[…] Et moi, tout d’un coup, peut-être à cause de cette ressemblance, je cesse à nouveau d’entendre Blanche, est-ce que je n’ai pas rêvé tout ça ? J’avais un peu bu. J’ai beau la voir, Blanche. Elle m’explique : « Je suis restée très longtemps à t’attendre, Geoff’, il faut comprendre. Le comprendre. Cette maison noire… nous deux… » De quoi parle-t-elle ? De qui1 ? Le klaxon a encore  appelé, au dehors, parce que c’est un klaxon. Je pourrais demander, qui est-ce ? Je pourrais dire, ne t’en va pas sans m’avoir… Blanche dit : « Tu l’entends, tu l’entends ? Il s’impatiente. Il a dû tourner toute la soirée comme un fou dans les montagnes. Je le connais. Il est vraiment capable de toutes les folies… » Je la regarde. Elle n’est plus jeune, c’est-à dire si on compare avec la mémoire… mais si on la compare avec l’oubli… Un visage lisse encore. Voilà la différence : autrefois je n’aurais jamais pensé encore. Qu’est-ce qu’il y a donc dans ses yeux, les mêmes ? Comme un regret ou une peur, je ne sais. Les deux, probable. Mais ce n’est pas de moi qu’elle a peur. Plus de moi. Ni pour moi. Je dis : « Alors, nous allons nous quitter comme ça ? » Elle a eu un geste inattendu, levé ce bras nu, ce bras d’enfant, toujours, dont j’ai le souffle coupé. Elle a porté sa main à sa tête. Qu’est-ce qu’elle fait ? Elle a arraché ce voile blond, elle passe les doigts dans les cheveux qui se défont. J’ai vu. Mon Dieu, mon Dieu. Est-ce possible ? C’est terrible, comme ça tout d’un coup. Mais jamais elle n’a été plus belle, cela lui donne une autre douceur du  visage que la dureté des cheveux noirs et lourds… Elle dit : « tu as des ciseaux… », et ce n’est pas une question. Personne comme Blanche ne fait à la fois la question et la réponse (Tu permets que je t’embrasse ? »Comme elle disait après l’avoir fait). Les ciseaux… elle sait qu’il y a des ciseaux, ici, dans le tiroir de la desserte, comme il y a Pulchérie2, elle me les demande, feint de me les demander avec ce geste agité de la main, de quelqu’un qui ne dispose pas de son temps. Je ne comprends pas.

Alors elle les prend elle-même. … Elle défit son peigne ; tous ses cheveux blancs tombèrent. Elle s'en coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche. – Gardez-les ! Adieu ! C’est incroyable, parfaitement insensé, dans un moment pareil, de ne pouvoir faire autrement que de penser à Frédéric Moreau, à Mme Arnoux. « Non, – dit Blanche –, ne m’accompagne pas, Geoff’, c’est un fou, tu sais… et il a si longtemps attendu … » Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre. Mme Arnoux sur le trottoir fit signe d'avancer à un fiacre qui passait.  Je n’ai pas reconduit Blanche à la porte, je n’ai pas soulevé le rideau de la fenêtre. Je ne lui avais pas demandé, quand elle a dit c’est un fou : « Et tu l’aimes ? » Il n’y avait pas besoin. La voiture là–bas démarrait avec une brutalité de fauve. Je ne suis pas si sourd. D’où j’étais, d’ailleurs, dans la pièce, j’ai vu tourner les phares. Et je me suis caché les yeux dans les mains, pour ne plus voir que l’oubli.  Les cendres chaudes de l’oubli.

Eléments de corrigé

Introduction :

Nous allons commenter le texte d’Aragon intitulé «  Blanche ou l’oubli » qui nous présente une scène de rupture particulièrement originale à plusieurs niveaux, à savoir dans la thématique et dans l’écriture. Dans un premier temps, nous verrons le monologue intérieur, en second lieu, le jeu d’opposition dans les personnages et enfin, en dernière partie, les contrastes entre le passé et le présent, la réalité et l’imaginaire.

I.         Un monologue intérieur :

a)        Nous  voyons d’emblée l’importance accordée à la narration, à la description et au commentaire, « elle a porté sa main à sa tête, qu’est ce qu’elle fait » ? Les temps présents et passés sont ici les temps du discours et ils apparaissent dans la narration et le commentaire : « elle a eu », « elle a porté », « elle passe ses doigts », « qu’est ce qu’elle fait ? ».

b)        Les marques de la subjectivité se manifestent au niveau de la perception et se traduisent par des sensations visuelles, « la voir », « j’ai vu », « je me suis caché les yeux » ainsi que par des sensations auditives, on peut citer, « entendre », « le klaxon a encore appelé » ainsi que les passages au style direct comme ceux de la ligne 14. Nous avons une syntaxe de rupture qui insiste sur l’idée d’un ancrage du personnage dans la réalité, passé, présent et rêve, nous pouvons également souligner la ponctuation, l’emploi récurrent des points de suspension dans les paroles de Blanche aux lignes 4 – 5 et 9.

Au  monologue intérieur dans ce qu’il a de singulier s’ajoute un jeu très marqué dans l’opposition des personnages.

II.        Le jeu d’opposition des personnages

1)        Le narrateur

     a)   Le narrateur est en proie aux doutes les plus divers nous pouvons le souligner par les nombreuses questions présentes dans l’extrait, on peut relever les lignes 5 et 16, l’emploi du verbe « comprendre » à la forme négative laisse également transparaitre l’incompréhension et le doute, « je ne comprends pas » et enfin les modalisateurs comme « peut être », « probable » ou encore, « je ne sais pas » insistent sur les hésitations.

b)        une seule intervention dans le dialogue à la  ligne 14 « Je dis : »Alors nous allons nous quitter comme ça » » marque le mutisme qui contraste avec les paroles de Blanche

c)        Nous pouvons nous poser la question de savoir si le personnage est toujours amoureux car le thème comme l’oubli est très présent ainsi que le suggèrent les lignes 10 et 39 ainsi que le titre qui a son importance. La métaphore « les cendres chaudes » peuvent connoter la fin d’un amour.

2.        Blanche

   a)     Nous avons quatre  occurrences de verbes de parole (« explique »; « dit » lignes 7, 20 et 31). Il s’agit de convaincre le narrateur, « il faut comprendre », dit-elle, nous avons un personnage qui parle et qui exerce sa force de persuasion.

b)        elle est sujet des verbes d’action : « lever » ligne 15 ;  « porter » ligne16 ;  « arracher », « porter » ligne 17 ainsi, Blanche est un personnage qui parle et qui agit en conséquence.

c)        On la voit évoluer dans une autre histoire d’amour, cela contraste avec la passivité de Geoffroy, Blanche est par conséquent un personnage dominant qui vit dans le présent avec cet « homme invisible qui klaxonne et dont la présence occupe l’espace sonore et toutes les paroles de Blanches.

Blanche est ainsi un personnage à forte personnalité, solidaire en actes de ses paroles qui vit dans le présent et dans l’urgence, mais nous allons à présent voir en quoi, le présent s’oppose au passé et l’imaginaire à la réalité.

Conclusion :

Cet extrait d’Aragon est très intéressant à étudier car très ambigu, nous avons une scène de rupture très particulière basée sur un jeu de contrastes insistant et marqué, on voit par conséquent que le sentiment amoureux est quasiment absent et que tout se joue et se fait dans la précipitation.

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Agathe

Professeur de langues dans le secondaire, je partage avec vous mes cours de linguistique !