et peu à peu se dessine dans le pays une déchirure nouvelle, celle qui sépare « le Front, de l’Arrière ». Si « la censure doit supprimer tout ce qui tend à surexciter l’opinion ou à affaiblir le moral de l’armée ou du public », ses maladresses provoquent une incertitude. Le moral du pays, à mesure que la guerre dure, est ébranlé. D’un coté on prend, au Front, les terribles habitudes qu'imposent les combats, la boue, la promiscuité des tranchées. De l’autre, l’Arrière semble reconstituer tant bien que mal une vie quotidienne qui n’est guère différente de celle de l’avant-guerre. Pourtant de graves difficultés matérielles commencent d’ébranler cette illusion. Les prix augmentent et les grèves se multiplient. Il n’y en a que quatre-vingt dix-huit en 1915 mais trois cent quatorze en 1916. Certains commencent de demander la paix, d’autres exigent que la guerre soit conduite avec plus d’énergie encore. Dans les usines, les femmes travaillent sur les machines à la place des hommes qui se battent. Ce sont elles aussi qui assurent l’essentiel du travail agricole. Décisive, l’année 1917 marque une nouvelle dimension de la guerre parce que, en quelques mois, la victoire de Verdun, l’entrée en guerre des Etats-Unis d’Amérique et la Révolution bolchévique en Russie bouleversent la donne. Lorsque la guerre s’achève, après un nouveau sursaut du pays autour du « père La Victoire » qu’est Clemenceau, la France ne ressemble plus à ce qu’elle était quelques années plus tôt. D’abord, parce qu’il y a près d’un million et demi de morts et de disparus, ce qui représente un dixième de la population active du pays, parce qu'il y a 125 000 hommes qui demeurent mutilés, 750 000 qui sont invalides, parce qu’il y a 3 millions de blessés. Ce sont des hommes jeunes qui sont atteints. Tous les groupes sociaux ont été saignés. La moitié des instituteurs qui ont été mobilisés ne sont pas revenus du combat. Les paysans et les professions libérales ont été plus sévèrement frappés que d’autres. La France qui plus est, a non seulement décimé les générations d’hommes entre vingt et quarante-cinq ans, mais encore elle a fait la guerre à crédit. La dette publique est de plus de 200 milliards en 1919. Elle n’était que d’une trentaine de milliards, en 1913. C’est avec cette dette qu’il lui faut commencer de reconstruire un pays dans lequel dix départements ne sont plus que villes détruites, usines ruinées, terres ravagées. Il lui faut aussi s'apercevoir que les esprits ont changé. Les femmes, qui ont pris conscience de leur rôle décisif tout au long de la guerre, n’admettent pas que la société ne leur concède que plus le rôle effacé qui était le leur avant 1914. Elles prennent leurs responsabilités, elles entrent à l’Université, elles affirment leur identité. Signe de leur liberté nouvelle, la mode. Les jupes commencent de découvrir la cheville et la jambe, les corsets disparaissent, bientôt elles se voudront des « garçonnes ». Dans le même temps, il y a moins de naissances dans le pays. De leur coté, les hommes doivent réapprendre la vie civile. Certains d’entre eux commencent de mettre en place le culte des morts au sein d’associations d’anciens combattants. Ceux là sont, par la morale de fraternité et de discipline qu’ils ont vécu pendant des années de solidarité au combat, peu à peu conduits à l’antiparlementarisme qui est celui de la droite. Les autres épouseront pour certains des veuves de guerre. Celles-ci sont souvent plus âgées que leurs maris. La réduction de la différence des âges entre époux change insidieusement et profondément le comportement social. Les époux désormais sont de plain-pied, leurs rapports évoluent. Pour preuve, le nombre de divorces. Il n’y en avait que quinze mille par an à la veille de la guerre, il y en a près de dix mille de plus après la guerre, chaque année. Dans le même temps, les repères collectifs changent. Certains se tournent vers l’Union soviétique qui commence de se mettre en place. D’autres découvrent le jazz. Et par la fête comme par la provocation, on commence de vouloir oublier la Grande Guerre, la « Der des ders », la boucherie qu’elle fut. Dans cette France victorieuse qui a effacé l’humiliation de 1871, fière d’avoir combattu et vaincu pour la cause du droit et de la morale, et épuisée d’avoir fournie l’effort le plus intense, quelques jeunes hommes bafouent délibérément les vertus encensées, alors que les commémorations, les harangues et les hommages ponctuent les manifestations officielles. Il sont « Dadas ». Peintres, poètes, ils tournent en dérision une société qui a été capable, au nom de ses valeurs, de provoquer tant de sacrifices et tant de morts. Leur colère fait scandale. Dans la France, qui se relève de l’épreuve de la grande Guerre s’opposent tout à coup, ceux qui veulent croire que leur pays a repris à son compte les valeurs essentielles de la chevalerie et ceux qui prennent conscience que les chenilles des chars de la guerre ont fini d’écraser des valeurs usées jusqu’à la trame et qu’il est temps, parce que le XXe siècle commence après l’armistice, d’inventer un monde de conscience autant que de rêve.

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Olivier

Professeur en lycée et classe prépa, je vous livre ici quelques conseils utiles à travers mes cours !